A propos de l’arrêt de la cour de cassation sur la copie privée d’une ouvre protégée par DRM une contribution de philippe Aigrain

Une dangeureuse erreur

Au delà d’une décision contestable, le raisonnnement de la Cour de Cassation dans son arrêt du 28 février 2006 constitue un dangereux abus d’interprétation du triple test de la Convention de Berne.

Repris de l’article publié sur le blog de Philippe Aigrain
sous contrat Creative Commns by sa

Le 28 février 2006, La cour de cassation a rendu un arrêt cassant un jugement de la cour d’appel de Paris dans l’affaire opposant les éditeurs du DVD Mulholland Drive à un consommateur soutenu par l’UFC Que Choisir. Ce consommateur se plaignait que les mesures techniques de protection du DVD l’empêchaient d’exercer le droit reconnu par la loi à en effectuer une copie privée. Après qu’il ait été débouté en première instance, la Cour d’appel lui avait donné raison. La cour de cassation a cassé cette décision, et renvoyé l’affaire pour un nouveau jugement devant la cour d’appel autrement constituée.

La cour de cassation a utilisé pour cela deux arguments, dont l’un prête à débat et l’autre constitue une manifeste et dangereuse erreur. Par le premier argument elle a estimé que même si le droit à copie privée était reconnu par la loi, examiné à la lumière de la directive 2001/29/CE (DADVSI, non encore transposée en droit français), ce droit n’interdisait pas aux ayant-droits du film contenu dans le DVD de déployer des mesures techniques qui en empêchent l’exercice. Elle ainsi anticipé sur les dispositions d’une transposition qui fait en ce moment l’objet dun immense débat politique et de société. L’anticipation n’est pas en soi anormale, car il y a retard de transposition, mais en l’effectuant dans un sens particulier, la Cour de cassation est intervenue dans la procédure législative d’une façon qui pose problème.

Mais il y a beaucoup plus grave. Si la cour de cassation en était restée à l’usage de cet argument, on s’interrogerait sur le moment et l’absence d’argumentation détaillée de son interprétation. On pourrait se demander pouquoi elle n’a pas jugé que l’absence de mise en oeuvre des dispositifs de recours prévus par la directive conduisait au contraire à décider que le consommateur était dépouillé d’un droit par l’absence de transposition. Mais la cour serait restée dans son domaine de compétence.

Or il y a beaucoup plus grave : elle en est radicalement sortie. En effet, la cour ne s’est pas attardée au premier argument, et en a introduit un autre qui consiste à nier l’existence même d’un droit à la copie privée (pourtant défini dans la loi) en affirmant que considéré à la lumière du triple test de la Convention de Berne et dans la situation de l’environnement numérique, la copie privée d’un DVD portait atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre et ne pouvait donc constituer un droit.

art 9.2 de la Convention de Berne : Est réservée aux législations des pays
de l’Union la faculté de permettre la reproduction des dites œuvres dans
certains cas spéciaux, pourvu qu’une telle reproduction ne porte pas atteinte
à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux
intérêtsl égitimes de l’auteur.

Ce qui choque dans ce raisonnement, dont s’est immédiatement félicité le Syndicat de l’édition vidéo, c’est que la Cour de cassation n’a pas qualité pour juger sur la base du triple test de la Convention de Berne. En effet ce "triple test", défini dans l’article 9.2 de la Convention de Berne, et repris en en élargissant le domaine d’application dans l’accord ADPIC et la directive 2001/29/CE ne s’adresse pas aux juges mais au seul pouvoir législatif des Etats, et cette destination a été reprise dans tous les textes qui y font référence. Si la France abuse de ce pouvoir législatif en l’exerçant dans des conditions qui ne respectent pas le triple test, il existe des voies de recours devant le Conseil constitutionnel, devant la Cour de justice de l’union européenne et devant l’organe de réglement des différends de l’OMC (pour ce qui relève de l’accord ADPIC). La cour de cassation pourrait faire référence au traité si celui-ci disait que la copie privée n’existe pas pour le DVD. Mais en important le triple test dans un cas particulier, elle s’arroge un droit d’interprétation et par la même occasion en dépouille le pouvoir législatif d’une façon qui est en totale contradiction avec la séparation des pouvoirs. A vrai dire, la Cour d’appel l’avait en partie précédé sur ce point, même si elle avait conclu à l’inverse que le triple test confirmait le droit à la copie privée. En ce qui concerne la directive, les deux cours auraient pu si elles étaient dans le doute adresser à la Cour de Justice européenne ce qu’on appelle une question préjudicielle en lui demandant de préciser comment la législation européenne devait être interprétée. Mais en ce qui concerne la Convention de Berne, la Cour de cassation devait tout simplement s’abstenir. Les commentateurs juristes sont pour beaucoup visiblement choqués, mais n’osent souvent pas l’exprimer de façon aussi nette que je le fais par peur sans doute d’être accusés de critiquer la chose jugée. Mais justement, elle n’est pas ici jugée.

Si une telle importation du triple test devait faire jurisprudence, c’en serait fini de la possibilité pour le législateur de rechercher le bien public par l’équilibre des droits et d’utiliser son propre pouvoir d’appréciation de si vraiment, par exemple, la copie privée pour le DVD porte atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre, ce dont la Cour de cassation n’a évidemment pas apporté le plus petit commencement de preuve, se contentant d’une référence à l’environnement numérique. On aurait transformé les droits de propriété dans la sphère intellectuelle en droits absolus. Mais on n’en viendra pas là. La cour d’appel saura j’en suis sûr trouver le chemin de la raison.

Posté le 4 mars 2006

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