La montée du “crowdsourcing”

Après la mode de l’externalisation (outsourcing) qui, pour beaucoup d’entreprises high-tech a consisté à faire réaliser leur travail en Inde et en Chine à coûts réduits, voici venu le temps du crowdsourcing, qu’on pourrait traduire par “l’approvisionnement par la foule”. Le principe de fonctionnement de ces nouvelles entreprises est simple : utiliser le temps disponible des gens pour créer du contenu, résoudre des problèmes, voire même faire de la R&D, explique Jeff Howe pour Wired.

Au travers de quatre exemples, il montre comment le monde du travail se transforme à l’heure des réseaux et se redessine, en partie, dans son management et son économie.

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions, Enjeux, débats, prospective, Economie et marchés - Par Hubert Guillaud le 1/06/2006

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Jeff Howe raconte comment Claudia Menashe, qui préparait une exposition photo pour le Musée national de la santé américain, a trouvé son bonheur dans une place de marché en ligne. iStockphoto, lui a permis en effet d’exploiter les photos de centaines d’amateurs, à un dollar pièce, plutôt que celles d’un photographe professionnel, Mark Harmel, avec lequel elle s’apprêtait à travailler, et qui était pourtant près à lui faire une ristourne pour participer au projet. “Pour le photographe professionnel, la leçon d’économie est claire : son travail n’est plus rare. Avec un ordinateur et une licence de Photoshop, n’importe quel enthousiaste peut créer des photographies rivalisant avec celles de professionnels. Ajoutez l’internet et les puissantes technologies de recherche, et partager ces images avec le monde entier devient enfantin.”

Le succès est au rendez-vous : les revenus d’iStockphoto augmentent de 14 % par mois et le service indexe déjà quelques 10 millions d’images. Le principe est simple : les amateurs arrondissent leurs fins de mois et les clients arrondissent leurs marges en payant moins cher les photos qu’ils utilisent.

Jeff Howe remarque que ce qui était un phénomène marginal, cantonné au monde du logiciel open source ou de l’encyclopédie collaborative, est en train de conquérir l’attention du monde des affaires. Après avoir cherché des travailleurs bon marché, par-delà les mers, voici que les entreprises sont en train de les trouver n’importe où, pourvu qu’ils soient connectés à un réseau. “Le travail n’est pas encore gratuit, mais il coûte beaucoup moins cher que de payer des salariés”. Et Mark Harmel d’expliquer qu’en 2000 il avait gagné 69 000 dollars avec une centaine de photos : en 2005, avec plus de 1000 photos, il a gagné 10 000 dollars de moins !

Le papier de Jeff Howe continue en racontant la guerre que se livrent différentes chaînes américaines pour mettre la main sur le pactole des productions vidéo amateur pour développer des émissions, voire des programmes entiers, plutôt dédiés aujourd’hui à des émissions du style vidéo gag, mais, demain, à des sujets plus diversifiés.

Puis il évoque YourEncore, NineSigma ou InnoCentive, la version scientifique d’iStockphoto, dont nous vous avions déjà parlé. Ed Melcarek, un scientifique de 57 ans, a ainsi gagné 25 000 dollars en aidant la R&D de Colgate-Palmolive à trouver une nouvelle solution pour injecter de la poudre fluorée dans un tube de dentifrice. “La force d’un réseau comme InnoCentive provient de la diversité des profils intellectuels qu’il recrute”, affirme Karim Lakhani qui a étudié le phénomène et qui souligne, à la suite des théories du sociologue Mark Granovetter, que “les réseaux les plus efficaces sont ceux qui lient à la plus large gamme d’information, de connaissance, et d’expérience”.

“Chaque année, les budgets de recherche augmentent plus vite que les ventes. Notre modèle de R&D traditionnel est épuisé”, explique Larry Huston qui a récemment bouleversé le département R&D de Procter & Gamble, en développant l’acquisition d’innovation (passée de 15 à 50 % du budget R&D de P&G).

Jeff Howe, qui a d’ailleurs ouvert un blog sur le sujet, termine son tour d’horizon par le Mechanical Turk d’Amazon, la “place de marché du pauvre”, conçue pour ceux qui n’ont aucun talent particulier et qui propose de réaliser des petites tâches comme identifier ce qui est photographié sur une image contre quelques centimes. iConclude utilise notamment les “turcs” d’Amazon pour faire réaliser des bouts de programmes ou des graphiques.

Wired pointe encore quelques sociétés qui “crowdsourcent” - comme Zazzle dans le design ou marketocracy dans les services financiers - et conclut en proposant 5 règles de ce nouveau principe d’organisation du travail :

1. La foule est dispersée ;
2. La foule a peu de temps à vous accorder ;
3. La foule est pleine de spécialistes ;
4. La foule produit la plupart du temps de la merde ;
5. Mais elle sait aussi trouver la matière la plus appropriée.

Qu’en conclure ? Au-delà de la nouveauté lexicale, le fait que des individus publient en ligne des contenus qui se trouvent avoir de la valeur n’est évidemment pas nouveau et c’est un phénomène que nous décrivons depuis longtemps. Cela fait également quelque temps que des médiateurs proposent de rémunérer (assez peu) ces contenus (Revver pour la vidéo, par exemple), ou encore l’apport d’expertise (Google answer par exemple). Mais les prix pratiqués par ces services sont bien souvent en-dehors de ceux du marché, déstabilisant leur équilibre. Ce modèle peut-il se généraliser et remettre en cause celui où les utilisateurs génèrent un contenu qui fonctionne en parallèle de l’économie traditionnelle, avec ses passerelles, entre bénévolat et activité économique, telles que celle qui consiste à monnayer la reconnaissance et l’expertise acquises en participant à un projet “libre”, sous forme de conseils et de services à façon ?

Dans la vision que propose Jeff Howe, semble-t-il, on franchit un seuil : celui qui consiste, pour une entreprise, à remplacer la rémunération d’un salarié ou d’un professionnel indépendant par l’achat ponctuel d’un morceau de contenu ou d’une réponse, après recherche de ce qui est disponible sur le réseau. Pour le photographe amateur ou l’expert qui répond le soir depuis chez lui, il s’agit d’argent de poche, toujours bienvenu, certes. Mais au fait : De quoi vit ledit photographe amateur ? Comment développer son expertise quand celle-ci n’est plus vraiment monnayable ?

Il reste, bien sûr, à vérifier que le “crowdsourcing” peut devenir un phénomène significatif, au-delà de quelques exemples ou de quelques niches. Mais supposons que ce soit le cas et posons-nous quelques questions : et quand tout le monde réalisera des économies en payant des clopinettes l’expertise de professionnels dispersés ou les productions d’amateurs, qui paiera ces gens-là pour qu’ils vivent, produisent, se forment, réfléchissent et consomment ? Quand toutes les entreprises réduiront leur R&D interne pour acheter l’innovation ailleurs, qui investira le temps nécessaire à la recherche, à l’essai-erreur ? Salarier quelqu’un, payer un professionnel, c’est aussi reconnaître la valeur du temps et accepter un risque - autrement dit : investir, ce qui reste l’un des fondements de l’acte d’entreprendre. Tout le monde peut-il indéfiniment externaliser le risque et l’investissement ? Il y a des économies qui peuvent finir par coûter cher...

Hubert Guillaud

Posté le 13 juin 2006

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