Les maires, courroies de transmission ?

reprise d’un article de la revue Scidéralle

La bataille de l’audience fait rage sur Internet. C’est une bataille pour capter les internautes sur son portail, son site communautaire, son espace de stockage de documents, ses logiciels en ligne, afin de les fidéliser, les connaître, les "profiler" pour ensuite leur faire parvenir des publicités "ciblées" le plus finement possible.

L’objectif : vous proposer l’achat dont vous rêvez, celui qui vous fait craquer.

L’enjeu ? Vous connaître mieux que vous ne vous connaissez vous-même.

Dans cette guerre mondiale, tous les réseaux sont bons à activer.

Reprise d’un article publié par José Brito dans la revue Scidéralle le 6 décembre

Revue sous licence Creative Commons

Quoi de plus difficile, quand on est en situation de quasi-monopole, que de le rester ? Quand on détient déjà la quasi-totalité des parts de marché, l’effort pour les maintenir – alors qu’il est devenu inutile d’en conquérir davantage afin de préserver une concurrence formelle dans une économie de marché – n’a plus d’efficacité en termes de marketing produit. Le produit n’ayant plus à se différencier, mais seulement à rester proche de lui-même lors de ses évolutions afin de profiter des habitudes acquises, c’est l’entreprise elle-même qui sera évaluée par le consommateur.

Dès lors, si le marketing produit est devenu inefficace et si l’image de l’entreprise devient un élément discriminant dans le choix du consommateur, c’est sur l’image que va porter l’effort commercial.

Ce travail sur l’image, Bill Gates et Microsoft l’ont commencé, ou tout au moins l’ont mondialisé, avec la création de la Fondation Bill & Melinda Gates. Le nom de Bill Gates étant très fortement connoté avec celui de son entreprise, l’empathie de son action « désintéressée » rejaillit sur l’image de son entreprise auprès du public.

En France cela marche plus ou moins bien. Une lecture attentive de la presse, y compris la presse informatique, montre des attitudes différentes de la part des journalistes selon le produit qu’ils abordent. On peut ainsi noter qu’il y a beaucoup d’articles concernant la société Microsoft et ses produits. Il y en a aussi concernant d’autres produits, d’autres entreprises. Quelques-uns, régulièrement, sur les logiciels libres, au-delà de la presse spécialisée dans ceux-ci. La presse grand public, celle qui s’adresse aux collectivités locales, les magazines... proposent maintenant régulièrement des articles sur ce sujet. Les papiers sur le principal fournisseur de solutions informatiques du monde sont rarement laudatifs. Il leur arrive d’être critiques, mais, en général, ils sont d’une plate neutralité. Comme si le journaliste faisait son travail, sans plus. Les mêmes apportent une note plus personnelle lorsqu’il s’agit d’autres produits et les articles concernant les logiciels libres sont très souvent incitatifs à leur utilisation.

Les seuls articles où il transparaît un sentiment de sympathie sont pratiquement ceux qui abordent l’action citoyenne ou humanitaire de Bill Gates, quand ils ne se posent pas la question de l’anomalie qu’il y a à disposer de fonds privés supérieurs à ceux de l’Unicef.

La stratégie de la société Microsoft semble, depuis quelques années, avoir intégré cette analyse du marché, qui accompagne une sensibilité réelle des consommateurs à l’éthique des entreprises, comme l’ont montré les campagnes contre le travail des enfants ou la croissance régulière de l’achat des produits éthiques.

Dans le cadre de cette stratégie, l’entreprise qui a fait 16,5 milliards de dollars de bénéfice en 2006 (37% de son chiffre d’affaires), cherche à nouer des partenariats qui lui permettent de toucher des publics spécifiques, qui ne seront pas forcément de grands clients. Mais qui sont des relais d’opinion.

Les élus locaux font partie de ces cibles. L’éducation également. Pour cette dernière, quel que soit l’opérateur, il sait que s’il habitue les consommateurs, dès le plus jeune âge, à ses produits, celui-ci continuera de les utiliser plus tard, à la maison et au travail. Ne pas investir l’éducation serait alors une erreur lourde de conséquences pour maintenir ses positions auprès des consommateurs futurs. C’est ainsi que pour Lyon 1, par exemple, outre un certain nombre d’actions destinées à faciliter l’intégration professionnelle de certains étudiants – principalement la possibilité de faire des stages - ou à faciliter leur accès aux études, l’entreprise permet aussi un accès gratuit à des licences logicielles « dans le cadre d’activités pédagogiques ». Il en est grosso modo de même pour l’accord de partenariat avec Sciences-Po Paris, si ce n’est qu’ici Microsoft soutient financièrement deux chaires, toutes deux en relation avec les intérêts particuliers de l’entreprise : le rôle de l’innovation dans la société et les questions de propriété intellectuelle.

Pour ce qui est des élus locaux, deux approches sont mises en place. L’une concerne la création d’emplois, l’autre l’aide aux plus démunis. C’est la stratégie développée à Lyon sur ces deux volets, celle avec l’APVF met l’accent sur le second. À Lyon Microsoft soutient le développement de l’industrie du logiciel, notamment les jeux. À y regarder de près, un partenariat avec la ville de Lyon n’était pas strictement nécessaire pour que l’entreprise développe des relations commerciales avec l’industrie du logiciel lyonnais. Mais ce faisant, Microsoft communique sur des accords commerciaux qui peuvent paraître désintéressés – on va aider vos entreprises à prendre de l’ampleur – mais qui s’articulent principalement autour de l’utilisation de ses produits (développer des jeux pour la Xbox, avoir accès à une assistance technologique pour les développements effectués sur les plates-formes équipées des produits Microsoft, etc.). Un désintéressement qui, tout bien pesé, rapporte. Le volet citoyen (réfuire la fracture numérique, protéger les enfants) est également abordé, ainsi que l’école, avec le projet « école de l’innovation »... de Microsoft.

Avec l’APVF (association des petites villes de France) la promotion des produits de la société Microsoft est encore plus évidente, mais s’habille de gratuité. Comment résister à ce qui est donné ?

Les nouvelles technologies sont, pour une majorité de nos concitoyens, un casse-tête. Habitués depuis plusieurs dizaines d’années aux facéties d’ordinateurs dont l’écran bleu leur rappelait régulièrement qu’ils avaient sûrement fait n’importe quoi, ils se sont faits à l’idée qu’ils n’y comprenaient pas grand chose et qu’ils se servaient bien mal d’un outil où le clavier est plein de touches, l’écran plein d’icônes et les logiciels pleins de menus.

Cependant, avec cet accord l’APVF endosse les habits du représentant de commerce pour un constructeur informatique, ce qu’elle n’aurait jamais fait pour une entreprise automobile. Pourtant nous sommes nombreux (et encore plus nombreuses) à ne pas comprendre grand chose à la mécanique et à ne pas savoir manipuler le cric.

J’ai écrit à Martin Malvy à ce sujet le 29 novembre dernier, deux jours après la publication du communiqué de presse commun entre l’APVF et Microsoft. Martin Malvy, né en 1936, a vécu l’évolution de l’informatique comme un marché d’entreprises où le logiciel est un produit protégé, stocké sur un support physique qu’il fallait fabriquer, enregistrer, conditionner, transporter et distribuer. Sa génération n’est pas celle qui s’est appropriée l’informatisation de la société, encore moins celle de la numérisation de la production immatérielle. Je ne peux comprendre la signature de cet accord qu’avec cette excuse d’une méconnaissance totale ou partielle des transformations économiques et sociales qui se déroulent derrière l’assemblage des bits logiciels et le recyclage des atomes dans les réseaux informatiques.

Cet accord pose problème dans une économie de marché. Il désigne auprès des maires et des collectivités locales un opérateur. On me dira qu’ils ne sont pas à ce point influençables, qu’ils disposent de leur libre-arbitre. Certes, si cela est vrai, cet accord est inutile.

L’accord de partenariat comprend trois axes, qualifiés d’engagements. « Engagements », cela relève du contrat, de l’obligation. C’est donc un partenariat qui oblige l’APVF auprès de Microsoft.

Le premier axe concerne la réalisation de sessions communes « d’information, de formation destinées aux adhérents de l’APVF afin de les accompagner dans l’optimisation de leur présence sur le web, tant en termes de référencement que de génération de trafic ». Mais que vient faire Microsoft là-dedans, à optimiser le référencement et la génération de trafic des communes de 350 habitants ?

Le deuxième axe concerne l’obligation qui est faite à l’APVF d’organiser des formations à l’accessibilité des sites web aux handicapés, « formation dispensée par un intervenant indépendant de Microsoft ». Curieuse formulation : l’APVF s’engage auprès de Microsoft à faire quelque chose, sans Microsoft. Je suis perplexe.

Le troisième axe oblige l’APVF à vendre des produits Microsoft. Comment le dire mieux que le communiqué lui-même ? « Le troisième axe de cet accord concerne Windows Live, la suite de communication gratuite Microsoft. Cette suite qui comprend une adresse courriel, un espace de stockage, un site internet, un client de messagerie instantanée (Messenger) permettra à une mairie d’offrir gratuitement à ses administrés un ensemble de communication, aux couleurs de la collectivité. Les habitants de la mairie pourront ainsi bénéficier d’une adresse au nom de leur collectivité (louis.poirier@saint-florent-le-vieil.fr , par exemple), mais aussi d’un espace de stockage de leurs fichiers ou encore d’une messagerie instantanée. Dans ce cadre, Microsoft se propose d’accompagner les mairies dans la mise en place de la plateforme. »

Doit-on comprendre que Microsoft va offrir gratuitement à chaque ville le nom de domaine qui permet de disposer de l’adresse électronique ? Et à qui appartiendra ensuite ce nom de domaine ? Si la commune souhaite changer d’opérateur, le pourra-t-elle ? Que deviendront les adresses courriel si le nom de domaine n’appartient pas à la commune ? Que deviendront les courriels des habitants si la commune change d’opérateur ?

Tous les services proposés, à l’exception de l’adresse courriel au nom de la ville, existent déjà. Ils font même l’objet d’une concurrence féroce où chaque opérateur cherche à s’attirer les internautes, car leurs modèles de création de valeur passent par le profiling des individus. Celui qui les capte sur sa plate-forme capte une manne.

En ces termes, cet accord est clairement un accord de préférence, une distorsion des règles du marché, où les collectivités locales deviennent les prescripteurs d’une société privée auprès de leurs habitants. Qu’en pense la direction de la concurrence ? Qu’en pense LaPoste.net, Google, Facebook et autres portails communautaires ?

Il est regrettable que des associations représentatives, dont l’influence est réelle auprès de leurs membres, soient ainsi instrumentalisées.

J’attends une réponse de Martin Malvy à mon courrier et à la suggestion que je lui ai faite de signer des « accords de partenariat, portant sur la formation, sur l’information, sur la mise à disposition d’outils, (...) [avec] les opérateurs nationaux et locaux du logiciel libre, les associations représentatives de ce secteur, les associations du logiciel libre qui interviennent déjà dans les domaines de l’éducation, de l’administration électronique, de la démocratie participative ». Autant de structures dont l’action citoyenne n’est pas à démontrer et qui, pour certaines, collaborent déjà avec certains Conseils régionaux, comme celui d’Île-de-France qui vient de distribuer des clés USB à tous les lycées de la Région, véritables bureaux virtuels réalisés avec des logiciels libres, c’est-à-dire des logiciels gratuits pour l’utilisateur final, librement utilisables, copiables, partageables. Sans avoir pour cela besoin d’aucun accord de partenariat pour s’enchaîner à des usages limitatifs.

Posté le 7 décembre 2007

©© a-brest, article sous licence creative common info

Nouveau commentaire
  • Décembre 2007
    12:54

    Les maires, courroies de transmission ?

    par Brigitte Rochel

    Heu, si je ne me trompe la stratégie de Microsoft on appelle cela du lobbying ? Cet état de chose est extrêment pratiqué dans les pays anglo-saxons et beaucoup moins en France, d’où les circonvolutions de cet article pour nous expliquer un fait très simple : par le biais de sa fondation, Microsoft met en place une politique d’influence propice & favorable à ses produits.