Ce qui dans les bornes ne marche pas

Vous les avez certainement déjà croisé ces bornes d’accès à l’internet, qui, souvent solitaires, occupent un recoin désertique dans le hall d’accueil d’une administration. Affublées de nombreux logos, elles sont l’une des empreintes visible de la politique numérique des territoires : désespérément éteintes, quand elles ne sont pas en panne. Les automates privés, comme ceux qui vous proposent de développer des photos, ne font souvent guère mieux : meubles en berne dans les recoins des centres commerciaux.

Dans ce concert d’abandon mobilier, seuls les visioguichets semblent aujourd’hui tirer leur épingle du jeu. Pour combien de temps ?

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Education et formation, Territoires, eBusiness, eAdministration, Politiques publiques, gouvernance, Opinions - Par Hubert Guillaud le 11/10/2007

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Les bornes : symboles concrets de l’existence du numérique

En quoi l’échec des premiers et le succès des derniers permet-il de mieux comprendre les atouts et points faibles de ces dispositifs et des politiques qui les accompagnent ?

On peut distinguer trois grands types de bornes :

  • Les bornes interactives

Pas nécessairement connectées à l’internet, elles sont les versions modernes des automates et autres distributeurs que nous connaissons tous, elles délivrent des services ou des attestations. Les exemples les plus connus sont les automates bancaires, les bornes photo et vidéo, mais elles peuvent répondre à tout types de service.

  • Les visioguichets

Ou Points Visio Public comme les baptise France Télécom promoteur d’une des solutions, c’est-à-dire des guichets d’accès distants, des visiophones de communication privé installés dans un lieu public qui vous permettent d’entrer en contact avec un agent d’une administration partenaire. Comme le montre le schéma simple de leur fonctionnement, ces bornes répondent vraiment à des usages et des besoins spécifiques et rencontrent un vrai succès passé les premières appréhensions.

  • Les bornes d’accès public

Dans l’idéal (voir l’étude de la Direction générale de la Modernisation de l’Étatsur le sujet .pdf), les bornes d’accès public à l’internet sont des machines qui permettent à tout administré de se connecter à l’internet depuis l’espace public, même si le plus souvent la machine ne donne en fait accès qu’à une offre limitée de sites (le site web de la mairie, mais pas les blogs politiques locaux par exemple ; les annonces de l’ANPE, mais pas celles d’autres offreurs d’emploi) et de services (le webmail parfois mais pas de messagerie instantanée par exemple).

Imaginées à une époque où l’accès à l’internet était moins développé qu’il ne l’est aujourd’hui, la borne était sensée offrir une solution dans la panoplie d’outils destinés à réduire la fracture numérique. Le temps a passé. La population connecté a explosé. Les usages, les pratiques, les techniques ont évolué. Les bornes et ordinateurs d’accès (celles de l’ANPE comme les bornes Urbam de la Ratp) sont désormais souvent radicalement bridées pour éviter tout usage hétérogène ou délictueux et n’offrent un accès qu’à un bouquet de services définis.

Les bornes ne réduisent pas la fracture numérique

Les constats empiriques d’usage sur les bornes montrent, le plus souvent, leur abandon. Leur utilisation est marginale parce que les usages qu’elles permettent sont devenus très insuffisants (accès à un service unique, consultation d’un site web, recherche d’un itinéraire, relève de ses e-mails). Bien sûr, leur usage reste élevé quand elles deviennent des moyens obligatoires d’accès : les ordinateurs ont remplacé l’affichage des annonces dans les ANPE, les visioguichets permettent d’avoir un rendez-vous direct avec un agent quand l’avoir au téléphone est devenu impossible, la borne vidéo est souvent le seul moyen d’obtenir un film passé 19 heures.

Dans ces pratiques là, les limites qu’induisent les bornes en appauvrissent les usages : peut-on chercher un itinéraire s’il est impossible à imprimer, si on a accès a un plan incomplet ? Peut-on vraiment accéder à ses mails aujourd’hui si on ne peut ouvrir un document joint, y intervenir, le renvoyer ? Peut-on imprimer ses photos depuis sa carte mémoire sans pouvoir se connecter à son compte en ligne qui n’est peut-être pas forcément de la marque de l’enseigne qui propose la borne ?…

Enfin, le besoin en médiation est toujours là : toutes ces bornes - sauf dans une moindre mesure les visioguichets - proposent un accès à des publics “autonomes dans les manipulations” - eh oui, ceux qui ne savent pas s’en servir évitent le plus souvent de s’en approcher.

Ce qui semble certain, c’est qu’entre le bridage, le manque criant de médiation, et les usages limités qu’elles permettent - de plus en plus décalés par rapport aux usages d’aujourd’hui - les bornes n’ont plus pour mission de réduire la fracture numérique. Jean-Philippe Clément, chargé de mission TIC pour la Ville de Paris, déclarait, avec raison, au dernier salon Inop : “Arrêtons de considérer les bornes internet actuelles comme un facteur d’e-inclusion. Pour réaliser cet objectif de lutte contre la fracture numérique, il faut au minimum enrichir les services qu’elles proposent vers plus de mobilité.”. On ne peut que lui donner raison.

Les bornes doivent évoluer pour ne pas reproduire les défauts des guichets traditionnels

Comme le rapporte Forrester Research cité par l’Atelier, il faut que la conception de ces bornes se renouvelle en profondeur et prenne en compte l’évolution des usages. A l’inverse de leur évolution vers un bridage toujours plus marqué, ces outils doivent proposer une meilleure exploitation de l’information qu’on y recueille (impression, téléchargement, déversement vers son téléphone, possibilité d’y joindre des documents, etc.) et une meilleure distribution de l’information qui y est inscrite (selon l’emplacement géographique de la borne, les besoins ne sont pas les mêmes ; l’information qui y est délivrée doit elle-même être présentée, structurée autrement que sur le web notamment avec des caractères plus gros, être mieux adaptés aux interfaces tactiles, etc.). La borne doit être mieux connectée avec l’extérieur, c’est-à-dire offrir des possibilités de téléchargement : l’appareil doit pouvoir nourrir d’autres appareils (mobiles, lecteurs MP3…), d’autres services, et s’en nourrir, et non pas rester fermé sur lui-même. Ceux qui réfléchissent à l’installation de ce type de services doivent en réinventer la conception même.

Certes, certaines bornes, inscrites dans des dispositifs d’accompagnement physiques (maisons de services publics, Pimms, Espaces publics numériques, maisons de l’emploi, …) et humains (animateurs, accompagnateurs, hôtes d’accueil), intégrées à d’autres services de proximité, fonctionnent mieux que des bornes urbaines isolées.

Pourtant, leur coût d’installation, et plus encore de maintenance, la grande obsolescence de ce matériel - qui est souvent un appel à la dégradation - représentent des lignes budgétaires qui en empêchent d’autres. Aujourd’hui, développer des bornes, c’est souvent mettre des meubles à la place de projets, voire mettre des automates là où l’on aurait souvent plutôt besoin d’hommes

Comme me le confiaitPhilippe Cazeneuve, qui a déjà passablement réfléchi à la question, à l’heure où l’équipement progresse, où la pratique se renouvelle, ce qui a rempli un service passager, n’a plus vraiment de sens aujourd’hui. A l’époque de la mobilité reine, où les usages mobiles (PC et téléphones) se diffusent de plus en plus rapidement (mon plan est sur mon GPS, dans mon téléphone, même l’information locale commence à y entrer), il vaut mieux réfléchir à d’autres services comme des points d’accès sans fil, ou de vrais services numériques en ligne. Or, l’infostructure, les services, l’animation locale de la communauté électronique, l’échange d’information entre voisins, la collaboration sur des sites web… sont encore des actions qui ont du mal à exister et à être portées par les collectivités.


Les visioguichets peuvent-ils tenir lieu de réflexion en terme de services ?

En tant que service rural pour rapprocher des publics physiquement éloignés de l’administration, les visioguichets sont tout le contraire d’un automate. Ils portent en eux un vrai apport (économie de transport, accès direct aux services publics sans attente…), comme l’ont bien compris les collectivités porteuses de ces projets, initiés par Manche Numérique, développés par l’Auvergne et à la suite desquels s’engouffrent de nombreuses autres collectivités. Reste à comprendre si cet accès facilité aux services administratifs entre dans une politique numérique territoriale ou une politique de modernisation de l’Etat ?

Certes ces automates spécialisés, attachés à certaines fonctions et à certains services publics, peuvent remplir des fonctions utiles. Mais ne risquent-ils pas à terme de reproduire les défauts des guichets traditionnels (files d’attente, paperasse, obligation de se déplacer, limitations horaires…) ? Après les villages ruraux isolés, est-il possible d’envisager de les voir se développer dans le coeur des villes, des quartiers, des banlieues voire dans les halls même des administrations ?

On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi il faut se rendre devant un visioguichet pour obtenir un vrai dialogue avec un agent du service public, alors qu’il est pratiquement impossible de les joindre à partir d’un simple téléphone ou de les rencontrer sur place. En quoi les sites web de nos administrations ne pourraient pas aussi aujourd’hui permettre des accès visiophoniques à n’importe quel internaute ? En quoi ne pourrait-on pas avoir simplement quelqu’un au bout du fil quand on appelle ?

On l’a dit. Aujourd’hui, pour bien des collectivités, la borne est un mobilier urbain moderne qui donne une visibilité concrète à une politique numérique virtuelle (les antennes Wi-Fi comme l’enfouissement de la fibre optique ne se voient pas toujours). Mais les bornes peuvent-elles tenir lieu de réflexion en terme de services numériques apportés aux usagers ?

Si tout projet public (ou presque) doit trouver son retour sur investissement, on voit que la borne a longtemps été dans un schéma qui n’en permet aucun. Comment rentabiliser son investissement ? Tous les projets à perte ne sont pas forcément des mauvais projets, mais les projets sans enjeux ni impacts en termes d’usages le sont incontestablement.

Hubert Guillaud

L’article en ligne et ses commentaires

Posté le 13 octobre 2007

©© a-brest, article sous licence creative common info

Nouveau commentaire
  • Octobre 2007
    11:15

    Ce qui dans les bornes ne marche pas

    par Morgan HERVE

    Même article, même commentaire : )

    Pourquoi les bornes ont de l’avenir dans la Manche :

    Le dispositif Visioguichet (initialement élaboré en 98 et déployé fin 99 pour la première fois) fera l’objet d’une généralisation fin octobre 2007. Autant dire que le projet n’est pas mort, et qu’il a encore de l’avenir. La raison est simple, ce projet n’a pas été envisagé de manière isolée mais, au contraire, dans une démarche d’anticipation, de prospective, sur la base d’un diagnostic partagé qui rend compte d’une triste réalité : les zones blanches s’agissant des services à la population vont se multiplier, il est donc nécessaire de combler le désert laissé par le repli de guichets administratifs de proximité, et d’ouvrir sereinement le débat en tenant compte de nouvelles contraintes supportées par les opérateurs de services publics, en recherchant de nouvelles conciliations avec les aspirations des usagers, et celles des aménageurs publics.

    Comment combler ce vide intelligemment ? Faire plus et mieux à moyens constants c’est la délicate combinaison permise par la mutualisation et le développement de nouvelles formes proximités. Dans la Manche, il s’agissait de construire un plan de maintien et d’amélioration des services aux publics, en favorisant l’accès de tous les publics, et en rapprochant réellement l’administration de l’administré, grâce à un accueil polyvalent et un accompagnement.

    • le dépassement d’une logique d’offre et l’élaboration d’un bouquet de services exclusivement centré sur les besoins des usagers permet aujourd’hui de proposer aux usagers des services réintermédiés “humains” et performants. Il ne s’agit pas de proposer un outil, il s’agit bien d’apporter du service, il s’agit d’améliorer le cadre et la qualité de vie des citoyens en zone rurale. Il s’agit de renverser le paradigme, c’est bien l’administration aujourd’hui qui vient à l’usager. Et cela, dans les mêmes conditions qu’un entretien physique, avec les mêmes interactions (visioconf., partage de document, navigation accompagnée, etc.)

    Ce bouquet de services ne s’est pas construit sur la base d’une intuition publique, mais bien en concertation avec les usagers (sur la base d’un quanti/quali) avec les opérateurs de services, avec les collectivités susceptibles de devenir également “producteur-offreur” de service.

    Les motifs de déploiement peuvent être variables effectivement, peut être que marginalement certaines bornes sont élevées comme on élèverait la plus haute tour, comme un totem numérique en quelque sorte. De toute évidence, on ne déploie par une borne en zone urbaine comme en zone rurale, dans un premier cas il s’agit sans doute de désengorger des files d’attente, de prolonger le service, d’en assurer une meilleure continuité et disponibilité, alors que dans l’autre, l’objectif est clair, il s’agit de rapprocher l’offre de la demande de service, de combler les vides, de limiter les déplacements des usagers. Parfois cet engagement est politique, idéologique, c’est finalement un moratoire à l’administration qui dématérialiserait jusqu’à l’humain, une interaction qui se limiterait à une dizaine de chiffres sur un clavier téléphonique ou qui tiendrait sur un serveur vocal. N’oublions pas dans le projet en question, il existe un accueil humain sur place pour accompagner l’usager, et que l’accueil en visio-conférence implique une présence « humaine » côté opérateur de service. Ce projet n’efface pas l’humain, loin s’en faut, il le réintroduit doublement.

    Le problème n’est donc pas tant la borne, mais bien là non régulation des stratégies de déploiement : entre celles des opérateurs de services, tentés de déployer en silo leur propre borne, et les projets foisonnants des collectivités, avec des stratégies qui parfois se heurtent, et qui ne manqueront pas de soulever le problème d’interopérabilité entre les projets, et le besoin de mutualisation des backoffice entre les opérateurs de services, etc.

    Effectivement, les bornes ne vont pas résoudre le problème de la fracture numérique (d’ailleurs de quelles fractures numériques parlons-nous ?). Si on ne se limite qu’à la fracture sous l’angle de l’infrastructure d’accès, il est clair que le projet ne résout rien, au contraire même, il la souligne, car les bornes ne pourront pas être déployées sans un accès internet HD.

    Enfin, le projet de borne, dans le cas manchois, s’articule avec d’autres politiques complémentaires telles que les Relais de Services Publics, les Espaces Publics Numériques, le Réseau Départemental de Visioconférence et de Visio-enseignement, la politique d’accompagnement des collectivités CLE, la couverture totale et le dégroupage du territoire, le déploiement d’une vaste couverture wifimax, etc.
    Le fait d’évoquer l’infrastructure d’accès me laisse d’ailleurs penser que ces maillages de bornes, notamment, sont des équipements structurants largement valorisables. Ce prolongement de l’infrastructure constitue, clairement, une facilité essentielle qui abaisse une barrière et permet l’émergence et le développement d’offres de services de proximité.

    Décidément les bornes ont de l’avenir dans la Manche en termes d’aménagement numérique : couverture et desserte équilibrée territoire en services aux publics