Qui a peur du domaine public ?

article de Roberto Di Cosmo repris de son site et publié sous licence LLDL version 1

En cherchant des informations plus à jour sur le marché de la musique en France, je suis tombé sur cette lettre ouverte des artistes-interprètes pour une extension de la durée des droits, qui nous oblige tous à reflechir au genre de société dans laquelle nous souhaitons vivre à terme, et que nous souhaitons leguer à nos enfants.

Il s’agit d’un sujet trop sérieux pour s’atteler à la tache maintenant en ne parlant que de musique et de loisir, je vais donc y revenir plus avant plus en détail, et je me limite ici à quelques reflections éparses.

  • cette lettre ouverte vise à demander l’extension des droits des artistes-interprètes, mais elle se trouve sur un site qui paraît émanation directe du SNEP, qui n’a aucun titre pour représenter des artistes-interprètes (d’ailleurs, ell’est en cours de signature'', selon ce qui indique une ligne en bas de page) -* elle ne parle, fondamentalement, que du manque à gagner de qui exploite les fonds de catalogue (ce ne sont pas les artistes-interprètes), et jamais de l'intérêt du public ou de la culture en général -* son principal argument économique est que dans le régime de droit actuel (50 ans d'exclusivité, puis domaine public, pour les enregistrements), bien trop de titres tomberons dans le domaine public, et attention, maintenant il va s'agir de Jazz des années 50 et 60, ce qui peut faire encore largement recette, et donc peur à qui espérait d'exploiter ce filon ad libitum; les données présentés veulent faire croire à un désastre annoncé: le nombre des titres qui vont tomber dans le domaine public va s'accroître inexorablement dans les années à venir, et on ne se prive pas de vous faire des simulations sur 10 ans, puis sur 20 ans et au delà, qui montrent comment en 2023, quel horreur, on trouvera dans le domaine public les tubes des années '70 (et il y en a des milliers) -* son principal argument politique est que ailleurs, dans quelques autres pays, la durée de ces droits est plus longue, et donc les ayant droits en France seraientdéfavorisés’’ par rapport à ceux de quelques autre pays

Il vaut alors peut être la peine de rappeler ici quelques vérités trop souvent oublié, avant de se retrouver, après la mascarade du DADVSI, devant une autre mascarade de DADVSI 2 qui visera à multiplier par deux la durée des droits d’auteur et des droits voisins :

  • le droit d’auteur est une notion récente dans l’histoire de l’humanité, qui a été jusque là justifié comme un juste compromis entre l’intérêt du public et celui des créateurs ;
  • la limitation à la durée des droits des auteurs est un élément essentiel de cet équilibre ;
  • comme j’ai déjà montré
    , les vrais créateurs ne touchent presque rien des montants faramineux de cette industrie ; s’ils laissent quelques lobbys parler en leur nom pour essayer systématiquement de dérégler cet équilibre au seul avantage des grandes multinationales du divertissement, ils s’engagent sur un chemin dangereux qui risque de pousser nos concitoyens à réagir violemment contre la notion même de droit d’auteur, ce qui serait fort dommageable pour les créateurs ;
  • ces lobbys ont déjà ouvré sur la planète à plusieurs occasions pour obtenir des extensions de la durée des droits, exactement avec les mêmes arguments utilisés ici ; le cas le plus connu est le Sonny Bono Act
    (aka Mickey Mouse protection act, devinez pourquoi), qui a allongé en 1998 de 20 ans la durée des droits aux Etats Unis, sous prétexte qu’en Europe cette durée était, depuis 1993, bien plus longue. Or l’allongement de la durée des droits en 1993 en Europe venait lui aussi d’une ``uniformisation’’
    des lois des différents pays européens, en se basant sur la durée la plus longue à l’époque (70 ans en Allemagne).

Autrement dit, on assiste sur la planète à une course aux allongements qui a déjà multiplié par deux la durée des droits en moins d’un demi siècle.

Or, je crois ne pas savoir ce que le public a obtenu en échange jusque là : ce n’est qu’avec l’arrivée d’Internet que ce déséquilibre monstrueux commence très doucement à se résorber.

Les tenants des offres commerciales et pourfendeurs des échanges non commerciales devraient y réfléchir sérieusement.

Quant à nous, grand public, il ne faudrait peut-être pas oublier trop vite l’aphorisme qui veut que nous avons les classes dirigeantes que nous méritons : nous devons rester vigilants, et nous assurer que cette course folle ne se poursuive pas ; pour cela, il est essentielle de ne pas permettre aux lobbies de récrire l’histoire du droit d’auteur a leur seul avantage.

Enfin, s’il y a une chose positive dans cette lettre, c’est qu’elle donne une estimation concrète du nombre très important d’enregistrements qui sont en train de tomber dans le domaine public, et que nous pouvons donc échanger librement en toute légalité.

Ça aussi, nos députés devraient le prendre en compte, pour ne pas parler des médias à sens unique qui assimilent systématiquement téléchargement gratuit à téléchargement illégal : il y a un corpus très important, tous les enregistrements d’il y a 50 ans ou plus, des dizaines de milliers de titres qui sont dans le domaine public, et de ceux-là, personne a le droit d’interdire l’échange.

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Posté le 8 mars 2006

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