Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions , Enjeux, débats, prospective , eDémocratie , Innovation, R&D - Par Jacques-François Marchandise le 10/03/2006
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Résoudre les problèmes de délinquance par la détection très précoce des troubles de comportement des enfants à partir de trois ans : cette proposition, extraite d’un rapport d’expertise collective de l’Inserm (synthèse .pdf) suscite une levée de boucliers de psychologues et de pédopsychiatres et une mobilisation citoyenne, stigmatisant le déterminisme de la démarche ; l’émotion est d’autant plus vive que le ministère de l’Intérieur, prévoit, dans son projet de loi sur la prévention de la délinquance, précisément, une détection précoce, et trouve dans ce rapport une légitimation scientifique.
La pétition Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans,
qui a recueilli plus de 80 000 signatures, est, en soi, un phénomène internet : le web semble être le principal vecteur de la campagne, le site (dépouillé de tout logo) est particulièrement rustique et efficace, il y a là un bon exemple des nouvelles pratiques citoyennes favorisées par le réseau.
Mais c’est bien sur le fond que ce débat nous intéresse, bien qu’il soit éloigné de nos compétences. Les dispositifs qui sont mis en question (détection de comportements agressifs chez l’enfant de 3 ans, tests neuropsychologiques, rééducation,...) ne sont pas mauvais “dans l’absolu”, ils sont appropriés à certains types de situations, à des contextes, à des moments, c’est le fait de les ériger en système (avec fichage par l’Etat à la clé) et en sol ! ution (censée faire baisser la délinquance) qui ! fait polémique. En voulant répondre par un arsenal de solutions techniques à des questions de société, les scientifiques qui formulent ces propositions et les politiques qui les reprennent à leur compte semblent manifester à l’égard des sciences et techniques une confiance qui mérite d’être mise en question, au-delà du “fichage des bébés”.
Le progrès des sciences et des technologies résout-il les problèmes de société ? Ce malentendu, construit sur l’ambivalence du mot “progrès” (politique et social, scientifique et technique), a la vie dure. Si la recherche permet d’améliorer les traitements médicaux, elle permet aussi les folies de l’alimentation industrielle ; notre crédulité à l’égard du “meilleur des mondes” est le meilleur allié des dérives scientistes, toujours plus vivaces, et face auxquelles la prophylaxie par l’éthique n’est pas vraiment suffisante ; il est utile de se souvenir (et le XXe siècle était une façon de payer pour le savoir) que la science et la technique sont autoportées par leurs progrès, érigés en buts et non en moyens ; ainsi l’utopie ultime de la recherche médicale, version “s ! ans conscience”, est-elle la santé absolue, et en l’occurrence la santé mentale absolue, vue comme le calibrage et la standardisation des pommes et des tomates. Le corps social doit être assez musclé pour que la médecine soit “sa” médecine et ne réponde pas seulement aux objectifs du business pharmaceutique ou génétique, du “toujours plus loin” scientifique et technique ou de son instrumentalisation politique (entendons-nous bien, les succès de la recherche médicale sont son honneur, chacun leur est reconnaissants et il serait terrible de s’en priver !!!). Chacun de nous ne pouvant devenir un expert en tout, une citoyenneté éclairée est difficile à faire vivre, et l’usager est vu comme un frein au changement, un obstacle à contourner.
Au-delà, plus près de notre domaine et plus généralement, notre tendance à apporter des réponses techniques à des questions non-techniques n’a pas tendance à s’arranger, 50 ans après les travaux “pessimistes” de Jacques Ellul sur le sujet. Parties prenantes, à notre corps défendant, du bluff technologique et de la pression de la nouveauté, et souvent enthousiastes à l’idée que l’innovation technologique va rendre le monde meilleur, nous ne sommes sans doute pas bien équipés côté contrepoison. Il ne s’agit pas de verser dans le masochisme et l’autoflagellation, ni de tirer dans le dos des innovateurs alors même que nous tentons chaque jour de les soutenir ; mais il est vrai qu’il n’est pas très facile de trouver l’équilibre entre notre fascination souvent fertile pour les possibil ! ités technologiques et la vigilance nécessaire pour qu’elles ne nous tiennent pas lieu d’horizon. Il est permis de se demander, au moment où se déploient l’e-administration, les TIC dans l’éducation, le télétravail ou la communication mobile permanente, si ces solutions répondent toujours à des problèmes qui se posaient réellement. Réforment-elles l’Etat ? Améliorent-elles les pratiques pédagogiques, les apprentissages ? Rendent-elles la vie plus simple ? Il est acquis, par exemple, que les outils coopératifs ne créent pas la volonté de travail coopératif, même si ils peuvent en favoriser le développement, ou que les machines à voter ne régénèrent pas la démocratie. Il est patent que la dématérialisation des marchés publics ne répondait pas à un besoin urgent des organi ! smes publics ni de leurs fournisseurs, même si des dyna ! miques fertiles peuvent en émerger. Le Dossier médical partagé semble, à son tour, une réponse technique maximale, coûteuse et pleine d’incertitudes, mais menée à marche forcée, à des questions qui n’étaient guère techniques : espérons que le contexte de dialogue et de concertation qui semble exister autour de ce projet permette d’élaborer des outils maîtrisés et adaptés aux besoins les plus évidents, et non des systèmes techniques auxquels praticiens et patients devraient s’adapter. De la même façon, face aux légitimes inquiétudes sur les risques d’utilisation d’internet par les mineurs, les outils techniques de contrôle parental sont nécessaires (et il est juste d’en encourager le développement et la mise à disposition gratuite) mais risquent fort de devenir autant de Lignes Maginot si la so ! ciété, les parents et les enseignants pensent pouvoir se défausser grâce à eux de la responsabilité parentale et pédagogique.
L’”acceptabilité” est une notion souvent maniée par les entreprises technologiques pour désigner la capacité d’adaptation et de digestion des utilisateurs. Cette notion peut s’avérer toxique, si elle devient un pari sur l’absence de vigilance du public, sur sa docilité constante face au techno-push permanent et à l’innovation jetable. Une innovation durable prend probablement davantage au sérieux la réalité des besoins et des attentes, la réactivité croissante des utilisateurs, l’autonomie des pratiques face à l’offre. Chercheurs et innovateurs se rendront service en misant sur l’appropriation consciente plutôt que sur la fuite en avant. Quant aux politiques publiques, elles ont, dans notre domaine comme dans d’autres, tout à gagner à une élaboration concertée et au grand jour.
Jacques-François Marchandise