Faut-il un « modèle économique » du logiciel libre ?

La question de la « rentabilité » du logiciel libre revient régulièrement. Mal posée, elle suscite invariablement les mêmes réponses. Ses plus fervents supporters assurent ainsi en choeur qu’il suffit de créer des activités de service autour du logiciel libre. Cependant, une fois cette idée décortiquée, on découvre l’horizon paradoxal d’un paysage économique où les auteurs de logiciels seraient employés, non à écrire du logiciel vraiment libre, mais à faire du sur-mesure pour des commanditaires.

« Avoir ou n’avoir pas de valeur. Créer ou ne pas créer. Dans le premier cas, tout est justifié. Tout, sans exception. Dans le second cas, c’est l’absurdité complète. Il reste à choisir le suicide le plus esthétique : mariage, quarante heures ou revolver. » (Albert Camus, Carnets)

Un article d’Antoine Pitrou publié sur le site Le libroscope

Les textes de ce site sont sous licence Art Libre.

Rentabilité ou répartition ?

La rentabilité globale du logiciel libre ne fait aucun doute - services ou pas services -, puisque la mise sous licence libre ne fait que supprimer des obstacles artificiels : sans confiscation juridique de l’usufruit, disparaissent la contrainte du secret et la peur de l’échange, tandis que les possibilités de souplesse organisationnelle et d’émulation collaborative (au sein d’un projet ainsi qu’entre projets [1]) se multiplient [2]. Au lieu de la question fictive de la rentabilité, c’est donc la répartition des bienfaits économiques du libre (mot à la mode, mais bizarrement pas au sein du monde logiciel) qui est en cause. Comment peuvent « vivre » les auteurs et contributeurs de logiciels libres, en harmonie avec leur activité au sein du libre ?

La première réponse donnée est d’encourager ces auteurs et contributeurs à s’investir dans le marché des services. Par services, on pense à ces activités qui ne relèvent pas de l’élaboration des logiciels libres eux-mêmes (logiciels en général pensés suffisamment génériques pour servir à une communauté d’utilisateurs diverse), mais de l’adaptation aux besoins d’un client particulier. Il peut s’agir de prestations d’installation, de personnalisation, de configuration, de maintenance...

Cette réponse — la plus commode puisqu’elle s’ancre parfaitement dans une vision basique du marché et de la concurrence, et donc qu’elle évite de s’aliéner une fraction des « décideurs » économiques — recèle malheureusement un malentendu de taille quant à la nature du travail qu’on propose d’effectuer.
Du logiciel libre, mais des développeurs frustrés ?

  • Une activité à l’écart du libre

Tout d’abord, la contribution à un logiciel libre est une activité créatrice qui a pour objet un logiciel relativement générique (même les logiciels libres les plus spécialisés sont en général conçus de manière à ne pas bénéficier qu’à une personne ou institution unique) : l’utilisabilité au sens le plus large est bien ce qui rend utile (opérant) le caractère même de logiciel libre. Par opposition, les activités de service informatique font, par construction, du sur-mesure. On peut imaginer que cela changera au fur et à mesure que les clients comprendront qu’il y a de la valeur à favoriser des solutions pérennes, donc génériques et bénéficiant d’une large communauté d’utilisateurs. Mais ce n’est pas une attitude répandue à l’heure actuelle (dans une économie basée sur la concurrence, on n’a pas envie de « payer pour les autres »...).

Si l’on ajoute que l’informaticien salarié est soumis aux pressions et attentes de son employeur, la participation aux communautés du libre est la plupart du temps escamotée au profit de l’optimisation du service rendu au client et/ou du bénéfice apporté à l’entreprise prestataire. Ainsi, cette activité de service, menée de gré à gré entre le prestataire et le client, ne peut apporter la même gratification (morale) ni la même reconnaissance (par les pairs) qu’une activité de contribution menée au sein d’une communauté ouverte.

A contrario, les services rendus à une communauté, par exemple l’entraide publique sur les listes de discussion ou la participation aux événements sociaux de la communauté, ne sont jamais valorisés financièrement. Une société de services incitera rarement ses employés à rendre de tels services sur leur temps de travail (certaines, par contre, les encouragent à le faire... sur leur temps libre). D’ailleurs, beaucoup de clients entreprises ou institutionnels, considérant qu’un contrat doit donner un privilège — un traitement de faveur, un accès privatif —, accueilleront très mal la suggestion de participer aux listes et forums communautaires.

Dans cette optique, « vendre des services autour du libre » n’a pas grand chose à voir avec « faire du libre ». Un peu comme un compositeur qui réalise des jingles pour gagner sa croûte, cela permet de capitaliser sur un savoir-faire et des connaissances acquises (donc, indirectement, de compenser une partie du temps passé à faire du libre). On peut même trouver un certain honneur à exercer ces activités avec professionnalisme et abnégation... Mais ce n’est pas en soi une rémunération du libre.

  • L’ennui du service

Montrons maintenant que ces activités ne sont pas épanouissantes pour quelqu’un qui contribue à un logiciel libre.

Premièrement, par le côté forcément impérieux des besoins exprimés par le client-roi, elles ne laissent pas libre jeu au libre-arbitre du contributeur. Là où il est normal, dans une communauté de logiciel libre, de guider les utilisateurs dans l’expression, l’évaluation, voire la remise en question de leurs besoins, cela devient tout à fait déplacé de la part d’un employé de société de service pris en étau entre sa hiérarchie et celle du client. Le fantasme omniprésent de l’« industrialisation » du travail logiciel (donc d’une division sourcilleuse du travail) conduit à confiner ces informaticiens dans des rôles d’« exécutant ».

Deuxièmement, l’isolement vis-à-vis des communautés du libre, le caractère sur-mesure et à usage unique de ces modifications et interventions (qui, même publiées, susciteront rarement un intérêt externe), voire l’absence de contacts avec les utilisateurs réels à la faveur d’intermédiaires imposés (commerciaux, etc.), éliminent les gratifications non-techniques du logiciel libre. L’économie de la reconnaissance, l’émulation collective liée à la soif d’être reconnu pour ses contributions et son expertise, qui fondent le cercle vertueux du logiciel libre, s’effondrent dans ces activités de service auxquelles certains voudraient que s’adonnent à temps plein les contributeurs du libre.

Pire, les informaticiens qui viendraient à découvrir le logiciel libre par ce biais risqueraient d’en avoir une image faussée, dénaturée, en tous points similaire à celle du logiciel propriétaire (à ceci près que les licences ne sont pas payantes).

Décourager ou frustrer les contributeurs potentiels du libre, est-ce vraiment une idée judicieuse ?

Une « industrie » pas libératrice

« En cherchant à expliquer ce que me semblaient être les limites des logiciels libres, je cherchais un mot permettant de décrire les logiciels « gentils », qui ne font pas de mal aux gens qui s’en servent. Le seul mot que j’ai trouvé comme convenable, est le mot libérateur. Un logiciel libérateur étant un logiciel qui, au moins, ne nuit pas à la liberté de celui qui s’en sert, et, au mieux, lui apporte de la liberté. » (Benjamin Bayart)

Enfin, il ne faudrait pas oublier la teneur humaine et sociale de ces activités de service. L’utilisation voire la contribution à des logiciels libres implique-t-il un plus grand épanouissement des salariés, des structures organisationnelles moins paternalistes ? Quelques entreprises en font l’effort. Mais la plupart reproduisent les structures d’asservissement habituelles, et donc les frustrations habituelles liées au travail dans une société de service.

On ne détaillera pas ici les questions du salaire (très variable), ni de la protection sociale ou autres aspects des conditions de travail (controverses autour de la convention collective Syntec par exemple). Les sociétés de services, fréquemment qualifiées de « marchands de viande » par leurs propres salariés, font l’objet de nombreuses critiques largement véhiculées aussi bien par le bouche-à-oreille que sur certains sites spécialisés. Si demain une grosse SSII [3] « passe au libre » pour ses prestations, ses employés utilisateurs-développeurs de logiciel libre en seront-ils pour autant « libérés » ? On peut en douter.

La collision entre les logiques de compétence à l’oeuvre dans les communautés du libre et les hiérarchies de statut imposées par les méthodes de gestion du personnel de la plupart des sociétés de service (gestion qui fait la part belle à l’aspect quantitatif, donc nécessite un contrôle hiérarchique important) laisse peu de chances aux premières de s’imposer.

Des questions en suspens

Fondamentalement, il s’agit de savoir si promouvoir une activité servile de services rendus en privé à des clients particuliers (eux-mêmes opposés les uns aux autres dans une logique de concurrence économique), est vraiment cohérent avec les espoirs portés par le logiciel libre. N’y a-t-il pas un hiatus avec l’économie collaborative, ouverte, communautaire du libre, faite d’individus créateurs jugés à l’aune de leurs contributions respectives ? Ne commet-on pas l’erreur de vouloir ramollir un mode de coopération nouveau (le libre) en voulant le faire entrer dans des structures anciennes et inadaptées ? Et que dire de la confusion entre l’apport économique du libre et la portion minoritaire qui se matérialise sous forme financière ?

Ne faut-il pas chercher à promouvoir d’autres types de rémunération, qui se baseraient par exemple sur l’activité même de contribution plutôt que sur des activités annexes ? Soutenir l’économie du libre plutôt que l’économie avec du libre... Ce que font par exemple certaines entreprises qui financent la contribution à des logiciels libres (dans la recherche, la R&D...), au-delà de la satisfaction ponctuelle des besoins d’un client.

[1] Cf. : notion de Coopétition.

[2] Libre à chacun de profiter, ou non, de ce potentiel.

[3] Société de Service en Ingénierie (sic) Informatique.
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Posté le 19 février 2007

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