Apprentis sorciers ?

Alors même que l’internet se généralise, qu’il devient le moyen d’accès à la télévision et au téléphone, et que les outils numériques s’insèrent dans notre quotidien, et que l’on aurait pu s’attendre à une banalisation des approches, un certain esprit pionnier est toujours vivace – et d’une certaine façon, plus que jamais. Les pionniers sont simplement plus nombreux, plus divers, mieux outillés, la quantité et la diversité des usagers concernés, des informations, des services et des applications ne cesse de croître, et même si de grands acteurs s’emploient à fermer le jeu par la qualité de leur offre ou la puissance de leurs moyens, le champ des possibles est largement ouvert pour les innovateurs. Tout se passe comme si nous devions vivre longtemps dans une version Bêta de l ! ’internet, dont des milliards d’usagers essaient le prototype, s’adaptant progressivement, tant bien que mal, au mode « essai-erreur » qui prévaut, et s’éloignant chaque jour plus sûrement des prévisions et des horizons planifiés.

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions , Enjeux, débats, prospective - Par Jacques-François Marchandise le 20/10/2006

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

L’imprévu prévaut, et c’est ce qui rend le domaine numérique si stimulant et inquiétant à la fois. Stimulant parce qu’il ouvre des brèches pour l’initiative et la créativité, parce qu’il permet des dynamiques souvent fertiles. Inquiétant parce que nous n’avons qu’une faible idée de son impact sur l’homme et sur la société, presque rien sur le présent, pas grand chose sur l’avenir, et que nous pouvons avoir l’impression de filer à grande vitesse les yeux bandés vers des destinations inconnues. A mesure que l’internet ne concerne plus seulement les internautes pionniers et consentants, il est davantage nécessaire de s’interroger sur les modifications qu’il provoque sur les individus, la famille, l’entreprise, le territoire, la cité. Et de prendre la mesure de ce que nous faisons, et qui s’apparente, pour le ! meilleur et pour le pire, à l’apprenti-sorcier.

Qui sont les apprentis sorciers ? Il nous semble que deux figures principales coexistent, et qu’une troisième émerge. Il s’agit d’abord de l’apprenti inexpérimenté, de l’incompétent qui se trouve doté de pouvoirs très étendus dont il ignore la portée et dont il ne maîtrise pas la puissance. Mais aussi de la position de spécialistes, très compétents mais escamotant délibérément les dangers qui entravent leurs projets. Les uns comme les autres jouent avec le feu, plus ou moins consciemment. La troisième figure est incarnée par des acteurs compétents et maîtrisant bien leur domaine, dont les projets pris isolément semblent « innocents », mais dont la combinaison peut produire des effets considérables. Dans notre domaine, le premier apprenti-sorcier ! c’est moi, en tant qu’ « amateur » doté de capacités d’expression, d’accès à l’information, de communication, de modification importantes, et parfaitement hors de contrôle. Le deuxième apprenti-sorcier, c’est moi en tant qu’innovateur choisissant par exemple de passer outre à des problématiques comme la dangerosité des contenus pour les mineurs ou le respect des libertés individuelles (ou bien d’autres). Dans le troisième cas, l’apprenti-sorcier, c’est nous, par exemple dans la combinaison d’applications et de services du Web 2.0 et les coopérations implicites de l’Entrenet, et c’est le produit d’un contexte d’innovations multipolaires : personne n’a décidé de l’impact d’ensemble de la généralisation des flux rss, des repré ! sentations cartographiques, de l’accès par moteurs de ! recherche, de la juxtaposition d’identités numériques.

Ces trois figures renvoient à la même question, celle de la responsabilité, en pointant des comportement éventuellement « irresponsables » (terme dont la connotation morale est discutable), mais aussi et surtout la question des instances auxquelles on doit littéralement « répondre » de ses actes, et de la faiblesse ou de l’absence de telles instances, voire même des repères qui permettraient de définir un cadre de responsabilité. Et de fait, le rôle souvent secondaire des acteurs publics, la forte déstabilisation des opérateurs et industriels « historiques », un certain désarroi du corps social et la fluidification géographique et organisationnelle laissent le champ libre à la plupart des projets innovants de technologies et de services, sans attenti ! on particulière à leur fertilité ou à leur nocivité, malaisées à déterminer. Même en cas de graves dérives, il n’y a pas et il n’y aura vraisemblablement plus de Conseil de sécurité de l’internet, et rassembler dans la même pièce les grandes puissances du réseau (Cisco ? Microsoft ? Google ? Le président des Etats-Unis ?) n’aurait pas de véritable impact sur le présent ou l’avenir. Les enjeux économiques et juridiques internationaux subsistent et sont toujours plus aigus (de la brevetabilité du logiciel à la marchandisation de la culture), mais les acteurs « hiérarchiques » de la société ne sont que des acteurs parmi d’autres, participant à un contexte qui les dépasse et dont ils ne décident pas. Cela ne veut pas dire que tout cadre de responsabilit& ! eacute ; disparaît, et que chaque acteur exerce de fa&cc ! edil ;on individuelle sa responsabilité ou son irresponsabilité ; il est plausible que ces cadres se réinventent, et que les acteurs de l’innovation et de la société puissent en être parties prenantes. Comprendre ce qui est hors de contrôle, non planifié, non décidé, c’est aussi poser d’une autre façon les questions de gouvernance, sur lesquelles le Sommet mondial de la société de l’information semble avoir accouché d’une portée de souris.

Savons-nous ce que nous faisons ?
Les nombreuses études, les observatoires, ne nourrissent guère la réflexion et l’action, et se focalisent souvent sur les objets TIC les plus simples. La mesure que nous avons de l’impact des TIC sur la société et sur ses composantes est modeste et lacunaire, et n’éclaire le plus souvent qu’avec un retard de quelques années – autant dire des siècles. Certains indicateurs sont encombrants : le taux d’équipement et de connexion tient souvent lieu d’audimat des TIC, et dessine en creux la « fracture », le « non-usage », sans savoir apprécier les désarrois du mésusage. D’autres, comme le « budget-temps » passé à l’usage des TIC ou la pyramide des âges de l’usage, sont largement ambivalents. Les travaux de recherche en sci ! ences humaines et sociales sont abondants mais segmentés et mal connus des acteurs (à l’exception des équipes intégrées des grands acteurs). Le trouble des opérateurs et industriels face à l’autonomie des publics les conduit à prendre chaque jour davantage en compte la coproduction de l’innovation par les usagers. Il provoque aussi une amplification de la modalité stimulante de l’essai-erreur, conduisant à tester en grandeur réelle et à rythme soutenu de nombreuses innovations.

Savons-nous à quoi nous jouons ? Il y a précisément une modalité ludique dans notre fascination pour de nouveaux jouets numériques, de nouvelles propositions de services en grandeur réelle, tous « massivement multijoueurs ». Les players de l’industrie et des services comme les gamers qui écument les univers persistants sont des gens sérieux qui adhèrent à des fictions de grande ampleur et deviennent des spécialistes pointus de leurs domaines. Face aux spécialistes, il y a les pratiques des « amateurs », en grand nombre, moins « sérieux », plus généralistes, mais qui acquièrent des capacités d’action, d’échange et d’informations très riches, et qui constituent une forte déstabilisation des hiérarchies classiq ! ues de l’information et des services. Pour les acteurs de l’offre technologique, le rôle accru des amateurs est parfois vu comme un danger, et ce sont eux les apprentis sorciers ; mais on les retrouve également dans la compétence accrue des patients face à la médecine, des administrés face à l’administration, des apprenants face à l’enseignement et à la formation, toutes choses sérieuses dont les professionnels et les experts s’inquiètent, créant des tensions que l’on suppose durables.

Savons-nous de quoi nous avons peur ? Se rendre compte du caractère imprévisible de l’avenir, conduit souvent à s’inquiéter, voire à envisager les pires catastrophes. Nos cauchemars les plus anciens, depuis que l’informatique existe, sont ceux d’un monde trop bien organisé (mais le chaos nous effraie aussi) et d’un individu perdant ses libertés (trop anonyme et ne pouvant s’exprimer, ou trop bien connu et ne pouvant préserver son intimité et sa vie personnelle). Nos angoisses pour l’avenir ne font que s’y ajouter, et tournent largement autour des NBIC (en d’autres termes, de la jonction avec les biotechnologies et les nanotechnologies, du développement de l’intelligence artificielle et de la vie artificielle, et de l’ « informatique ambiante ». L’émergence de ces technologies dans le champ social est-elle sim ! plement euphorisante pour les innovateurs et les industriels et terrifiante pour les citoyens ? La société va-t-elle une fois de plus être considérée comme un creuset de conservatismes et de résistances au changement ? Les voix sont nombreuses qui réclament un débat public à l’instar de ce qui n’a que difficilement lieu dans les domaines de l’énergie et de l’environnement comme dans les biotechnologies ; et il y a certainement beaucoup à apprendre de la façon dont les acteurs dominants ont esquivé et continuent d’esquiver toute transparence et de la difficulté (et de l’intérêt) de faire surgir une expertise indépendante ou une éducation populaire appropriée. Certains de ces enseignements sont transférables, d’autres le sont sans doute moins ; mais nous n’avons pas encore formulé des inquiétudes aussi clair ! es que « le réchauffement de la planè ! ;te » ou « le clonage humain ». En revanche certains d’entre nous sont porteurs d’utopies post-humaines (l’homme augmenté) qui font peur à d’autres et sur l’appréciation desquelles nous sommes désarmés. Nous ne nommons pas clairement les catastrophes que nous redoutons, nous sommes inquiets devant l’inconnu, et certains industriels innovants choisissent la voie de la concertation en temps utile comme un réducteur de risque plutôt que de tenter le passage en force.

Savons-nous ce que nous voulons ? Les descriptions du souhaitable qui prévalaient au début de l’internet (la société de l’information, de la connaissance) ne semblent guère suffire pour rendre compte de ce que nous attendons de l’innovation (et finissent par se résumer à une tautologie du progrès). Le développement des TIC de demain correspond à des intentions incertaines, sans qu’il y ait personne à qui s’en plaindre, ni les Etats ni les entreprises. Néanmoins les innovations numériques hébergent une bonne part des dynamiques d’avenir et continuent d’être le siège de beaucoup de gens qui cherchent à changer le monde à leur manière. Les rêves et les cauchemars qu’éveille cette thématique de l’apprenti sorcier renvoient à l’imaginaire ambivalent qui est le ! nôtre au regard de l’internet et de l’ensemble des innovations technologiques. En engageant, dans la perspective de son université de printemps en mai 2007, un cycle de réflexion et d’échanges entre acteurs et chercheurs sur la thématique des Apprentis sorciers, la Fing n’ambitionne pas de redéfinir le cadre d’ensemble de l’internet ; il s’agit plutôt d’essayer de comprendre ensemble sur quoi nous avons prise, avec quels risques la société doit composer et comment parler d’éthique, de responsabilité et de gouvernance dans le contexte numérique de demain, auquel il est urgent de se préparer.

Jacques-François Marchandise

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Posté le 21 octobre 2006

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