Au premier jour de la reprise des discussions à l’assemblée nationale

Quelques remarques sur le débat DADVSI (Droit d’Auteur et Droits voisins dans la Société de l’Information)

Contribution au débat d’Hervé Le Crosnier

Le débat a repris aujourd’hui 7 mars à l’Assemblée nationale,
et ces notes sont issues de l’étude des premiers compte-rendus
analytiques disponibles sur le site de l’assemblée nationale
et ici aussi

Quelques réflexions qui situent la discussion engagée et témoigne du pas franchi dans le débat public

1 - la haute tenue du débat

Alors que nous sommes peu nombreux, depuis des années, à
dire que la question de la "propriété intellectuelle" doit
sortir des cercles spécialisés car elle concerne dorénavant
l’ensemble de l’organisation de la société, ce débat montre
que notre analyse et la détermination d’une partie de la
société civile à mettre ce point en avant porte ses fruits.
Je pense plus particulièrement aux associations de
bibliothécaires et de documentalistes et aux associations de
défense du logiciel libre.

Par delà les affiliations politiques, des député(e)s posent
dans ce débat des questions sur l’organisation de l’accès
à la culture et à la connaissance et sortent de la pression
médiatique orchestrée par les grandes compagnies de disques
depuis des mois.

Il n’est que plus désolant de voir le gouvernement persister
dans sa volonté d’utiliser la "procédure d’urgence", qui
interdit un débat approfondi.

C’est Christine Boutin qui a très clairement exprimé la
situation :
"Les députés qui ont voté la licence globale en décembre ont, au fond,
levé un lièvre que beaucoup voulaient dissimuler. En effet, il ne s’agit
pas seulement de la rémunération des auteurs et interprètes dont les
oeuvres étaient jusqu’à présent téléchargées en toute illégalité - à
preuve, les lourdes amendes et les peines de prison prononcées contre
les auteurs de ces méfaits. Là où le législateur ne croyait qu’adapter
le code de la propriété intellectuelle aux nouvelles technologies, il
ébranlait à son insu des intérêts économiques colossaux et plaçait au
coeur du débat les principes fondamentaux de notre République : liberté
individuelle, respect de la vie privée, intelligence économique voire
souveraineté de l’État. Seule la violence des passions et des pressions
déchaînée par l’adoption surprise de la licence globale a permis de
lever ce voile."(Christine Boutin, 2ème séance du 7 mars 2006)

Il s’agit en réalité de l’organisation économique du monde
numérique. Pas une question d’urgence, tant les effets vont
peser sur le long terme.

Chaque décision, prise avec la question de la musique en
tête a des effets sur la production de logiciels, sur les
monopoles qui se mettent en place, sur les droits des individus
(tant au respect à la vie privée qu’à celui des consommateurs à
réellement utiliser les biens qu’ils ont achetés)... Les
"effets de bord" d’une telle loi sont potentiellement si
importants que la procédure d’urgence n’en est que plus
dérisoire.

Ne citons qu’un seul problème : il y a plusieurs amendements
proposés qui insistent sur les conséquences qu’aurait une
décision sur le "contournement des mesures techniques de
protection" prise au service de l’industrie musicale.
En particulier sur les questions de la recherche en
cryptographie et sur la sureté militaire. Pour que de telles
questions apparaissent dans des amendements sur le droit
d’auteur, il faut bien que l’enjeu dépasse largement les
discours compassés des présentateurs des journaux télévisés.

2 - les logiciels libres

Le second aspect qui ressemble à une reconnaissance des actions
de la société civile, c’est la place occupée par le "logiciel
libre" dans les débats.

C’est François Bayrou qui annonce :
"Le premier de ces enjeux essentiels, c’est le logiciel libre.
L’imposition de mesures techniques de protection, de DRM, exclusivement
compatibles avec tel logiciel ou tel matériel constituerait une prise de
contrôle subreptice de la chaîne informatique." (François Bayrou, séance
du 7 mars 2006)

De nombreux amendements traitent des questions
"d’interopérabilité" et de "normes ouvertes", qui sont au coeur
de la logique des logiciels libres. Là encore montrant que la
question dépasse de loin le financement des notes de frais de la
SACEM.

(on trouvera tous les amendements en ligne
)

Prenons ainsi l’argumentaire de l’amendement 273 déposé par
MM. Carayon, Cazenave, Lasbordes et Mme Marland-Militello :
"En janvier 2003 était lancée l’initiative NGSCB « Next Génération
Secure Computing Base » qui étend le contrôle de l’ordinateur à ses
périphériques et nécessite l’obtention à distance de certificats
numériques. Comme le souligne notre collègue Pierre Lasbordes dans son
rapport « La sécurité des systèmes d’information, un enjeu majeur pour
la France », « NGSCB donne un droit de regard aux constructeurs de
matériels et de logiciels, de l’usage fait des ordinateurs personnels.
Il permet de contrôler l’accès des logiciels aux ressources matérielles.
Cette émergence d’une informatique de confiance conduirait un nombre
très limité de sociétés à imposer leur modèle de sécurité à la planète
(...). Il en résulterait une mise en cause de l’autonomie des individus
et des organisations (restriction des droits d’un utilisateur sur sa
propre machine). Cela constitue une menace évidente à la souveraineté
des États. » La prochaine version du logiciel système de Microsoft,
« Windows Vista » sera la première concrétisation de l’initiative NGSCB."

Un argumentaire qui se termine par :
"Pour des raisons évidentes, [cet amendement] propose que les produits
intégrant ce type de technologies ne puissent être utilisés au sein des
administrations qu’après autorisation du service compétent."...

On est loin, très loin de la question de la feuille d’impôts
d’Eddy Mitchell.

Cette prise de conscience des enjeux du logiciel libre est une
victoire dont il faut se sentir heureux. Depuis des années que
le mouvement affirme que le logiciel libre est le seul garant
permettant aux citoyens de ne pas sombrer sous la coupe de
monopoles technico-commerciaux, nous avons la preuve que les
idées finissent par passer.

3 - La "copie privée"

Nous assistons à un tour de passe-passe formidable : chacun
d’affirmer la permanence du droit à la "copie privée", mais
le gouvernement refuse d’en donner une définition claire.

La réalité, c’est la volonté de reprendre pour tous les
documents les dispositifs de la Loi de 1985 concernant les
logiciels : le droit à une copie de sauvegarde des seuls
documents numériques qui seraient en la possession de la
personne. Ce qui n’a rien à voir avec l’esprit de la Loi de
1957, ni avec les fondements d’équilibre du Droit d’auteur.

L’exception de copie privée, c’est le droit de copier à titre
privé, pour un usage privé, tout document qui serait arrivé
légalement entre les mains d’une personne. Il en est ainsi
depuis la Loi de 1957.

Ce sont les députés socialistes qui le rappellent en
argumentaire de l’amendement 332 :
"La loi du 11 mars 1957 autorisait toutes les reproductions, sans faire
de distinction. Si les législateurs de l’époque avaient souhaité exclure
les procédés modernes de reproduction du champ d’application de
l’article 41, ils auraient parfaitement pu le faire".

Sur l’amendement N° 263 du gouvernement, les députés communistes se
gaussent (amendement 274) :
"Dans le deuxième alinéa de cet amendement, supprimer les mots :« non
autorisée ». Et argumentent : " Cet article comporte une contradiction
fondamentale puisqu’une reproduction à des fins personnelles est, par
définition, selon les déclarations mêmes du ministre, licite et ne
saurait donc être « non autorisée »."

De nombreux amendements, venant de tous les partis, veulent
préciser et indiquer que le téléchargement numérique, est une
source de documents permettant l’application de la copie privée.
Allant en cela dans le sens des dernières conceptions qui se
dégagent de la jurisprudence.

Or, le gouvernement a une autre définition, qui a été clairement
exprimée par Christian Vanneste le Rapporteur :
"Ces sous-amendements sont la démonstration du double langage de
l’opposition, qui entretient la confusion entre les deux notions de
téléchargement et de copie privée : elle oublie de préciser si le
téléchargement est licite ou non ! Lorsque nous favorisons les
téléchargements licites à partir de plateformes, c’est pour éliminer le
téléchargement illicite, donc empêcher que les artistes soient spoliés.
Vous laissez entendre, subrepticement, que télécharger revient à faire
de la copie : non ! On fait une copie privée lorsqu’on reproduit ce que
l’on a téléchargé licitement - nous proposerons que ce soit le collège
des médiateurs qui fixe le nombre de copies autorisées. Confondre
téléchargement et copie revient à rendre licite ce qui est illicite.
(Christian Vaneste, Rapporteur, 3ème séance du 7 mars 2006).

Plus généralement, alors que le fond de la Loi est
l’organisation d’un marché verrouillé par des DRM et portant sur les
usages des oeuvres, comment autoriser la "copie privée" ?

La mésanventure de perte de tous ses morceaux "légalement
acquis" par Jérôme Colombani, de France Info, , telle qu’il la
raconte dans son blog
montre que les droits des consommateurs sont largement remis en
cause par les techniques elles-mêmes.

Et si la loi rend celles-ci intouchables, le danger existe pour
les citoyens de ne plus pouvoir disposer à leur gré de leurs
propres références culturelles.

4 - La place de la Loi dans l’équilibre républicain

Pour faire passer ce service aux majors de l’informatique, le
projet va beaucoup plus loin : il revient en arrière sur la
capacité de la Loi elle-même à forger l’espace juridique.

Comme la "copie privée" n’est pas clairement désignée, on
retrouve une "instance spéciale", des "médiateurs" pour décider
du statut d’une pratique d’internautes. Et pire encore, le
projet de Loi propose d’intégrer le "Test des trois étapes" dans
la Loi elle-même, ce qui créerait une insécurité juridique
fondamentale : à chaque cas porté à son attention, le juge
ferait repasser le test en 3 étapes, dont l’analyse est souvent
aléatoire, comme l’ont montré de nombreux procès aux Etats-Unis.

Cela permettrait au juge de définir au cas par cas le sens à
donner à la Loi et à l’exception pour copie privée.

Une situation soulignée par Martine Billard :
"Il reste cependant bien des incertitudes sur la copie privée : le texte
n’en dit rien de précis, renvoyant ce soin à un collège de médiateurs.
Plus grave, il soulève des problèmes d’interprétation. Le « préjudice
injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur » devient ainsi pour la
Cour de cassation, s’agissant de la copie privée de DVD, « l’importance
économique de l’exploitation de l’œuvre pour l’amortissement des coûts
de production cinématographique » : le moins que l’on puisse dire est
qu’il y a un glissement sémantique... Il ne serait donc pas inutile
qu’une loi sur les droits d’auteur précise que les intérêts légitimes de
l’auteur ne se confondent pas avec l’amortissement des coûts de
production cinématographique. (Martine Billard, séance du 7 mars 2006)

Nous retrouvons cette marginalisation de la Loi dans la question
de l’exception pour les activités d’éducation et de recherche.
Le Ministre refuse de l’intégrer au prétexte qu’un "accord"
aurait déjà été trouvé par l’Education nationale...

Ce à quoi Jean-Pierre Brard répond :
"Comment aborder la question des exceptions sans évoquer celle de la
recherche et de l’enseignement ? J’estime que celle-ci ne doit pas
seulement faire l’objet d’un protocole ou d’un accord, mais être
reconnue dans la loi" (Jean-Pierre Brard, 3ème séance du 7 mars 2006).

N’oublions pas que ce débat sur le statut des "exceptions" est
depuis l’édiction de la Loi de 1957 un sujet central : pour
certains, dont je suis, une "exception" inscrite dans la Loi est
un droit. Pour d’autres, une tolérance, susceptible d’être
remise en cause.

Ajoutons que ce même débat a lieu à l’échelle internationale,
notamment récemment suite à une proposition du Chili pour
l’exception d’éducation auprès de l’OMPI (Organisation mondiale
de la Propriété Intellectuelle).

5 - Un changement sur le statut des bibliothèques

Subrepticement, la Loi propose un changement de la mission et
du statut des bibliothèques. Peut être est-ce dû à l’urgence ?

Dans le nouvel amendement du Gouvernement, on trouve :
"« 8° Les copies effectuées par une bibliothèque ou un service
d’archives accessible au public, d’oeuvres protégées appartenant à leurs
collections, lorsque le support sur lequel est fixée l’oeuvre n’est plus
disponible à la vente ou que le format de lecture est devenu obsolète.
Ces copies sont autorisées à la condition qu’elles ne visent aucun
avantage commercial ou économique et dans la limite des dispositions
spécifiques prévues à l’article L. 122-6-1 du présent code ou par le
contrat ou la licence.

et son commentaire :
Une exception est créée en faveur des bibliothèques et services
d’archives accessibles au public, pour leur permettre de conserver des
documents qui ne sont plus disponibles à la vente ou dans un format
technique obsolète. Elles pourront copier ces documents et éviter ainsi
de ne plus permettre au public de les consulter. Un juste équilibre doit
en effet être trouvé de manière à permettre que bibliothèques,
médiathèques, lieux de documentation, espaces publics numériques,
archives, musées, etc. puissent continuer dans le contexte numérique à
remplir leurs missions dans des conditions raisonnables

Les bibliothèques ne peuvent se limiter à la conservation. Le
19ème siècle est terminé, il faudrait avertir le Ministre !

Comment expliquer que la seule exception concerne les oeuvres
indisponibles et "obsolètes" !!! Et qu’adviendra-t-il si un
éditeur relance ces oeuvres ensuite ? Impréparation, manque
d’information sur les missions des bibliothèques...

Au même moment, c’est la British Library qui s’inquiète des
contraintes que les DRM font peser sur les bibliothèques

Juste une question au passage : comment fera-t-on pour rendre
disponible dans les bibliothèques les oeuvres incorporant des
DRM quand les techniques deviendront "obsolètes" et que l’on
aura interdit les "moyens de contournement" ?

6 - L’espace public et le domaine public

L’amendement du gouvernement veut sécuriser la presse et les
médias. On se souvient de "l’Affaire Utrillo", dans laquelle
la Famille Utrillo avait porté plainte contre France 2 pour la
diffusion d’un reportage présentant une exposition Utrillo
avec des plans sur les oeuvres. Volonté louable,...

Mais la nouvelle rédaction du gouvernement crée un autre
danger juridique :

"« 9° La reproduction intégrale ou partielle, dans un but d’information,
d’une oeuvre d’art graphique, plastique ou architecturale, par voie de
presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, lorsqu’il s’agit de rendre
compte d’événements d’actualité, dans la mesure justifiée par le but
d’information poursuivi et sous réserve d’indiquer, à moins que cela ne
s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur, lorsque
cette reproduction est faite de manière accessoire ou que loeuvre a été
réalisée pour être placée en permanence dans un lieu public."

On peut poser deux questions centrales :

- la notion "d’actualité" : sur internet, tout ce qui a été
d’actualité reste archivé, et jusqu’à présent disponible.
Faudra-t-il retirer les critiques d’une exposition qui aurait
l’impudence de montrer des oeuvres ? Une critique de livre qui
s’accompagnerait de la couverture ?

- la notion du domaine public. Alors que le débat fait rage
depuis des années parmi les photographes, peut-on accepter que
les éléments de l’espace public ne soit reproductibles qu’au
titre de "l’actualité" ? Aujourd’hui, ce sont les
documentaristes qui sont confrontés en permanence à un
casse-tête dans la négociation des droits parce que les
personnes qu’ils mettent en scène sont des gens du monde réel,
plongés dans l’espace public (visuel, sonore,...).

Sur ce point encore, on voit que nous avons affaire à une Loi
qui touche à de nombreuses activités, à des secteurs industriels
essentiels, aux valeurs de nos sociétés... et qu’on discute "en
urgence", avec une focalisation sur un aspect marginal, celui de
la musique en ligne. Alors que chacun sait que le music-business
finira par retirer ses prétentions, mais reviendra avec d’autres
méthodes pour bénéficier de ce qu’il combat aujourd’hui. Cela
s’est déjà produit de nombreuses fois par le passé.

L’urgence ne s’impose pas. Le dévoilement des aspects cachés de
cette Loi est de première importance.

Le monde se recompose, à l’échelle nationale, européenne et
surtout internationale, autour des questions de propriété
intellectuelle. Cela concerne tous les aspects de la vie ; de
l’alimentation (droits sur les semences) au divertissement ; de
la sécurité des personnes (médicaments) au respect de la vie
privée...

Le débat DADVSI aura au moins le mérite de montrer cela à
tout le monde. Raison de plus pour refuser l’urgence.
Et demander une information plus équilibrée qui couvre
réellement tous les enjeux de la Loi.

Hervé Le Crosnier
7 mars 2006

Posté le 8 mars 2006

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