Vers une civilisation de pairs

Compte-rendu d’une conference de Michel Bauwens a Limoges, pour le Cercle Gramsci.

Compte rendu proposé par Christophe Soulié. Merci pour cet extraordinaire travail et a Francis Juchereau pour avoir organise la rencontre.

Ce texte peut servir comme introduction aux idees de la Foundation P2P.

Un article repris du site de la Foundatinn P2P http://www.p2pfoundation.net/ site sous licence creative commons

Introduction

Assez peu de monde pour cette soirée débat du Cercle pour un sujet pourtant très actuel : une vingtaine de personnes, mais de fait une plus grande proximité entre le conférencier et le public, peut-être une mise en pratique, de facto, de cette dynamique “peer to peer”, c’est-à-dire entre pairs, entre égaux, qu’était venu nous exposer Michel Bauwens.

En guise de compte rendu de la soirée, nous proposons une transcription de l’enregistrement. Nous avons éliminé des redondances et fait quelques corrections nécessaires pour une meilleure compréhension. En ce qui concerne le débat, parfois l’enregistrement était peu audible, en raison de la saturation du son. Dans ce cas-là, nous avons essayé de résumer l’intervention. Par ailleurs, la bande magnétique de la cassette s’est cassée au moment de la transcription du débat. De fait il en manque une dizaine de minutes, environ.

Bio

Michel Bauwens est belge, néerlandophone. Une de ses activités consiste à organiser des séminaires pour le monde des affaires. Rédacteur en chef de la revue belge Wave ; créateur de deux ’dot.coms’ belges spécialisées respectivement dans la construction d’intranet/extranet (eCom) et dans le cybermarketing (KyberCo) ; European Manager of Thought Leadership for USWeb/CKS-MarchFIRST ; directeur de stratégie eBusiness Belgacom jusqu’en octobre 2002. Prospectiviste. Co-rédacteur (et enseignant) de deux volumes sur l’Anthropologie de la Societé Digitale (Ichec/ Fac. St. Louis) ; co-créateur d’un documentaire pour la télévision, TechnoCalyps (sous-titre : the metaphysics of technology and the end of man) ; ainsi que sur le marketing peer to peer au Japon.

Mais il a été tellement dégoûtée par ce qu’il a vu dans les hautes sphères de ce monde-là qu’il a décidé de prendre deux années sabbatiques pour étudier, pour lire, pour écrire un manuscrit sur le peer to peer, pour développer toute une écologie des sites Web. Depuis mars 2003, il vit à Chaing Mai, dans le nord de la Thaïlande, où il anime la Foundation for Peer to Peer Alternatives, et élabore un manuscrit sur ce sujet.

Le peer to peer est une sorte de communauté, une petite communauté globale locale avec des gens un peu partout dans le monde, en Asie, en Amérique latine, en Europe., aux États-Unis, au Canada, etc.. Il essaye de réfléchir dans ce cadre collectif aux pratiques émergentes qu’il appelle le peer to peer.

L’exposé de Michel Bauwens

En général, les gens connaissent le peer to peer comme une technique pour télécharger gratuitement, illégalement ou non de la musique sur Internet. Dans ce cas précis, ça veut dire que le contenu de cette musique est distribué dans les ordinateurs, un peu partout dans le monde, qui sont tous des pairs, c’est-à-dire des égaux, les uns par rapport aux autres.

Internet : C’est un réseau qui, à l’origine, a été conçue comme un réseau peer to peer, le Web, avec toutes ces pages qui peuvent être publiées partout dans le monde.

Le peer to peer, c’est le format que prend l’infrastructure de la société.

Nous sommes déjà aujourd’hui dans ce qu’on peut appeler le capitalisme cognitif, totalement dépendant de cette infrastructure peer to peer, de pair à pair, entre pairs. La dynamique du peer to peer est une dynamique relationnelle dans les réseaux distribués et de plus en plus une pratique au niveau du monde social. C’est une pratique des entreprises mais c’est aussi une pratique des mouvements de jeunes, etc., pour créer de la valeur en commun.


Quelle est la différence entre des réseaux décentralisés et des réseaux distribués ?

Le réseau centralisé hiérarchique : C’est la forme en toile avec quelqu’un au milieu et un cercle autour et encore un cercle autour. Cela a été la façon classique d’organiser la société pendant des siècles, pendant toute la période hiérarchique de l’histoire humaine.

Le réseau décentralisé : Avec l’avènement de la démocratie, au XVIIIème et XIXème siècles, on a commencé à décentraliser. Par exemple dans le système démocratique, il y a une séparation des pouvoirs. Ceux-ci sont décentralisés. Dans les usines, dans les entreprises, on a de plus en plus une organisation décentralisée.

En quoi cela diffère-t-il d’un réseau distribué ?

Décentralisé, ça veut dire qu’il y a plusieurs pouvoirs. Mais il n’y a pas d’autonomie, de liberté pour les agents du réseau, pas de pouvoir. Prenons l’exemple du transport aérien : si on veut aller de la New Orleans à Minneapolis, on est obligé de passer par le hub d’Atlanta. En tant qu’agent voyageur, on n’est pas libre.

Par contre avec la voiture, on peut aller de mille et une façons de Minneapolis à New Orleans. On est libre, en tant que voyageur de choisir sa route.

Le réseau distribué : Un réseau distribué, c’est un réseau dans lequel les agents, les personnes, sont libres d’établir des relations entre elles et où et il n’y a pas de coercition visible. Il y a d’autres formes de pouvoir. Mais il n’y a pas de hub. Il n’y a pas un patron, une structure qui empêche de créer des liens et d’entreprendre des actions.

Dans ces conditions-là, les pratiques humaines deviennent émergentes. Elle partent d’initiative de personnes qui veulent faire des choses ensemble et qui décident par elles-mêmes de comment elles vont le faire.

Linux, les logiciels libres, alternative à Microsoft ou encore Fire Fox ou Wikipedia sont des exemples de la production entre pairs. Ce ne sont ni des entreprises, ni des hiérarchies de l’Etat mais des gens qui ont décidé, à un moment donné, de produire en commun quelque chose considéré comme nécessaire.

Trois grands processus sociaux émergents

Aujourd’hui, il y a trois grands processus sociaux émergents :

La production entre pairs. Ce sont tous les cas d’espèces où des personnes décident de produire ensemble un commun. 98 % du contenu de Google est de la production entre pairs.

La gouvernance entre pairs. Comment les gens qui produisent en commun Linux font-ils pour travailler ensemble et créer un logiciel qui fonctionne ? Idem pour Wikipedia.

Au niveau de la production immatérielle, il y a une compétition asymétrique entre les entreprises qui doivent payer les gens, qui vont produire par exemple des logiciels et qui vont devoir être en compétition avec des projets qui ne s’appuient ni sur une entreprise, ni sur du capital, ni sur du salariat et qui pourtant produisent une valeur d’usage très importante qui est au moins aussi compétitive que la production des entreprises.

La propriété ou la distribution. Des techniques se développent pour faire perdurer les pratiques de la production et de la gouvernance entre pairs : un système auto-immunitaire pour protéger le commun de l’appropriation par le privé avec des licences comme le GNL. On peut employer du commun à condition qu’on produise aussi du commun avec ce qu’on a trouvé gratuitement. Ces pratiques sont importantes.

C’est l’émergence d’un troisième mode de production ni étatique, ni capitaliste, d’un troisième mode de gouvernance ni étatique, ni privé, d’un nouveau mode de propriété ni public, ni privé.

Quand on pratique de la production entre pairs, comme Wikipedia, on ne produit pas de la valeur d’échange. On produit directement de la valeur d’usage. Il n’y a pas de marché. On est dans l’abondance de la production immatérielle. Les coûts de reproduction sont pratiquement nuls. En soi, ça n’est pas un mode de production capitaliste. Au niveau de la gouvernance, il n’y a pas d’allocations de ressources pour une bureaucratie, qu’elle soit capitaliste ou étatique. Il n’y a pas de propriété privée. La production entre pairs est innovante par rapport à la production capitaliste ou étatique.

Caractéristiques de la production entre pairs :

Equipotentialité : c’est une vision de l’homme qui est multiple. Chaque personne est considérée par rapport à de multiples étalons. On ne peut plus juger la personne par rapport à des attributs formels comme par exemple un diplôme. Aussi on va distribuer, modulariser, atomiser les tâches. Auto-sélection : les gens vont s’auto sélectionner pour faire une tâche. Le contrôle est également distribué. La validation de la qualité se fait aussi par les pairs. Il n’y a pas une instance séparée qui fait le contrôle du travail.

Anticrédentialiste* : l’abandon de ses attributs formels. Ce qui pose la question du statut de la connaissance.

Dans les civilisations pré-modernes, la connaissance est privée et secrète. L’Église ne traduit pas la Bible. Les prêtres ont le monopole sur la connaissance sacrée. Les secrets du travail sont détenus par les guildes ou les corporations. Il y a initiation pour connaître et avoir accès à cette connaissance.

Avec la Modernité, par exemple, avec Diderot, toutes les connaissances doivent être publiques. C’est l’Encyclopédie. C’est le crédentialisme avec des institutions qui vont valider la connaissance. Chez Linux, il n’y a pas de crédentialisme. C’est un changement très important. Autre changement : il se passe au niveau de la transparence et du secret. Dans les entreprises classiques, tout est secret sauf ce qu’on veut partager. C’est le panoptisme. Seule, la hiérarchie a la vision de tout. Puis sur une base de besoin, on accorde des droits restreints pour connaître.

Les projets de production entre pairs sont basés sur la transparence, dès le départ. C’est le renversement de la logique du “tout est transparent sauf ce qu’on ne veut pas partager.” Il y a une innovation sociale très importante dans ce modèle-là.

Dans le capitalisme cognitif, on annule le modèle classique. Production en commun, sans droit d’auteur privatisant, et développement de modèle dérivé, de services dérivés qui vont essayer de monétiser a posteriori la production entre pairs.

Par exemple IBM qui a un intérêt stratégique à la production de Linux, va développer des services dérivés comme de la formation mais sans jamais s’approprier le commun parce qu’ils en sont indépendants. Ils vont créer une écologie des soutiens. Ils vont éviter de s’insérer directement dans le processus de production. C’est là que le capitalisme et la production entre pairs trouvent un arrangement.

Dans tout ce qui concerne la production immatérielle, nous allons vers une situation où la production entre pairs va avoir un développement assez fulgurant. Ça se passe dans l’industrie pharmaceutique, actuellement.

Démocratisation

La production entre pairs est-elle limitée à la production immatérielle ? Quelle est la condition de l’émergence de la production entre pairs ?

Il y a deux conditions : d’une part l’abondance et d’autre part la distribution. Dans le monde immatériel, on est dans le monde de l’abondance. Il y a pas de coûts de reproduction. Il y a abondance d’intellect. Il y a un surplus de créativité qui n’arrive pas à s’exprimer dans le monde du travail. Il y a abondance des moyens de production sous le contrôle des travailleurs : le moyen de production principal d’un travailleur cognitif, c’est l’ordinateur. Le prix d’entrée pour en devenir propriétaire n’est pas très important, comparé au prix qu’il fallait pour lancer une usine.

Première technique :

C’est le Desktop Manufacturing, la capacité de plus en plus de produire chez soi. L’évolution de la technologie va dans le sens d’une miniaturisation, dans le sens de la distribution.

Les tendances de l’économie vont aussi dans ce sens-là. En effet, il faut qu’il y ait distribution pour avoir de la production entre pairs. Le premier mode de transport aux États-Unis, c’est le covoiturage qui est une forme de production entre pairs. 17 % des Américains l’emploient.

Deuxième technique :

Prenons l’exemple de l’automobile. On peut distinguer le travail de conception du travail de production. Même dans le cas où il faut du capital pour la production, il est possible d’envisager une situation où la conception est assurée par des collectifs volontaires. Il existe des collectifs d’ingénieurs qui font du design collaboratif. Il y a même un avion chez Boeing qui se fait de cette façon-là. Le design, c’est du logiciel, c’est de l’immatériel, donc il y a abondance, donc il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas faire ce genre de production en soi. Cela n’est peut-être pas intéressant en France où dans le secteur de l’automobile il y a des sociétés très bien capitalisées. Mais dans les années à venir, on peut très bien imaginer des modèles économiques qui seront basés sur cette production entre pairs, au niveau du design.

Troisième technique :

Développer, d’une façon intelligente, du commun physique. Par exemple, à Amsterdam, voici une dizaine d’années, on a essayé un projet de vélo blanc. Le but était d’avoir moins de voitures dans la ville. La commune mettait des vélos blancs à disposition des usagers. Ça n’a pas marché. Parce que l’individu ne voit pas nécessairement l’intérêt du commun et les gens ont commencé à voler les vélos, et à les repeindre en rouge ou en vert. Et après, il n’y avait plus de vélo. Aujourd’hui, en Allemagne, il y a un projet similaire qui fonctionne depuis plusieurs années. Il combine un objet physique, le vélo, avec un objet logique, une licence qui dit que c’est pour tout le monde, et un objet digital, une clé reliée à un satellite. Donc on sait où est le vélo. Ainsi les vélos ne sont plus volés.

Il y a des milliers de projets dans ce genre-là.

Par exemple "Book crossing", un projet mondial où on peut laisser son livre et les gens dans le monde entier peuvent savoir où le récupérer.

Idem pour les voyageurs, pour proposer de l’hébergement. Dans le monde entier, il y a une floraison de ce genre de sites d’échange par cette combinaison intelligente du monde physique avec des licences communes et une digitalisation.

Le lien entre Internet, en tant qu’infrastructure peer to peer et les pratiques sociales peer to peer

Il y a des travaux anthropologiques qui concluent les choses suivantes : l’être humain n’est capable de retenir que 150 liens sociaux. Par rapport à notre structure même du cerveau, nous sommes incapables de gérer plus de 150 liens durables. Idem, on ne peut pas maintenir une cohérence d’un groupe au-delà de 500 personnes sans autoritarisme.

C’est une des raisons pour lesquelles une fois que le monde tribal s’est complexifié, on a toujours eu une hiérarchie parce qu’on a dépassé le seuil qui permet la démocratie participative. Mais quand on dit que 80 000 personnes travaillent sur Linux, ce n’est pas comme dans une usine. En fait ce sont tous des projets modularisés.

80 % des projets Linux ont pour auteurs une à quatre personnes. Il y a une technologie qui permet la coordination globale de micro-projets et dans ces micros-projets nous sommes en dessous des seuils qui permettent un mode de production où c’est la participation aux projets qui donne le droit à la co-décision.

En se référant à d’autres travaux d’anthropologie, on peut constater qu’il y a quatre façons subjectives entre les personnes pour créer le lien dans toutes les cultures et tous les temps :

  • 1- La réciprocité :

l’économie du don, dominante à l’ère tribale. On produit du surplus. Celui-ci est dépensé au cours d’une fête. Celle-ci crée les conditions d’une surenchère. C’est la compétition du don. " Je reçois, ça crée de l’inégalité, je redonne pour recréer l’égalité entre nous. "

  • 2- Le besoin humain de se comparer :

On se compare avec des attributs formels : la filiation, la propriété, le diplôme qui crée des hiérarchies entre les personnes. C’est le mode dominant à l’époque féodale et impériale.

  • 3- L’échange et le marché avec un étalon commun.
  • 4- Réciprocité par le commun :

C’est la logique du communisme décrite par Marx. Chacun contribue selon ses capacités, selon ses volontés, et chacun peut l’utiliser selon ses besoins. C’est exactement le mode de Linux, de Wikipedia et tous les projets de production entre pairs.

Alors se posent deux questions. Quel est le lien entre cette production communiste et le marché ? Qu’est-ce qu’on peut en penser du point de vue politique ?

Au niveau du marché, le peer to peer ferait partie du marché. Il est immanence. Mais il dépasse aussi le marché. Il est transcendance. Les deux vont de pair.

Pourquoi immanence ? Parce qu’il y a interdépendance entre le peer to peer et le marché. Le peer to peer dépend du marché : c’est le surplus, le développement technologique qui ont permis son émergence.

Mais le marché dépend de plus en plus du peer to peer. Une étude qui vient de sortir aux États-Unis dit que l’innovation sociale, l’innovation technique n’est plus ni à l’université, ni dans les départements recherche des entreprises. Elle se fait soit chez les utilisateurs, soit chez les employeurs.

Aujourd’hui dans un monde complexe où les gens sont connectés en permanence, on ne peut plus dire d’où vient l’innovation. Elle est diffuse. De plus en plus des modèles d’entreprise ont compris ce phénomène et essayé de mobiliser cette valeur sociale dans le public et essayé de la monétiser, ensuite.

Le capitalisme est de plus en plus dépendant des secteurs de production entre pairs.

Pourquoi transcendance ? On est quand même dans un mode de production post-capitaliste : il y a production d’une valeur d’usage qui n’est pas une production de valeur d’échange. Il n’y a pas d’allocations de ressources par le marché.

Le capitalisme cognitif

On voit se développer un nouveau capitalisme dont le modèle n’est plus basé sur le développement d’une innovation et sa protection avec un droit d’auteur.

Par exemple, E-Bay. Que produit cette entreprise ? Rien. Elle n’est qu’une plate-forme collaborative qui permet aux gens de se vendre des objets entre eux. Ce sont les gens qui créent et échangent la valeur. Il y a une plate-forme qui est faite par une entreprise qui essaie de monétiser, d’agréger et de vendre l’attention, par des encarts publicitaires.

En soi, la valeur n’est pas produite par l’entreprise. Idem pour Google qui représente ce qui a été produit par d’autres. C’est une plate-forme de partage des connaissances.

On a là une nouvelle segmentation dans la classe capitaliste de groupement d’entreprises qui ne dépendent plus du droit d’auteur. L’émergence de la valeur est à a posteriori. Dans la production entre pairs, comme on produit d’abord la valeur d’usage, s’il y a valeur d’échange, elle est toujours a posteriori.

Peer to peer et la politique

Ce qui est important, c’est l’émergence de la démocratie dans le monde de la production.

Si on regarde l’histoire on a :

  • Le mode féodal : aucune participation.
  • Le mode démocratique : on n’a le droit que de choisir qui va nous gouverner.
  • Le mode civil : c’est l’émergence des associations avec une avancée de la participation.

Aujourd’hui on peut produire en commun de façon participative. On n’a plus besoin d’entreprise pour créer de la valeur. C’est très important au niveau politique. Ça n’est pas limité au monde de l’immatériel. Il y a de nombreuses passerelles vers le monde physique.

Encore aujourd’hui, on dit : ou il faut centraliser ou réguler ou privatiser comme Blair, en appliquant les règles du privé dans le public.

On est toujours dans cette dualité entre hiérarchie et décentralisation et on fait comme s’il n’y avait pas d’autre choix de décentralisation que le marché.

Or c’est faux puisqu’on a la preuve qu’il y a production autonome de la société civile.

L’Etat peut devenir un métarégulateur. Par exemple, la mairie de Brest a une section " démocratie locale ". Elle possède du matériel photo, caméra... Les associations ou les individus peuvent les emprunter pour faire des projets de production en commun. Par exemple, sur leur territoire, il y a 1300 km de chemin de douaniers. A partir de là, les gens eux-mêmes vont produire un enrichissement audiovisuel ou écrit, sur ces chemins. On va demander aux personnes de raconter l’histoire du chemin...

Il y a production d’une richesse culturelle, d’une mémoire collective qui n’est menée ni par l’Etat, ni par le privé, mais par les gens eux-mêmes. La ville de Brest a décidé de soutenir cette production autonome du civil.

On a là un mode de production volontaire et passionné. On est très heureux quand on peut travailler comme ça. Si de plus en plus de gens peuvent faire cela au niveau de la production, c’est une avancée.

C’est un mode de production plus productif que le capitalisme, au niveau de l’immatériel. Il est plus démocratique que le mode représentatif. Il a un mode de distribution plus égalitaire, plus universel que le public et le privé.

Ça va encore plus loin : le peer to peer, en tant que théorie, est une méditation sur la rareté et l’abondance.

Quelle est aujourd’hui le plus grand problème dans notre société ?

On vit dans une société basée sur une pseudo-abondance combinée avec une pseudo-rareté. On considère que la nature est abondante, infinie. On la détruit. On détruit la biosphère et en même temps on crée des droits d’auteur abusifs sur le flux culturel qui est en fait abondant par nature. C’est cela qu’il faut changer.

On a besoin d’une société qui reconnaît la rareté du monde physique et qui stimule les flux immatériels et qui change la psychologie des gens par rapport à la valorisation, qui ne se fait plus par la matière mais par l’expression, la reconnaissance...

Comment peut-on faire du commun ?

  • 1- Il faut de la matière première, essentiellement culturelle, puisqu’on est dans l’immatériel. Il faut aussi du " libre " et du " ouvert ". Il faut que la matière première culturelle soit libre d’accès, ouverte et gratuite. C’est le programme du mouvement des " logiciels libres ". C’est le mouvement du " contenu libre ", c’est le mouvement contre la bio-piraterie en Inde, etc.
  • 2- Le processus de production doit être participatif. On est dans le domaine de la gouvernance entre pairs. Comment distribuer les tâches ?

Comment abaisser le seuil d’accès ? Comment faire converger les intérêts individuels et collectifs ? Comment faire des projets pour que l’individu sente que son intérêt propre correspond à l’intérêt du commun ? C’est ce qui se passe avec Linux et Wikipedia.

On a fait un design qui fait que les gens sentent que leur participation crée du commun tout en étant intéressant pour leur personne.

On peut avoir un intérêt égoïste à faire du commun.

Qu’est-ce qu’on gagne à produire du commun ?

  • De la connaissance. On augmente son capital connaissance.
  • Des relations. On augmente son capital relationnel.
  • De la réputation. On augmente son capital réputationel.

Ce sont des choses qu’on peut employer dans le marché.

Le gros problème aujourd’hui, c’est que la production entre pairs est durable au niveau collectif mais pas au niveau individuel. Linux existe depuis quinze ans. Wikipedia, depuis cinq ans. Ça marche. Mais ça marche parce que pour 10% de personnes qui partent, il y en a 10% qui viennent. Il y a une circulation dans le projet. Mais au niveau individuel, il y a un problème. On est dans la précarité. Si on veut faire de la production passionnée, volontaire et non payée, il y a un problème.

Mais on voit de plus en plus de la précarité choisie, notamment dans le monde des programmateurs. On voit de plus en plus d’artistes, de créateurs qui travaillent en intermittence.

  • 3- On va créer le commun : l’output. On va le protéger contre l’appropriation privée. Avec le commun, on recrée du libre qui se répand dans toute la société.

Ces trois mouvements séparés sont des mouvements politiques, sociaux qui sont en train de naître dans le monde.

Il est nécessaire de créer du lien entre ces mouvements. Montrer, par exemple, que le mouvement altermondialiste, la production du commun de la politique est liée au mouvement du logiciel libre et aux licences libres. Il faut créer des ponts. Le peer to peer, c’est le socialisme du monde cognitif.

En Occident, il n’y a plus que 17% des gens qui travaillent dans la production matérielle, les autres sont dans les services, l’affectif, le cognitif. Le travailleur en Occident, aujourd’hui, est un travailleur cognitif. On n’est plus ensemble dans de vieilles usines. On est souvent free lance. On est dans ce monde du réseau. Le mouvement peer to peer correspond à ce besoin qu’on a de créer une expression à nos intérêts et de voir comment ceux-ci peuvent rejoindre les intérêts de la classe ouvrière, ici et dans les autres parties du monde ou dans la paysannerie.

Il y a du commun qui existe encore au niveau des paysans. Les paysans ont encore du commun tant qu’il n’y a pas eu d’enclosures. Et les ouvriers ont eu le mutualisme qui est une forme de peer to peer. On peut trouver des formes historiques entre ce format contemporain et les luttes du passé.

Chaque période historique à été dominée par un mode de production particulier :

  • Le mode tribal, avec le don.
  • La féodalité, avec la hiérarchie et le système tributaire.

Mais tous ces systèmes n’ont jamais été monolithiques. Il y a toujours eu d’autres modes qui subsistaient. Par exemple dans la féodalité, il y avait les dons de la noblesse envers l’Eglise, mais aussi le commun des paysans. Dans le marché, il y a d’autres formes de socialité.

Le peer to peer sera le noyau de la société.

Puisqu’on va vers un monde où la production immatérielle est dominante et que dans ce type de production, on voit que le peer to peer est de plus en plus efficace et dépasse les résultats du monde entrepreneurial. On a le noyau de la société, selon cette dynamique-là. IIl y aura nécessairement un marché mais pas forcément un marché capitaliste.

Peut-on avoir un marché sans accumulation ?

Le marché est une technique valable pour la rareté, pour des objets non essentiels qui ont une rareté.

Mais il y a aussi moyen de développer toute l’économie du don. Il faut une économie plurielle qui ne sera plus dominée par le marché.

Le peer to peer va influencer les autres modes.

Le capitalisme par exemple influence les autres modes. Si on est dans le New age, on suit des workshops, on reçoit, on paye. C’est religion et capitalisme. Le capitalisme imprègne ainsi d’autres modes d’être que le sien.

Par exemple, qu’est-ce que le commerce équitable ? C’est une forme de marché où on reconnaît que les producteurs et les consommateurs sont des pairs et on va négocier avec les producteurs pour leur demander de quoi ils ont besoin pour avoir un mode de vie digne. On négocie avec les consommateurs pour savoir s’ils veulent payer un peu plus par rapport à cela.

Là on est dans le marché, mais dans un marché influencé par cette idée d’égalité entre producteurs et consommateurs, donc par la dynamique peer to peer.

Au niveau de la gouvernance, on peut avoir de plus en plus de modes différents avec en plus l’idée que tous les gens qui subissent l’effet d’une certaine action, doivent être intégrés dans la prise de décisions qui y est liée. On peut avoir un service public, un niveau public qui soit aussi influencé par cette dynamique sous-jacente, la dynamique relationnelle des réseaux distribués. C’est vrai que les entreprises profitent du peer to peer. Mais quand on voit le changement qui s’est passé à la fin de la féodalité, le système existant a utilisé le nouveau pour se renforcer. On a eu la monarchie absolue qui a joué la balance entre les nouveaux bourgeois et l’ancienne noblesse. Les nobles ont investi dans le capital. Il y a des ouvrages historiques d’Immanuel Wallerstein qui montrent que les capitalistes étaient des anciens féodaux, dans beaucoup de cas.

En premier lieu, le méta-système voit un nouveau système émergeant et va essayer de l’utiliser. Mais à un moment donné le sous- système devient méta-système.

Le peer to peer est utilisé aujourd’hui par le capitalisme mais ça ne veut pas dire qu’il sera totalement récupéré parce qu’il y a ce côté transcendant, ce côté dépassement qui est là, évidemment. Cela dépend aussi de nous.

Si on conscientise, si on peut montrer le lien entre le libre, le commun et le participatif, on peut donner un langage aux gens pour qu’ils puissent utiliser le peer to peer dans leur intérêt et pas dans les intérêts d’une autre partie.

Compte rendu proposé par Christophe Soulié.

Posté le 27 mai 2007

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