enGooglés

Introduction d’Hervé Le Crosnier

Ecrire de la science fiction sur l’univers numérique,
sur les évolutions du web, ou sur l’impact des réseaux
dans la société deviendrait-il de plus en plus difficile ?

Comment parler d’un futur qui est rattrapé par le col
avant même d’avoir été "fiction" ? Comment construire une
réflexion sur la société de demain quand elle est (presque)
déjà là ? Quelle devient la marge de manoeuvre du romancier ?

La commande du Magazine étatsunien Radar était claire : "le jour où
Google est devenu le Mal", à l’inverse de son accroche
propagandiste "don’t do evil".
.
Cory Doctorow, auteur de science fiction, un des animateurs
du blog "boing boing" , (le blog le
plus lu au monde....) a relevé le défi.

"Scroogled" : un jeu de mot sur screw (visser, mais aussi
baiser) et Google. Scroogle est aussi une extension de Firefox
pour anonymiser les recherches sur Google. Vous en aurez peut
être un jour besoin.

Ce jour où Google rencontrera le Mal au carrefour, nous
retrouverons-nous englués avec toute notre vie numérique
dans les fermes de serveurs de la pieuvre ?

La traduction française est disponible. En licence
créative common by-nc-sa, comme l’oeuvre originale de
Cory Doctorow.

enGooglés : http://cfeditions.com/scroogled/

Un extrait pour vous donner envie de lire la suite sur le site de CF editions

Cette nouvelle de Cory Doctorow est la traduction de Scroogled, [1] récit publiée en octobre 2007 par le magazine Radar.

Traduction depuis l’anglais (États-Unis) par Valérie Peugeot, Hervé Le Crosnier et Nicolas Taffin pour C & F éditions.

« Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme,
j’y trouverai de quoi le faire pendre »

Cardinal Richelieu

« Nous n’en savons pas assez sur vous »

Eric Schmidt, PDG de Google

Greg atterrit à l’aéroport international de San Francisco à 20 heures, mais il était minuit passé quand arriva son tour aux services de douane. Il était descendu de première classe, doré comme un pti’t Lu, mal rasé, ramolli après un mois à la plage de Cabo (3 jours de plongée par semaine, les autres consacrés à draguer les étudiantes françaises). Quand il avait quitté la ville un mois plus tôt, il était une ruine ventripotente aux épaules affaissées. Maintenant il ressemblait à un dieu grec, et s’attirait les regards admiratifs de l’équipage à l’avant de la cabine.

Quatre heures plus tard, dans la file d’attente des douanes, il était revenu à sa condition de simple mortel. Son état légèrement euphorique avait disparu, la sueur courrait le long de la raie de ses fesses, ses épaules et sa nuque étaient si tendus que le haut de son dos ressemblait à une raquette de tennis. La batterie de son iPod était morte depuis longtemps, le laissant inactif, réduit à tendre l’oreille vers ce que disait le couple d’âge moyen qui se tenait devant lui.

« Les merveilles de la technologie moderne » disait la femme, en contemplant un panneau tout proche : Immigration – Powered by Google. « Je croyais que ça ne commençait que le mois prochain ? » L’homme faisait passer son large sombrero alternativement de sa tête à ses mains.

Le gouvernement des États-Unis a dépensé 15 milliards de dollars et n’a pas attrapé un seul terroriste. A l’évidence, le secteur public n’était pas équipé pour Pour Bien Chercher [2].

Se faire Googliser à la frontière ! Dingue ! Greg avait quitté Google six mois plus tôt, transformant ses stock-options en cash et prenant un peu de temps pour lui, ce qui s’était avéré moins gratifiant qu’il ne l’espérait. Pour l’essentiel il passa les 5 mois qui suivirent à réparer l’ordinateur de ses amis, à regarder la Télé en journée, et à prendre 5 kilos, qu’il attribua au fait de rester à la maison au lieu d’être dans le Googleplex, avec sa salle de gym bien équipée et ouverte 24 heures sur 24.

Bien entendu, il aurait du voir ça venir. C’est vrai, le gouvernement des États-Unis avait bien dépensé 15 milliards de dollars pour un programme d’enregistrement des empreintes digitales et des portraits des visiteurs à la frontière, et n’avait pas intercepté un seul terroriste. Clairement, le secteur public n’était pas équipé Pour Bien Chercher.

L’officier du DHS [3] avait des cernes et plissait les yeux devant son écran, tapant sur son clavier avec des doigts boudinés. Pas étonnant que ça prenne 4 heures pour sortir de ce foutu aéroport.

«  ’soir », dit Greg, en tendant à l’homme son passeport poisseux de sueur. L’officier grommela, l’essuya, puis fixa son écran, en tapant. Tapant beaucoup. Un peu de nourriture séchée était restée accrochée au coin de sa bouche, il tira la langue et la lécha.

« Pouvez-vous me parler de Juin 1998 ? »

Greg leva les yeux de son magazine Departures. «  Pardon ? »

« Vous avez envoyé un message à alt.burningman le 17 Juin 1998, concernant votre projet de participer à un festival. Et vous y avez demandé Les champis, sont-ils vraiment une mauvaise idée ? »

L’interrogateur de la salle des vérifications complémentaires était un homme plus âgé, tellement maigre qu’on aurait dit qu’il était sculpté dans du bois. Ses questions allaient bien au delà des champis.

« Parlez-moi de vos passe-temps. Êtes-vous versé dans les modèles réduits de fusées ? »

« Quoi ? »

« Les modèles réduits de fusées ».

« Non », dit Greg, « Non, pas du tout ». Il commençait à sentir dans quelle direction on l’emmenait.

L’homme saisi une note, cliqua trois quatre fois. « Voyez-vous, je demande ça parce que je vois s’afficher de nombreuses publicités pour des modèles réduits de fusées dans vos résultats de recherche et vos mails Google ».

Greg sentit sa gorge se serrer. « Vous êtes en train de regarder dans mes recherches internet et mes mails ? » Il n’avait pas approché un clavier depuis un mois, mais il savait que ce qu’il saisissait dans sa barre de recherche en disait bien plus long sur lui que tout ce qu’il pourrait jamais confier à son psy.

« Monsieur, calmez-vous, s’il vous plaît. Non je ne suis pas en train de regarder dans vos recherches. » répondit l’homme sur un ton railleur. « Ce serait inconstitutionnel. Nous regardons uniquement les publicités qui s’affichent quand vous lisez vos mails ou effectuez vos recherches. J’ai une brochure qui explique tout ça, je vous la donnerai quand nous en aurons fini. »

«  Mais les publicité ne veulent rien dire », déglutit Greg. « Je reçois des publicités pour les sonneries de téléphone Ann Coulter chaque fois que je reçois un e-mail de mon ami qui vit à Coulter, dans l’Iowa ! ».

L’homme opina. « je comprends, monsieur. Et c’est la raison pour laquelle je suis en train de vous parler. A votre avis pourquoi les maquettes de fusées apparaissent-elles aussi fréquemment ? »

Greg se creusa le ciboulot. « Ok, alors faites la chose suivante. Lancez une recherche pour fanatiques de café ». Il avait été très actif dans ce groupe, et les avait aidé à construire leur site le café du mois, un service par abonnement. Ils avaient nommé kérosène le mélange de café dont ils préparaient le lancement. kérosène et lancement devaient certainement aiguiller Google vers les publicités pour les modèles réduits de fusées.

Il se voyait déjà sur le chemin du retour à la maison quand l’homme découvrit les photos de Halloween. Elles étaient enterrées trois écrans plus loin dans la liste des résultats de la recherche Greg Lupinski.

« C’était une soirée déguisée, sur le thème de la guerre du Golfe, » dit-il. « Au Castro [4]. »

« Et vous étiez habillé comment...? »

« En kamikaze », répondit-il sur un ton de soumission. Le simple fait de prononcer les mots l’avaient fait defaillir.

« Venez donc avec moi, M. Lupinski », dit l’homme.

Posté le 26 septembre 2007

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