Philippe Aigrain, après le Midem : 3 questions sur le futur proche des échanges de musique

Chaque année le moment du MIDEM ouvrait une période de souffrance. Accusations contre les méchants pirates et peu d’idées sur le futur de la musique. C’est fini. Ca y est, l’industrie musicale vit à l’ère de l’information, et elle commence à penser son futur. Les DRM sont morts (pour la musique, le cinéma mettra quelques années de plus).

un article repris du blog de Philippe Aigrain et publié sours contrat Creative Commons

La licence globale à paiement forfaitaire pour les échanges non-commerciaux sur les réseaux n’est plus taboue pour les consultants de l’industrie musicale ni pour la Commission européenne. On reconnait soudain que les échanges pair à pair libres conduiront à infiniment plus de diversité culturelle. Merci, et bravo. Bien sûr le chemin a été long, et il est incomplet, puisqu’on n’en est encore qu’aux mots et bien timides. Bien sûr nous vivons encore avec les reliquats technologiques et législatifs absurdes des anciens mensonges, au premier rang desquels les DRM et la criminalisation du contournement des mesures techniques qui forment leur base. Mais quand même merci et bravo à ceux qui aiment assez la musique pour avoir fait ce chemin. Maintenant nous avons devant nous 3 questions, qui demandent travail et débat dès aujourd’hui. Je présente pour chacune l’argumentaire de la réponse que je propose d’y apporter.

Faut-il introduire immédiatement une licence globale forfaitaire pour les échanges non commerciaux de la musique (upload compris bien sûr) ?

Mon analyse de cette question : Il existe un scénario possible dans lequel la Commission européenne se contenterait d’émettre quelques recommandations sur le besoin de trouver des accords entre parties codifiés dans des chartes. La France et d’autres Etats européens se contenteraient d’adoucir la législation anti-contournement et d’introduire des dispositions d’interopérabilité, mais sans aller jusqu’à les rendre vraiment efficaces ce qui revient à s’opposer aux DRM (les DRMS ouverts ou interopérables sont une contradiction dans les termes). Ce scénario est en réalité - dans l’état actuel des choses - dangereux. En effet, il permettrait à l’industrie technologique des DRM de continuer leur déploiement, il installerait la domination d’offres de téléchargement à financement publicitaire et promotion intensive, il maintiendrait les limites des mécanismes actuels de rémunération et il empêcherait le mûrissement technique, éthique et culturel des échanges pair à pair non commerciaux. Ce scénario nuirait à la réinvention d’une industrie des supports musicaux édités qui dans un contexte d’échanges libres de la musique ont un futur intéressant (à prix et concentration différentes de ce qu’ils sont aujourd’hui). Des offres de téléchargement payant sur des marchés niches pourraient se développer, mais en concurrence avec deux formes d’échanges gratuits, l’une toujours illégale et précieuse, l’autre légale et nuisible à la diversité. Conséquences françaises de ce raisonnement : exigez des candidats pour lesquels vous envisagez de voter des engagements clairs sur l’introduction sans délai (dès la première révision de la loi DADVSI) d’un mécanisme de license globale forfaitaire pour les échanges non-commerciaux de fichiers musicaux (dont bénéficieraient évidemment aussi tous les créateurs d’oeuvres distribuées sous licences à accès et redistribution libres).

La contribution financière à cette licence doit-elle être obligatoire pour tous les abonnés au haut débit ou non ?

Je répète simplement ma position exprimée maintes fois : une participation obligatoire (pour les abonnés au haut débit) au financement de la licence a d’immenses avantages de prédictibilité des ressources collectées et de sens donné à leur collecte. En rendant prévisible le montant des sommes collectées, on rassure auteurs et interprètes et on rend incontestable l’impact positif sur leur rémunération. La crainte légitime d’un surcoût des abonnements pour les populations à bas revenus peut être apaisée par une modulation du montant pour les foyers correspondants (mutualisée sur l’ensemble ou financée par l’Etat) sans pour autant mettre en péril la prévisibilité des sommes collectées. Les suspicions portant sur une mauvaise gouvernance de la redistribution des sommes collectées par les sociétés collectives peuvent être justifiées, mais elles s’appliquent également à de nombreux autres dispositifs existants. La façon d’y répondre porte sur la réforme de cette gouvernance et des garanties sur l’équité de la redistribution à l’égard des oeuvres à diffusion réduite, pas sur le rejet du caractère obligatoire du dispositif. Enfin, le caractère obligatoire du dispositif manifeste son rôle dans le financement social de la culture, alors qu’un dispositif facultatif relèverait de la compensation et du marchandage de droits.

Le fait de tomber sous le régime de cette licence (et de bénéficier de ses revenus) doit-il être obligatoire pour toutes les oeuvres ?

En d’autres termes la licence globale doit-elle être globale ? Expliquons tout d’abord pourquoi le problème peut se poser. Certains artistes, labels ou plateformes ont commencé à distribuer des oeuvres contre paiement et sans DRM. Ce modèle devra à mon sens évoluer significativement, mais il est respecteux du public et il convient de lui permettre au moins une transition douce vers un nouveau système qui soit plus évidemment compatible avec la licence globale. Pas d’hypocrisie ici : s’il y a légalisation (et donc services de qualité) des échanges non commerciaux, une partie significative de la diffusion actuelle payante à l’unité sera cannibalisée par la licence globale. Bien sûr, les artistes recevront une rémunération probablement supérieure, mais la survie des plateformes elles-mêmes n’est pas assurée si on n’y prête pas une attention spécifique. Par ailleurs, l’inclusion forcée de toutes les oeuvres a fourni le seul argument anti license globale qui parlait à certains artistes, même si ceux-ci s’accomodent fort bien d’autres mécanismes existants de licence légale (radio) ou de mécanismes similaires (copie privée).

Voici les arguments qui me font préférer une licence réellement globale :

  • La gestion au cas par cas de l’inclusion de chaque oeuvre dans un mécanisme de license entraînerait des coûts de transaction ingérables, nécessitant notamment une réforme importante du fonctionnement des sociétés de gestion collective au-delà de celle qui est nécessaire pour l’équité à l’égard des créateurs d’oeuvres diffusées librement. Il serait également très difficile d’éviter que les producteurs et distributeurs n’exercent des pressions pour empêcher certains artistes de mettre leurs oeuvres sous licence globale. Au nom de maintenir la liberté de choix des artistes, on perpétuerait en réalité leur dépossession de cette liberté de choix au profit des distributeurs.
  • A l’ère de l’information, à moins de recourir à des mécanismes de contrôle extrêmes, la vente d’information dont l’intérêt dépasse le très court terme ne peut exister que dans des conditions bien précises : quand l’achat de cette information est en réalité la compensation d’un service (animation d’une communauté informationnelle, reportages d’investigation ou valeur ajoutée éditoriale pour un journal) ou lorsqu’il s’agit d’un don effectué pour rendre possible l’existence d’une activité particulière (par exemple la promotion d’un genre de musique que l’on aime). Ces situations sont loin d’être des cas marginaux, et gagneraient à construire des modèles commerciaux qui rendent explicite la nature de service ou de mutualisation par les dons. Il est possible de mettre en place des mécanismes de transition pour aider les plateformes ou labels à construire ces modèles réellement compatibles avec la licence globale.
  • Enfin, certains utiliseraient un modèle dual comme justification du maintien des DRM et du contrôle d’usage, ce qui évidemment viderait la licence globale de tout sens si on l’acceptait.
Posté le 29 janvier 2007

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