J’ai fait un rêve

J’ai fait un rêve, un drôle de rêve cette nuit.
J’ai rêvé que mon Ministre m’annonçait personnellement, lors d’une grande cérémonie officielle, dans la cour de mon collège, que mes heures d’enseignement n’étaient plus dans la Dotation Horaire Globale.
Autour de nous, mes collègues faisaient cercle, habillés comme en 2020, scandant d’une voix monotone et robotique, index tendu vers moi :« de part la nature de ton travail, tu n’es pas professeur ».

Heureusement, cela n’était qu’un rêve.

La salle des profs est pleine, comme toutes les rentrées. On se fait la bise, on raconte les vacances et on râle d’avoir deux journées de pré-rentrée alors que l’autre bahut, dans la ville d’à côté, n’en fait qu’une seule.
Ma collègue prof doc, fane de mangas et d’IA, me raconte avec excitation ses envies de projets de cette année. Nous nous entendons bien. Elle, elle aime les 4° et 3°, accros au numérique. Moi, je préfère les plus petits, je les trouve plus spontanés, ils ont moins peur du regard des autres et leur cerveau est moins influencé par les hormones. Nous allons de collègue en collègue, parlons vacances, discutons envies, grognons des frustrations propres au métier de professeur.
Depuis que notre enseignement en EMI est reconnu et qu’il est inclus dans la DHG, le regard des collègues a changé. D’ailleurs, il fut un temps où nous les nommions « collègues disciplinaires », vocabulaire oublié depuis que nous sommes une discipline.

Les débuts ont été difficiles. Il a fallu bien communiquer et rassurer.
Certains collègues pensaient que nos 10h d’enseignement seraient déduits de l’enveloppe et donc pris sur leur discipline et qu’ils devraient compléter leur temps plein dans un autre collège. Lorsqu’ils ont constaté qu’il n’en était rien, que l’enveloppe était augmentée d’1h d’EMI par classe, leur regard a changé. L’Education Nationale a compris l’importance de l’EMI après l’assassinat du professeur d’histoire géographie, Samuel Paty. Il a aussi pris la mesure de l’urgence d’un vrai enseignement des médias et de l’information après la COVID 19 et de toutes les fausses informations qui ont circulé. L’ampleur gigantesque de la tâche leur était alors apparue d’un coup tandis que nous, les professeurs documentalistes, enseignants d’information, nous l’avions évaluée, anticipée, murie, défrichée depuis déjà plusieurs années. Nous, nous étions prêts. L’inquiétude des journalistes devant cette nouvelle discipline qui risquait de les remettre en cause tranchait alors avec notre calme face à la tâche passionnante qui nous attendait. Nous regardions alors d’un œil amusé leurs frénétiques interventions dans les médias. Même les décodeurs du Monde se demandaient si leur outil « Décodex » allait survivre à notre entrée officielle dans les enseignements obligatoires. Voici que d’un coup, les journalistes n’étaient plus les seuls à être capables d’évaluer la fiabilité informationnelle et que des millions de jeunes allaient avoir un enseignement sur un temps long leur permettant d’être enfin libres dans leurs prises de décisions et jugements. Finalement, qu’y-a-t-il de pire pour les médias que d’avoir des usagers critiques et éduqués, capables de remettre en cause le fond et la forme de leurs informations publiées ?

Ainsi, en février 2021, j’avais constaté avec excitation que 16h étaient placées sur une ligne EMI dans le tableau de la DHG présentée par la cheffe d’établissement. Cela voulait dire qu’il y aurait 2 postes de profs docs à la rentrée 2021. J’allais enfin avoir un – une collègue et le nombre de postes ouverts au CAPES a était multiplié par 100.
La proposition du ministère avait été acceptée par tous : 10h d’enseignement par poste, 10h de décompte pour préparer les cours-évaluation-rencontre parents, 10h ouverture du CDI, 6h hors établissement pour lecture-veille-lien avec extérieur. Un total de 36 heures hebdomadaires, comme les autres enseignants.
L’humiliation de la prime informatique dont nous avions été les grands oubliés en 2020 avait été effacée par un rétropédalage du ministère. Non seulement nous avions eu la prime mais nous avions eu des heures d’enseignement institutionnalisées. Et, pour accompagner le changement, tous les CDI, qui en avaient besoin, avaient été transformés afin qu’ils aient une salle de classe annexe à l’espace lecture. C’est plus compliqué pour les grands collèges où deux salles de classes sont nécessaires à côté du CDI. Ainsi, quand ma collègue fait son cours et si elle n’a pas besoin du lieu CDI, j’y accueille des élèves et je fais la gestion. Je crois que c’est cette possibilité qui a convaincu le ministère : de l’enseignement ET un CDI. En fait, la solution à notre rentrée officielle dans la DHG était purement architecturale.

Pour cette 5ème rentrée, je prends, à nouveau, tous les 6° et 5°, ce qui me fait 8h hebdo. J’ai proposé 2h de projets hebdomadaires pour les élèves volontaires, ce qui fait les 10h. Ainsi, ma collègue peut prendre tous les 4° et 3° avec 2h de projets hebdomadaires en plus pour les volontaires. Nous avons 16 classes. Elle a demandé à faire une heure de Devoirs Faits en plus pour avoir 1 HSE.
Durant nos heures de cours, nous sommes libres d’enseigner seules, en lien ou pas avec un collègue lors d’un projet interdisciplinaire. Nous pouvons alterner et intervenir aussi dans une classe en même temps qu’un prof d’une autre discipline. A nous de construire, élaborer, mettre en oeuvre une EMI adaptée aux élèves et au contexte médiatique, contexte numérique et au contexte informationnel du moment. Cette liberté pédagogique n’a pas toujours été la nôtre avant 2021. Je me souviens d’une année où j’avais construit une progression EMI idéale de la 6° à la 3° et où, dépitée, je découvrais à la rentrée que les collègues n’avaient pas les classes prévues pour les projets ou qu’une collègue disciplinaire était en arrêt maladie. Certaines années, je travaillais des compétences qu’avec une partie des élèves d’un même niveau car les enseignants disciplinaires n’étaient pas sensibles aux enjeux de l’EMI et je me trouvais l’année suivante avec la moitié des classes ayant travaillé une même compétence, ce qu’aucun professeur disciplinaire ne connaissait.
D’autres fois, je me sentais inutile lorsque je faisais le bilan de mon enseignement en EMI à raison, pour certaines classes, de 3h par élèves dans toute l’année scolaire. Trois heures. Quand on sait le nombre de fois où un élève apprend à conjuguer les verbes de sa propre langue maternelle, on se doute qu’une compétence en EMI vue une seule fois dans toute une scolarité ne sert à rien.
Avant 2021, l’égalité d’accès au service public n’existait pas en ce qui concernait l’EMI. Les élèves n’avaient pas le même enseignement d’un établissement à l’autre. Les disparités étaient énormes.

Au lycée, les choses sont différentes avec un quotas d’heures d’enseignement pouvant aller jusqu’à 18h sans heures de gestion du CDI. Les compétences en EMI et SNT sont plus complexes et nécessitent plus de temps de préparation de cours, plus de temps devant élèves avec des évaluations plus complexes qu’en collège. La gestion et l’animation du CDI sont centrales avec des lycéens aux goûts multiples qui s’affirment et se spécialisent. Cela a contenté à peu près tout le monde : certains qui était entrés dans le métier pour la lecture et le CDI ont demandé à être mutés en lycée pour ne faire que cela, laissant à d’autres professeurs documentalistes volontaires un temps plein d’enseignement. Il a fallu trois-quatre ans pour que tout soit réorganisé. Cette liberté de choix a été très discuté dans la profession car le professeur documentaliste est soit l’un, soit l’autre, soit les deux. Par cette possibilité, nous savions également que le ministère limitait le nombre de créations de nouveaux postes en lycée.
Et, logiquement, l’agrégation est enfin arrivée. En devenant enseignant officiellement, en ayant été enlevé de la catégorie « administration » de tous les logiciels institutionnels qui nous avaient éloignés de l’enseignement, l’agrégation a été ouverte à l’EMI.

En cette rentrée 2026, je me sens fière parce que ce métier est indispensable à notre démocratie et à la liberté de décision des citoyens que je forme. Je me sens fière car ce métier est utile et reconnu. Les années de galère d’avant 2021 ne sont que mauvais souvenirs. Je n’ai plus besoin d’expliquer ce que j’enseigne ni en quoi consiste mon métier ni qu’il est indispensable, oui, vraiment indispensable. Tout le monde en est convaincu.

Cependant, je reste vigilante car je sais que rien n’est acquis.

Docpour Doc

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Via un article de Aline Bousquet, publié le 6 décembre 2020

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