Le triomphe des pirates du Net

repris d’une tribune de Christain Paul dans Libération et publiée sur son blog

Tribune parue dans Libération du 16/1/2007

Les « pirates » du Net ont le triomphe modeste, et pourtant ils sont en passe de l’emporter. Quand Universal, l’un des principaux producteurs de musique de la planète, annonce que son catalogue sera téléchargeable « gratuitement » par les passionnés de musique s’ils acceptent de subir de la publicité, ou quand ce major lance une offre de téléchargement illimité sur abonnement, à l’évidence les digues sont rompues. Certes, il s’agit d’une distribution et non pas du partage, rêve que les réseaux rendent désormais possible. Mais, jour après jour, le téléchargement sans paiement direct devient la règle d’accès à la culture pour des domaines entiers de la musique, de l’image et du texte. Nous n’en sommes qu’au début. En réalité, depuis des mois, une redoutable bataille qu’aucun projet politique digne de ce nom ne saurait ignorer, fait rage pour le contrôle de l’accès à la culture. Sur la scène se confrontent les partisans, dont je suis, de la légalisation des échanges non commerciaux de musique ( peer to peer P2P) au nom d’une liberté nouvelle, et les défenseurs d’une conception traditionnelle des droits d’auteur, souvent de bonne foi et inquiets pour la rémunération de la création et des créateurs. Sur les blogs, les fantassins s’écharpent tandis que les grandes puissances manoeuvrent en coulisse et que le ministre de la Culture construit la ligne Maginot.

Pendant ce temps en effet, les principales industries de la société de l’information ont parfaitement compris l’enjeu du contrôle mondialisé de la culture et, loin des batailles de retardement, façonnent habilement les circuits de distribution du futur avec de nouvelles offres séduisantes. Apple, le premier, a mis en place une chaîne intégrée de diffusion numérique de la musique, s’appuyant sur un système de contrôle de l’usage (ou système de gestion des droits, les DRM) et la rendant lisible uniquement sur les baladeurs de sa marque, les célèbres iPod. Microsoft, mécontent d’être pour une fois le second, a combiné sa capacité d’investissement, ses solides positions acquises sur les marchés du système d’exploitation avec Windows, de la messagerie avec MSN et des consoles de jeu, pour lancer Zune, un baladeur de la génération Web 2.0 permettant le partage universel des oeuvres en mobilisant wi-fi et P2P. Les fournisseurs d’accès, eux, font la promotion de leurs offres à haut débit en appelant les consommateurs à télécharger de la musique que ces opérateurs ne paient pas. Google étend son empire, les éditeurs s’en émeuvent dans le monde entier. Nous sommes bien loin de Beaumarchais volant au secours des droits des artistes.

Pourquoi les digues ont-elles sauté, libérant le « gratuit », réel ou supposé ? D’abord parce que la stagnation des ventes de musique en ligne, trop chère et verrouillée, démontre que le public refuse les offres déséquilibrées. Ensuite parce que l’« illusion sécuritaire » promise aux artistes et aux producteurs vole en éclats. Les mesures techniques sont contournées sans répit. Le nouveau DRM de Microsoft a craqué cet été. La loi répressive votée en France au printemps, le fumeux texte DADVSI, est d’autant plus inapplicable qu’elle a été durcie par le Conseil constitutionnel. Les juges se rebellent, les condamnations restent mineures.

Mais les vraies raisons de la mue sont ailleurs. Elles relèvent de la nature même de la civilisation numérique dans laquelle nous sommes entrés. Daniel Cohen affirme à juste titre que, dans la société postindustrielle, la rivalité entre le « gratuit » et le « payant » figure au rang de ce qu’est le conflit entre le « public » et le « privé » depuis le XXe siècle. Aujourd’hui comme hier, devant l’âpreté des intérêts en présence, un équilibre est à construire entre les droits, ceux des artistes, des producteurs et du public. Ces choix, aucun lobby ne doit les dicter. Sinon le triomphe des « pirates » deviendrait dans un monde sans règles la victoire de quelques grands prédateurs. Pour éviter le divorce entre les artistes et le public, il appartiendra, le moment venu, au Parlement d’agir en France, avec une vision globale et avec l’appui de ceux, en Europe, que les événements actuels peuvent pousser à rallier cette cause.

Dans quelle direction aller ? N’attendons pas la réponse multinationale des géants que j’ai cités. Leur réponse sera avant tout dictée par une vision hypermarchande de la culture. On la voit se dessiner : hégémonique, ultraconcentrée, s’appuyant à outrance sur la publicité. Nous devons affirmer d’autres voies pour l’indépendance de la culture, après un vrai débat collectif qui a tant manqué jusqu’alors, avec le concours des artistes, auteurs et interprètes, des producteurs et des éditeurs, et la France en a gardé d’excellents, mais aussi avec les internautes, qui « font » aujourd’hui le succès du P2P ou de Dailymotion, plateforme qui affiche plusieurs dizaines de millions de vidéos. La première réponse réside dans l’innovation, et dans la participation du public, qui est la marque de fabrique de l’Internet nouvelle génération. Il y a là pluralité de réponses, par la rémunération des services à valeur ajoutée, personnalisant les usages culturels ou permettant à l’internaute de contribuer, pour une part, à la création et à la diffusion de l’oeuvre.

De grands enjeux de la politique culturelle du futur résident dans la garantie de la neutralité de formats ouverts, c’est-à-dire la précieuse interopérabilité, mais aussi dans la constitution d’un domaine public numérique, l’accès aux catalogues musicaux sans expropriation ni confiscation, ou le refus du « traçage » des échanges sur le Net.

Des rémunérations d’un nouveau type rendront possibles et solvables ces mutations, en n’hésitant pas à prélever auprès des fournisseurs d’accès une part des ressources qu’ils tiennent de la culture, ou quelques euros par mois auprès des internautes, qui y sont prêts. Plusieurs centaines de millions d’euros par an seront ainsi répartis utilement pour soutenir la création musicale. Ces solutions, abonnements, taxation ou licences, sont à portée de main pour la musique, mais forcément plus difficiles et plus longues à construire pour le film et les textes littéraires, qui relèvent d’usages et de modèles économiques différents. L’exception culturelle, c’est-à-dire le recours à de multiples revenus et financements pour la création et sa diversité, doit être, à cette occasion, profondément repensée et élargie.

C’est là un domaine que les deux candidats les plus en vue pour l’élection présidentielle ont commencé à baliser. Nicolas Sarkozy, proche des groupes de médias et sur le mode clientéliste, Ségolène Royal à l’écoute de la société et avec courage, en font un point identifiant de leurs projets politiques respectifs. Ils ont, et c’est utile pour les Français, planté le décor d’un clivage net à propos de l’avenir de la culture. C’est bien un choix de civilisation numérique que nous aurons à faire.

Posté le 17 janvier 2007

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