Le modèle du logiciel libre peut-il s’étendre aux autres activités intellectuelles ?

intervention d’Hervé Le Crosnier au FSE

En introduction, précisons d’abord que le droit
d’auteur est un droit fondamentalement équilibré.
A ce titre, le concept de Droit d’auteur me semble
devoir être défendu. Dès sa conception, le Droit
d’Auteur a échangé un "monopole" de l’auteur sur ses oeuvres
contre un "droit de la société" à utiliser les oeuvres.

Le "monopole" de l’auteur, étendu ensuite à ses "ayants-droits",
concerne le droit au respect de l’oeuvre, qui incorpore la
"personnalité de l’auteur", c’est un droit de la personne,
ce qu’on appelle généralement une liberté. Il concerne
aussi le retour économique sur l’acte de création : l’auteur
choisit l’éditeur qui va vendre au mieux son travail et ce
phénomène est sensé inciter l’auteur à produire d’autres
oeuvres, qui iront enrichir le stock global de connaissances
de la société. Notons au passage que ce second droit
est déterminant aux Etats-Unis, pour lesquels le Droit
du Copyright est un "droit de l’oeuvre", donc de son
propriétaire à l’instant t, indépendamment des décisions de
l’auteur lui-même (cf. la colorization des films).

Les droits de la société passent par l’existence d’un
"domaine public" qui regroupe toutes les oeuvres après un
certain délai, ou des oeuvres qui n’ont pas à proprement
parler d’auteur (par exemple des textes juridiques,..).
Les droits de la société passent aussi par toute une série
d’exemptions qui doivent permettre les usages sociaux
(bibliothèques, écoles, recherche scientifique,...) et privés
("droit à la copie privée" et à la diffusion dans le "cercle
de famille").

Les droits de la société passent de même par la limitation du
droit d’auteur à la forme que prennent les idées qui sont
incorporées dans les textes, les images ou les musiques. Pas
les idées elles-mêmes, qui restent un bien intangible de toute
la société.

Ceci est le cadre du droit d’auteur tel qu’il existait avant
la rude mise à l’épreuve que lui font subir les transnationales
et les grands groupes économiques de l’information (médias
globaux, multinationales des télécommunications ou de
l’informatique, majors de l’industrie musicale, studios
hollywoodiens, ...).

Car depuis une quinzaine d’années, on assiste à une attaque
en règle de l’équilibre qui caractérise le droit d’auteur.
Remarquons d’ailleurs que ces attaques ont commencé bien avant
l’internet, et qu’elles recouvrent en réalité une conception
de la culture et de la connaissance comme un bien marchand
perpétuel. Une fois produit, un objet culturel est redemandé
par le public (ou poussé par les ré-éditions). Le coût de mise
en oeuvre d’un nouveau tirage (ou d’une nouvelle copie cinéma,
ou d’une compilation,...) est très faible en regard du coût de
réalisation de la première édition, du master. Cela va même en
s’accélérant avec le numérique. Une oeuvre connaît ainsi
plusieurs vies économiques. Avec une captation financière à
échéances régulières, suivant le modèle du péage.

Cette conception, entraîne une stratégie de portefeuille, qui
conduit vers une économie de rente : les éditeurs se concentrent
afin de posséder une vaste panoplie d’oeuvres, ils incorporent
des réseaux de diffusion pour en assurer la promotion. Les
oeuvres du passé, alors même qu’elles gagnent en notoriété par
l’action du public (qui leur assure un succès, qui les fait
circuler, qui les enseigne dans les écoles,...) deviennent un
"investissement" entièrement privé.

C’était justement pour éviter cela que les concepteurs du Droit
d’Auteur avaient défini le "domaine public". Chaque éditeur peut
piocher dans le "domaine public" pour créer des éditions qui
vont assurer le maintien de la disponibilité d’une oeuvre, qui
vont parfois assurer le capital primitif pour financer des
oeuvres nouvelles. Le tout dans une concurrence parfaite, qui
faisant baisser les prix permet la diffusion la plus large.

Depuis une quinzaine d’années, les éditeurs et les médias
globaux cherchent à restreindre le "domaine public".

D’abord par l’extension dans le temps de la durée de "propriété"
d’une oeuvre. Notez au passage que l’on entend souvent la "durée
de protection" d’une oeuvre... l’oeuvre serait "protégée" de
quoi ? De sa diffusion la plus large et la moins onéreuse, du
fait de toucher un nouveau public. La seule chose qui est
protégée, c’est la propriété, et surtout le propriétaire. Ce
n’est même plus l’auteur, qui est décédé depuis bien longtemps.

Il y a une contradiction entre l’accélération de la diffusion
des oeuvres, qui deviennent rapidement de véritables outils de
connaissances communes et partagées, et l’allongement de la
durée de propriété. Des chansons qui sont maintenant sur toutes
les lèvres, des films ou des personnages qui constituent notre
background commun... restent propriété privée... et les
stratégies actuelles visent à étendre cette propriété
perpétuellement (par exemple au travers de la Loi sur les
bases de données) .

Un autre procédé consiste à numériser le patrimoine de
l’humanité. Ce transfert de support, loin de participer à la
diffusion de la culture, à l’éducation pour tous, sert à créer
de nouveaux droits sur la copie numérique. Des droits qui
repartent du jour de la numérisation. On a ainsi des oeuvres
rupestres de la Grotte Chauvet, patrimoine mondial s’il en est,
qui n’appartiennent plus au domaine public. Avec le "tatouage"
des images numériques, on verra sans doute bientôt des procès
concernant Van Gogh, Léonard de Vinci ou le Parthénon.

De même, c’est l’espace public qui devient privatif, au travers
de la publicité, mais aussi au travers de droits dérivés pour
les oeuvres architecturales, qui ont pourtant déjà été payées.

On voit aussi s’étendre le "droit d’auteur", un droit lié à la
création, à des activité purement mécaniques, comme par exemple
les photos satellites, les banques de données, ...

Et comble du raffinement, on s’oriente vers un système qui fait
du propriétaire d’une oeuvre le seul juge des usages qui peuvent
être faits de cette oeuvre, de surcroit en lui donnant les
moyens de vendre chaque lecture particulière.

Ainsi, on commence à voir apparaître des morceaux musicaux
disponibles pour cinq écoutes.... Ces systèmes incorporent dans
les fichiers numériques un "contrat privé" dit DRM (pour Digital
Right Management), qui bride les décisions personnelles faite
par quelqu’un qui a acheté régulièrement une oeuvre. On voit
ainsi apparaître le refus de la copie privée, l’incapacité à
transférer une oeuvre pour la lire dans dans situations
différentes (dans l’auto-radio par exemple).

Le droit d’auteur, qui se limitait à la reproduction et à la
représentation d’une oeuvre, devient maintenant un droit
d’usage. Et mettre le doigt dans ce système nous conduira
infailliblement à entrainer tout notre corps social dans une
société de contrôle.

Comment résiter à cette dynamique de constitution d’une économie
de la rente au détriment de la société, au détriment de
l’extension de la connaissance, de l’éducation pour tous et du
développement de la citoyenneté.

D’abord en refusant de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Il faut faire tourner la machine économique de la création. Le
modèle de la "guilde des écrivains", dans lequel seul l’Etat,
ses idéologues et ses censeurs, pouvait décider de la
rémunération d’un auteur s’est avéré en URSS pire encore. Le
Droit d’auteur, le soutien à l’édition est une liberté à
défendre. Notamment parce que c’est un droit d’équilibre.

Ensuite, nous résisteront à la min-mise privée et rentière sur
la culture en organisant l’extension du Domaine public (la
partie des oeuvres disponibles pour un marché éditorial) et
surtout la définition d’un nouveau "bien public global de la
connaissance et de la culture".

Il convient de transformer une large partie des créations
culturelles, mais aussi des réflexions citoyennes (rapports,
dossiers, et tout ce qui est produit par la puissance
publique), des production scientifiques, des systèmes
d’organisation de la connaissance (les classifications de
bibliothèques, les thésaurus,...) en des biens reconnus libres
par toute la société, et défendus, cette fois réellement
"protégés", par toute la société.

Ce processus de définition d’un "bien public global de la
connaissance et de la culture" passe par des luttes politiques,
des oppositions aux lois défendant les intérêts des rentiers de
l’immatériel.

Il passe aussi par la mobilisation de chacun.

C’est là que nous retrouvons le modèle des logiciels libres :
chaque auteur (privé, mais aussi institutionnel) peut associer à
ses oeuvres (disons ses documents, pour rester plus modeste, et
reconnaître en chacun la part de travail intellectuel) une
"licence d’usage".

C’est le processus entamé par "Creative commons", qu’il convient
d’étendre. Contre les contrats privés de surveillance (DRM)
défendus par les transnationales, opposons l’idée d’un "contrat
de liberté" accordé par l’auteur. La liberté peut être totale,
comme par exemple la licence des manuels des logiciels, que
chacun peut reprendre, ré-éditer, traduire, compléter, faire
évoluer en même temps que les usages et les expériences. La
liberté peut être plus restreinte : le droit de copier et
diffuser sans modification, le droit de réutiliser des extraits
dans une autre oeuvre (par exemple des sampling musicaux, des
collages vidéo,...).

Nous pouvons agir individuellement dans ce sens. C’est une des
caractéristiques du nouveau mouvement altermondialiste, qui
s’appuie sur les les décisions et la conscience de chacun.

Nous devons aussi agir collectivement, pour promouvoir ce type
de pratique dans les Etats, les administrations, les structures
publiques,... Comme cela s’est fait pour les logiciels libres.

Nous voulons une société de transmission, dans laquelle nos
enfants, tous les enfants du monde, ont plus d’importance que
les rentes accumulées des propriétaires transnationaux.

C’est en construisant puis en étendant un bien public global de
la connaissance et de la culture que nous assurerons la
diversité culturelle, la capacité de tous à lire, comprendre,
imiter pour ensuite créer et inventer.

Inventer cet autre monde qui non seulement est possible, mais
qui est surtout nécessaire. Particulièrement dans le domaine
de la connaissance et de la culture.

Texte de l’i,ntervention d’Hervé Le Crosnier vendredi 14 à un des séminaires du FSE
(Forum social européen) consacré aux Logiciels Libres
de 9h à 12h, au Cinéma Quai d’Ivry, salle 7.

Posté le 7 avril 2004

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