Appeler, et non anticiper, les usages !

Comment, lorsque l’on travaille dans une entreprise technologique ou dans un laboratoire scientifique, rendre compte des choses bizarres, inattendues, frustrantes ou excitantes, qui se produisent lorsque les objets technologiques rencontrent les gens et les fameux “usages ” ?

La réponse classique consiste à mieux étudier les besoins, approfondir les études marketing, tester, voire associer des utilisateurs au processus de conception – pour tenter d’anticiper les usages . Mais les résultats s’avèrent souvent décevants.

Et si l’on transformait en opportunités les surprises qu’apportent les usages ? Et si l’on réorganisait la conception et le design des objets techniques de manière à ne pas avoir (trop) besoin d’en anticiper les usages ? Peut-on imaginer des approches industriellement et commercialement viables, qui partiraient de ce principe ?

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions , Usages , Innovation, R&D - Par Daniel Kaplan le 23/11/2006

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Afin de lancer la discussion, proposons 5 axiomes (une version longue de cet article permettra à ceux que cela intéresse de mieux comprendre d’où ils viennent) :

  • Il n’existe pas de régime stable de l’usage vers lequel on devrait tendre, mais plutôt une invention constante de manières d’habiter les technologies, d’”interprétation” (au sens musical) des instruments et produits technologiques ;
  • L’usage potentiel (voire imaginaire) a autant d’importance que l’usage effectif ;
  • L’usage collectif a autant d’importance que l’usage individuel ;
  • Il existe rarement des “besoins” clairement identifiables et exprimables auxquels il s’agirait de répondre, mais un dialogue permanent (qui doit lui-même forger son langage) entre : des techniques ; des traductions en produits, applications, services ou outils ; des appropriations de toutes sortes ; des formes de production et d’échange ; des modèles économiques ; des savoir-faire et des connaissances ; des imaginaires ; des désirs et des besoins produits par ces interactions ; et ainsi de suite dans un boucle sans fin.
  • Beaucoup de “produits” technologiques devraient être pensés au moins comme des outils, des instruments, voire des infrastructures, c’est-à-dire comme des supports pour l’action et l’interaction, et non comme des objets aux usages bien identifiés.

Cela signifie-t-il qu’on peut tranquillement se débarrasser de la question des usages et rentrer dans nos labos, produire nos technos et les lancer dans la nature ? Evidemment, non. Il s’agit au contraire de faire deux choses assez profondément nouvelles :

1- Ne serait-ce que parce que l’idée d’une nouvelle technologie ou d’une nouvelle application, et l’accord pour en financer le développement, procèdent eux-mêmes d’un imaginaire qui ne prend pas seulement sa source dans l’exercice de la raison, il est nécessaire de s’engager d’emblée et surtout, toujours , dans un dialogue intensif avec ceux qui seront demain les partenaires, les financeurs, les intermédiaires, les acheteurs, les utilisateurs, en les considérant tous comme des acteurs de l’innovation et même de la découverte scientifique.

2- Et puis ouvrir , non parce que c’est moralement bien, mais parce que cela offre à un grand nombre d’autres innovateurs la possibilité de trouver les sources de valeur qui résident dans ce que l’on produit, et que l’on ne détectera jamais seul. Rappelons encore une fois qu’aucun des usages majeurs de l’internet grand public d’aujourd’hui n’a été conçu dans les grandes entreprises ou les grands labos spécialisés dans les TIC. Et admettons cela, non pas comme un échec, mais comme la marque d’un nouveau régime d’innovation.

Cela signifie donc, par exemple :

  • Ouvrir autant d’interfaces de programmation et d’accès aux données que possible,
  • Ouvrir autant de morceaux du code ou des schémas techniques qu’il est possible sans se mettre en danger,
  • Créer délibérément des “prises” destinées à faciliter l’adaptation le bricolage, la personnalisation, le détournement, la recombinaison… de ce qu’on a produit,
  • Penser les produits autant comme des plates-formes d’innovation que comme des objets finis – et s’intéresser aux idées, connaissances, valeurs et compétences qui émergent autour de ces produits-plates-formes…

De telles démarches sont aujourd’hui à l’œuvre dans bien des endroits, parfois consciemment (Google, les robots domestiques reprogrammables, les jeux vidéo mod ifiables, les produits électroniques “pas finis” qu’imagine Philips Design (.pdf) ...), parfois moins. Elles sont au cœur du succès du “web 2.0 ?, qui repose beaucoup moins sur des percées techniques que sur des méthodes d’innovation. Elles commencent à trouver leurs théoriciens et leurs méthodologues – on pense à la “conception innovante” d’Armand Hatchuel, ou encore au Minatec Ideas Laboratory.

Mais elles sont loin d’être entrées dans nos cultures d’entreprises et d’institutions. Ouvrons-leur les portes !

Daniel Kaplan


Posté le 26 novembre 2006

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