Quel avenir pour la distribution numérique des œuvres culturelles ?

Après bien des atermoiements, la porte entre-ouverte, le 21 décembre
2005 par une poignée de députés, à l’instauration d’une licence légale
(ou “globale”) s’est finalement refermée. L a multiplication des DRM
restreignant les usages des contenus culturels numériques est considérée
comme une condition du développement de la distribution numérique des
œuvres culturelles.

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Enjeux, débats, prospective, Droits numériques, P2P, Tribune -

Par François Moreau (Conservatoire National des Arts et Métiers), Marc Bourreau et Michel Gensollen (Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications).

le 29/03/2006

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Pourtant, le cocktail « répression + protections techniques », utilisé
en France depuis 2003, a fait les preuves de son inefficacité. Le
téléchargement sauvage a encore doublé en 2005 en France (étude GFK-SVM,
janvier 2006). Pendant près de trois mois, ce projet a fait l’objet
d’une campagne de désinformation. Les uns et les autres ont affirmé
comme une évidence que l’échange libre de fichiers musicaux relevait de
l’utopie et que la licence légale serait incapable de financer la
création. Ces arguments, qui reflètent plus les craintes d’industries en
crise que la réalité économique, méritent d’être discutés car ils seront
à n’en pas douter réutilisés demain contre tout cadre légal ou
réglementaire qui viserait à exploiter pleinement le potentiel de la
distribution numérique d’œuvres culturelles.

La gratuité marginale se justifie pour les fichiers numériques

La copie de fichiers numériques et leur mise à disposition sur les
réseaux peer-to-peer sont souvent comparées au vol d’un bien physique.
Puisqu’on ne vole pas les baguettes de pain, dit-on, on ne doit pas, non
plus, voler des octets d’information. C’est là oublier la différence
fondamentale entre les biens réels et les fichiers : chaque bien réel
est unique et ne peut être consommé qu’une fois. Les économistes parlent
dans ce cas de “bien rival”. Mais les fichiers, une fois que les ménages
se sont légalement équipés des moyens de duplication, deviennent des
biens non-rivaux ; la consommation d’un fichier par un consommateur ne
s’oppose nullement à l’utilisation de sa copie par quelqu’un d’autre.
Tout au contraire, ceux qui entravent cette copie font acte de sabotage
 : ils tentent de s’opposer au progrès technique pour conserver une rente
qui n’a plus de justification économique.

Dans la mesure où les fichiers numériques constituent des biens
collectifs, il convient de fixer le prix unitaire au niveau du coût
marginal, qui est nul : c’est ce qui assure la consommation la plus
large et une situation optimale (dite “de premier rang” par les
économistes). Mais il convient aussi de déterminer un mode équitable et
efficace de financement des coûts fixes de la production initiale du
contenu. Un abonnement indépendant de la quantité consommée constitue
une solution efficace, généralement utilisée dans le cas des œuvres
culturelles : ainsi en est-il des chaînes payantes de télévision ou des
cartes illimitées dans le cas des salles de cinéma. Une autre solution
peut consister à adosser deux marchés, par exemple le marché final et le
marché des annonceurs dans le cas de la radio et des chaînes gratuites
de télévision.

La création des contenus est aisément financée par la licence légale

La licence légale a été critiquée au motif qu’elle serait en tout état
de cause insuffisante pour financer les auteurs et les artistes.
Remarquons tout d’abord que, si les revenus des éditeurs phonographiques
proviennent essentiellement des ventes de disques, il n’en est pas de
même pour les autres ayants droit que sont les auteurs-compositeurs et
les artistes. Ainsi, seul un cinquième des sommes collectées par la
SACEM pour le compte des auteurs-compositeurs provient des ventes de
disques, les diffusions radio et dans des lieux sonorisés constituant
l’essentiel du solde. De même, pour la très grande majorité des artistes
interprètes, les ventes de disques ne représentent qu’une part très
minoritaire de leurs revenus au regard de ce que leur apportent le
spectacle vivant, un emploi parallèle et surtout le régime de
l’intermittence.

Une évaluation simple permet de se rendre compte que la licence légale
permettrait non seulement de rémunérer les artistes mais également
l’ensemble de la filière, hors les frais de distribution physique. On
retiendra les hypothèses du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire
et Artistique dans son rapport sur la distribution de contenus numérique
en ligne : 14 millions d’abonnés à l’Internet haut débit (projection
2010) et un chiffre d’affaires de gros hors taxes de l’industrie du
disque de 1.300 millions d’euros, correspondant à la valeur
historiquement maximale atteinte, en 2002, par le marché de la musique
enregistrée. Compte tenu du fait que tous les consommateurs de musique
ne sont pas équipés d’ordinateurs et que tous, loin de là, n’ont pas
accès à internet à haut débit, considérer que l’ensemble du marché du CD
pourrait s’effondrer est une hypothèse extrême, une chute du marché du
CD de 50% semblant déjà importante (entre 2002 et 2005 la baisse a été
de 27%). Toutefois, l’évaluation qui suit est conduite sous ces deux
hypothèses.

D’après des chiffres fournis par le SNEP (Economie du disque - édition
2001), la part du chiffre d’affaires de gros hors taxes revenant aux
auteurs et artistes interprètes représenterait 338 millions d’euros, et
celle revenant aux maisons de disques (hors frais de distribution et de
fabrication du support physique, inexistants en ligne) 533 millions
d’euros dont 39 millions pour les frais de studios et 195 millions
correspondant aux frais de marketing et de promotion. Au reste, le
chiffre de 338 millions d’euros est certainement surestimé car il repose
sur un taux moyen de royalties de 19% pour les artistes interprètes, ce
qui semble excessif à beaucoup d’observateurs. Ainsi, dans son rapport
sur la distribution numérique des contenus, le CSPLA retient une somme
de 120 millions d’euros versée aux auteurs et 160 millions aux
artistes-interprètes.

Deux solutions sont envisageables. Une taxe optionnelle, dont seuls les
internautes souhaitant pouvoir télécharger légalement s’acquitteraient,
ou au contraire un prélèvement sur tous les abonnements haut-débit.

Dans le premier cas de figure, des enquêtes récentes, montrent que la
disposition à payer des internautes pour une licence légale musicale se
situe autour de 7 euros par mois (soit annuellement pour 14 millions
d’internautes 1.176 millions d’euros). Dans ces conditions, le tableau
ci-dessous montre qu’il suffit que 32 % des internautes acceptent de
payer l’abonnement “licence globale” pour financer les auteurs,
artistes-interprètes et les coûts d’enregistrement. Un taux de 74 %
suffirait à financer l’ensemble de la filière (hors frais de fabrication
et de distribution physique). Or, d’après des sondages récents 75% des
internautes sont favorables à l’instauration d’une licence légale.

Si l’on admet que 40% des internautes téléchargent des contenus sur des
réseaux peer-to-peer (sondage [.pdf] Médiamétrie, décembre 2005), ce
chiffre étant supérieur à 90% dans les populations jeunes ou
technophiles, une autre solution consisterait à imposer une taxe à
l’ensemble des internautes. L’évaluation précédente montre alors qu’il
suffit que l’ensemble des 14 millions d’abonnés à l’internet haut débit
payent un abonnement mensuel augmenté de 1,12 euros pour financer la
création musicale (les auteurs, artistes-interprètes et les coûts
d’enregistrement) et augmenté de 2,59 euros pour financer l’ensemble de
la filière (hors frais de distribution physique), dans l’hypothèse d’une
division par deux du marché du CD. Ces chiffres deviennent 2,24 euros
mensuels et 5,18 euros mensuels dans l’hypothèse d’un effondrement total
du marché des supports physiques.

Les évaluations précédentes ne portent que sur la musique. La question
des images animées est certes plus complexe. Leur diffusion légale sur
les réseaux peer-to-peer remettrait en cause la chronologie des médias
et elle impacterait le marché du DVD, mais aussi probablement le marché
télévisuel, notamment les chaînes thématiques « cinéma », voire, dans
certains cas, la diffusion en salles. Toutefois, le chiffre d’affaires
de détail de la filière cinéma est, en France, d’après le CNC, de 6
milliards d’euros (2,9 pour les abonnements aux chaînes de télévision « 
cinéma », 2 pour les achats et location de DVD et 1,1 pour les entrées
en salle), contre 2 milliards pour les ventes de musique enregistrée. On
constate donc que - en théorie - si la taxe devait aussi servir au
financement de la production d’images animées, les chiffres précédents
devraient être multipliés par un facteur allant de 2 (si seul le DVD est
affecté) à 4 (si, scénario hautement improbable, toute la filière devait
être affectée). Ainsi, prendre en compte le cinéma dans la licence
légale ne modifie pas l’ordre de grandeur du calcul précédent. Les
abonnements à l’internet haut débit étant actuellement supérieurs à 20
euros par mois, on voit qu’une augmentation de l’ordre de 15% suffit à
accompagner le mouvement d’adaptation de l’industrie de la musique
enregistrée au monde numérique. Une augmentation allant de 30 à 60%
serait nécessaire pour l’ensemble des industries de la musique et du cinéma.

Les deux solutions, système déclaratif ou taxe universelle, ont chacune
leur mérite. Justice pour la première, simplicité d’implémentation pour
la seconde. Toutefois, l’une et l’autre montrent qu’il n’est pas sérieux
de soutenir qu’une licence légale ne peut pas offrir une rémunération
convenable aux créateurs.

Les échanges de fichiers favorisent la diversité de la production artistique

Il a été également soutenu que la licence légale aurait pour conséquence
de réduire la diversité de la production artistique. Une telle
affirmation est étrange : la faible diversité actuelle vient du système
de promotion et de diffusion des œuvres et c’est ce système-là justement
qui est remis en cause par le développement des échanges de fichiers
numériques.

Aujourd’hui, c’est le système de promotion et de diffusion des œuvres
qui pénalise la diversité musicale. Quatre multinationales produisent un
quart des phonogrammes édités chaque année et se partagent les trois
quarts du marché mondial. Le reste du marché est laissé à des milliers
de labels indépendants qui assurent l’essentiel du travail de découverte
de nouveaux talents et occupent des marchés de niches délaissés par les
majors. La diversité musicale offerte par les médias de masse, et
notamment par la radio, est particulièrement faible : en France, moins
de 5% des titres diffusés totalisent 85% des diffusions. Cette
concentration de l’exposition médiatique s’opère au détriment des
indépendants et au profit des majors. Les ventes de phonogrammes sont
également concentrées sur un petit nombre de titres. Environ 4% des
références commercialisées en France représentent 90% du volume des ventes.

Le développement des réseaux d’échange de fichiers (peer-to-peer)
entraîne une réorganisation de la filière de la musique enregistrée. Sur
internet, les modèles d’affaires basés sur des artistes auto-produits ou
produits par des labels indépendants, avec des frais de structure
moindres que ceux des majors, sont plus faciles à équilibrer, a fortiori
si les artistes ou les producteurs indépendants ne cherchent pas à
reproduire le mode de promotion des majors mais s’ils s’appuient sur des
processus plus décentralisés. Une promotion de type communautaire
remplace peu à peu la promotion des médias de masse, en s’appuyant sur
les réseaux peer-to-peer, les forums, le podcasting, les blogs, etc. Une
récente enquête auprès d’acheteurs réguliers de musique en ligne met en
évidence que la possibilité de bénéficier de recommandations d’autres
consommateurs était considérée par les internautes comme un élément
important, voire essentiel, dans le choix d’un site de téléchargement
(Etude [.pdf] réalisée en 2005 par le “Berkman Center for Internet &
Society at Harvard Law School” et la société Gartner).

La nécessaire régulation du marché de gros

Il convient enfin de répondre à un argument souvent avancé
implicitement, tant il semble aller de soi : la libération des échanges
sur les réseaux peer-to-peer handicaperait le développement des
plateformes de téléchargement légal. Or l’étude des motivations des
participants aux réseaux d’échange (Développement Culturel, n° 148
[.pdf]) met en lumière qu’une partie importante des “pirates” se servent
des échanges gratuits, non pour éviter un achat de CD mais plutôt pour
explorer des musiques qu’ils connaissent encore mal et pour s’y
acculturer. Pour une part importante de la clientèle, les réseaux
peer-to-peer et les plateformes légales offrent des services
complémentaires plutôt que substituables. A côté des réseaux d’échange,
nul doute qu’une place existe pour des plateformes payantes pratiquant
une tarification raisonnable et permettant un téléchargement plus rapide
et plus fiable, plus ergonomique, proposant des fichiers de meilleure
qualité, des conseils, avis et informations et éventuellement des bonus
(réduction pour des places de concerts par exemple).

L’offre légale de musique dématérialisée a réellement commencé à
décoller en 2005. La musique en ligne et sur téléphone mobile représente
aujourd’hui 6% du marché du disque. Pour que les plateformes légales se
développent, encore faut-il qu’elles améliorent leur offre et qu’elles
aient librement accès aux catalogues des éditeurs. En effet, au delà de
la gratuité, les adeptes des réseaux P2P mettent en avant les avantages
de ces derniers en matière d’exhaustivité du catalogue et de liberté
d’usage des fichiers (copie sur un baladeur, sur un CD, etc.). Le manque
d’interopérabilité des plateformes (même si, dans ce domaine, la
responsabilité en incombe également aux acteurs de l’informatique comme
Microsoft ou Apple) et les DRM qui contraignent l’utilisation des
fichiers numériques, représentent des obstacles majeurs au développement
de la musique en ligne. Enfin, les majors militent pour une augmentation
du prix de la musique en ligne, ce qui ne manquerait pas de ruiner les
efforts faits pour développer ce marché.

Pour que la musique enregistrée se développe en s’appuyant sur la
diffusion de fichiers numériques à partir d’une solution de marché, il
convient avant tout de réguler le marché de gros, c’est-à-dire le
marché, aujourd’hui très déséquilibré, qui relie les opérateurs de
plateformes de téléchargement payant et les éditeurs, en position
d’oligopole économiquement et politiquement puissant. Cette régulation
pourrait prendre la forme, d’une part, de l’obligation faite aux
éditeurs et ayants-droit d’ouvrir leurs catalogues aux opérateurs de
plateformes et, d’autre part, de l’instauration d’un prix plafond pour
la mise à disposition des œuvres.


En conclusion, si l’on veut que les industries culturelles profitent
pleinement de la révolution technique que représente la numérisation des
contenus, il est nécessaire de définir un cadre juridique pour les
échanges de fichiers. Dans la mesure où l’instauration d’une licence
légale et l’encadrement du marché de gros sont complémentaires, un tel
cadre juridique devrait inclure des dispositions visant à assurer le
développement de la musique en ligne payante :

  • une régulation du marché de gros (ouverture des catalogues des
    éditeurs et prix plafond pour la cession aux plateformes de téléchargement),
  • l’obligation d’assurer l’interopérabilité entre les différents
    standards de musique en ligne,
  • la suppression des techniques DRM, économiquement nuisibles et
    dangereuses pour la sécurité informatique.

A terme, les échanges gratuits serviront à la diffusion vers des marchés
de toute façon non solvables, tout en offrant sécurité juridique aux
utilisateurs et juste rémunération aux ayants-droits, tandis que les
plateformes payantes pourront pratiquer des prix inférieurs aux valeurs
actuelles, tout en offrant des services complémentaires et en dégageant
une marge importante grâce à la disparition des frais de fabrication et
de diffusion des supports physiques.

François Moreau (Conservatoire National des Arts et Métiers), Marc
Bourreau et Michel Gensollen (Ecole Nationale Supérieure des
Télécommunications).

Posté le 30 mars 2006

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