Le numérique doit-il passer en force ?

Comme Alexis Mons du Groupe Reflect, nous restons un peu interloqués par le programme d’administration électronique obligatoire Danois dont nous vous parlions il y a peu. Les services publiques en ligne doivent-ils être le levier pour stimuler les usages de l’internet ? La contrainte est-elle nécessaire et si oui, à quelles fins ? Est-elle, par ailleurs, légitime ?

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions , Usages , eAdministration - Par Daniel Kaplan et Hubert Guillaud le 23/03/2006

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Les défenseurs des politiques autoritaires de basculement vers le numérique, que l’on ne rencontre pas qu’au Danemark, évoquent souvent deux objectifs simultanés : développer les usages de l’internet, et récolter tous les gains de productivité que des acteurs publics aux finances de plus en plus tendues peuvent attendre de leurs investissements. L’ennui, c’est que ces deux objectifs peuvent s’avérer contradictoires entre eux, mais aussi, avec d’autres objectifs stratégiques que les services poursuivent depuis des années - qui visent, notamment, à être perçus comme des acteurs du service et pas seulement de la contrainte.

Comme le relevait dès 2001 la mission “Données personnelles et administration électronique”, l’administration électronique a d’abord aidé, sous couvert de services, le développement de téléprocédures de déclaration et de paiement. Déclarer et payer en ligne, ça arrange l’administration davantage que l’usager, même si celui-ci s’en accomode. Mais les enjeux de l’administration électronique, tiennent aussi dans une offre de service et d’information orientée usager, ainsi que dans l’apport d’une réponse à la fracture administrative se défiant des réponses techniques pour imposer une médiation de proximité mieux tournée vers le public.

En imposant le passage au numérique, l’administration clamerait haut et fort que ce qui l’intéresse, ce n’est pas l’usager, ni la cohésion sociale, mais le fait de se simplifier la vie et de réduire son personnel. Pourquoi pas, mais il faut le dire clairement. Et savoir qu’après avoir elles aussi été tentées par le tout-automatique, les grandes entreprises de services, les banques, les distributeurs, sont vite revenues à des stratégies multi-canaux centrées sur le client, qui s’appuient bien sûr sur des outils informatiques communs en visant à la fois des gains de productivité et une amélioration du service rendu. L’administration veut-elle vraiment apparaître comme sa caricature, celle du monstre froid des procédures et de la contrainte ?

Du point de vue des usages, sauf peut-être du côté des entreprises, l’effet peut également s’avérer contre-productif. Quand on voit que 50% des Français et plus de 70% des Danois utilisent l’internet, apparu dans le paysage il y a seulement 10 ans, on n’a pas l’impression que les usages soient si difficiles à “développer” qu’il faille les rendre obligatoires... Et ceux qui ne peuvent pas, faute d’argent ou des connaissances nécessaires ? Et ceux qui ne veulent pas, pour des raisons qui leur sont propres, va-t-on faire leur bien malgré eux ?

La question de la légitimité d’une telle démarche reste posée. Pour ceux qui n’utilisent pas aujourd’hui l’e-administration, la difficulté n’est pas nécessairement technique ou financière. Remplir un formulaire n’est pas toujours facile, surtout si une erreur peut vous coûter de l’argent ou l’accès à un droit. Pour beaucoup de personnes, se trouver contraint de le faire seul devant une machine intimidante rend la situation pire, et non meilleure. Désigner, comme le demande le Danemark, un compte en banque de référence peut poser problème à ceux qui n’en ont pas ou qui ont du mal à l’alimenter. Alors, soit on transforme des personnes en difficulté en hors-la-loi, incapables de remplir leurs obligations administratives ; soit on multiplie les médiateurs, les accès publics et assistés, le ! s instances d’appel et de traitement des litiges, les services d’assistance... Et alors, on peut se demander si les gains de productivité seront bien au rendez-vous. Autrement dit, l’administration électronique obligatoire n’est-elle pas une réponse à deux mauvaises questions ?

L’incitation “positive”, elle, permet plus de souplesse et permet aux usagers, professionnels ou non, de se saisir des bons services et de rejeter les mauvais. Pour exemple, l’une des grandes réussite de l’administration électronique française : la déclaration d’impôts électronique. Bien sûr, on peut toujours en rappeler les couacs, il n’empêche que son succès s’est appuyé sur des mesures simples : une incitation forte à basculer (promotion), un réel accompagnement (aide physique et en ligne), et des bénéfices très clairs pour les usages (modique remise d’impôt et, surtout délai supplémentaire). Incontestablement, la formule devrait porter ses fruits.

Peut-être est-ce par des petites choses que l’administration électronique s’imposera. Un ensemble d’incitations positives encourageant les entreprises, les administrés à privilégier le canal numérique : délais de traitement notablement plus courts et plus rapides, délais de réponses prolongés pour tout télédéclarant, remise financière (même modique), accès facilité à des mesures variées d’accompagnement avec des procédures adaptées (aide en ligne et physique)... Prendre l’habitude de répondre à un mail ou à des documents transmis électroniquement plus vite qu’à un courrier par exemple. Des petites incitations peuvent produire de meilleurs résultats que de grandes contraintes.

Daniel Kaplan et Hubert Guillaud

Posté le 2 avril 2006

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