Livre : Comprendre - Nouvelles sciences, nouveaux citoyens Introduction à la complexité

Par Jean-Paul Baquiast, janvier-septembre 2005.

Ce texte est une refonte de notre précédent ouvrage, publié dans la collection Automates Intelligents, sous le titre Sciences de la complexité et vie politique. Tome 1, Comprendre.

L’ouvrage est édité ici en Libre-Accès et placé sous le régime de la Creative Commons Attribution License, qui en permet des usages sans limitations pourvu que l’oeuvre originale soit clairement citée.

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Sommaire

Introduction (voir ci-dessous

Première partie. De nouveaux outils intellectuels

  • Chapitre 1. Le constructivisme
  • Chapitre 2. Le regard systémique
  • Chapitre 3. La méta-évolution
  • Chapitre 4. La conscience réincorporée

Deuxième partie Les nouveaux acteurs

  • Chapitre 5. Le monde des mèmes
  • Chapitre 6. Les super-organismes
  • Chapitre 7. Entités artificielles et virtuelles
  • Chapitre 8. Les Posthumains

Conclusion

Bibliographie

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Introduction

Cet essai est destiné à ceux qui ne veulent pas abandonner la politique aux
professionnels mais qui font trois erreurs susceptibles d’affaiblir leur action militante :

  • la politique n’a pas besoin de la science dans son effort pour comprendre et modifier le
    monde ;
  • les sciences traditionnelles, les seules encore à être enseignées dans les écoles, suffisent à
    éclairer l’action politique ;
  • les sciences nouvelles, qui renouvellent les sciences traditionnelles, ne sont pas à la portée
    du citoyen parce que trop complexes. Elles doivent rester l’affaire des “ experts
    scientifiques ”. Mais de ce fait il faut s’en méfier car les experts ne sont pas conscients des
    risques que ces sciences nouvelles, et les technologies qui les expriment (on parle de
    technoscience) font courir au monde.

Or nous sommes convaincus que la politique a besoin de la science. Si elle ne faisait
pas appel à elle pour comprendre et modifier le monde, à qui s’adresserait-elle ? Soit aux
représentants des entreprises dont le métier est de vendre des produits de consommation
matériels ou culturels. Ce sera alors la république des publicitaires et groupes de pression
économiques, peu enclins à inciter les citoyens à la réflexion critique. Soit aux autorités
religieuses, notamment à celles s’inscrivant dans des mouvances “ fondamentalistes ”.
S’appuyant sur des textes ou écritures dites “ révélées ” car réputées provenant directement
de la divinité, elles prétendent organiser la société selon ces préceptes et n’encouragent pas
les processus démocratiques. La très grande majorité des humains est soumise à l’influence
des entreprises et des religions. Cela n’est pas sans conséquences à un moment où
l’humanité, plus que jamais dans son histoire, devrait faire appel à des raisonnements aussi
rationnels, aussi scientifiques que possible. Qui d’autre que la science pourrait le lui
rappeler ?

Mais les sciences traditionnelles, telles du moins qu’elles sont encore présentées, ne
permettent plus de comprendre le monde moderne et sa complexité. Ne parlons pas de
l’époque heureusement révolue, où une large partie des intellectuels s’appuyaient sur le
matérialisme dialectique pour se donner des objectifs politiques. Cependant aujourd’hui
beaucoup des connaissances enseignées dans les écoles et popularisées par les médias sont
souvent aussi obsolètes que le marxisme. Leur grande faiblesse est de postuler l’existence
d’un univers indépendant des hommes, dont les lois s’imposent aux sciences. Le prix à payer
est lourd. Le message qui s’en dégage est que l’homme ne construit pas l’univers. Celui-ci est
déjà construit et il faut s’y conformer. Or tout montre le contraire. Pour le meilleur et pour le
pire, c’est essentiellement l’action humaine, volontaire et involontaire, qui construit l’univers,
tout au moins à l’échelle terrestre.
Cependant de nouvelles sciences proposent une autre vision du monde, mais peu de
gens en ont encore pris conscience. Pour ces sciences, le réel est en évolution permanente ou,
plus exactement, en construction permanente. L’action des humains, conjointement à celle
des autres acteurs biologiques, y constitue une force de création continue. La tâche qui
s’impose en priorité est alors d’essayer de comprendre comment cette force s’exerce. Qui
sommes-nous, nous qui prétendons savoir ? Qui parle en nous, quand nous discourons ?
Une telle conception est évidemment très stimulante pour l’action politique, puisque
celle-ci retrouve toute sa légitimité dans son ambition de modifier le monde, sans se faire
imposer de limites dogmatiques.

Quelles sont les sciences qui légitiment ce point de vue ? Ce sont celles dites de la
complexité. Mais existe-t-il des sciences de la complexité qui se distingueraient des sciences
qu’il faut bien se résoudre à qualifier de classiques ou traditionnelles ? On aurait tendance à
répondre que nulle science n’a le monopole de la complexité. Dans chaque domaine
scientifique, il y a des esprits qui s’enferment dans leur discipline, refusent l’interactivité,
bref pratiquent ce que l’on appelle parfois le raisonnement linéaire. Mais, dans chacun de ces
mêmes domaines, se trouvent des esprits ouverts sur l’extérieur, refusant les certitudes,
prenant le risque de poser des questions sans réponses immédiates au lieu de perfectionner
les réponses déjà acquises aux questions déjà posées.
Cependant ,au-delà de cela, il existe certaines sciences dites émergentes qui par
nature obligent à la pensée complexe, c’est-à-dire à se débarrasser des certitudes du
simplisme scientifique et des abus de pouvoir que celui-ci autorise. La première est la
physique quantique, à laquelle tout le monde pense quand on critique le simplisme. Celle-ci
est désormais reconnue comme la plus grande conquête scientifique de tous les temps. Les
promesses qu’ouvrent ses développements actuels sont presque sans limites. Mais il serait
réductionniste de penser que la physique, fut-elle quantique, pourrait à elle seule générer les
outils permettant de créer de la complexité. Aujourd’hui, d’autres sciences, qui toutes se
prolongent dans des technologies extrêmement puissantes, doivent être mentionnées.

On citera d’abord les sciences du calcul informatique, qui s’appuyant sur les
performances constamment accrues des composants électroniques et des réseaux, soustendent
l’apparition de mondes inconnus il y a encore un demi-siècle : la vie artificielle, la
réalité virtuelle, la robotique autonome, la conscience artificielle. Les sciences plus anciennes
sont également bouleversées par la prise en compte de la complexité. C’est principalement le
cas en biologie, où l’ingénierie génétique permet dorénavant d’analyser de plus en plus
d’organismes et de systèmes vivants, en attendant de les transformer plus ou moins
profondément ou d’en créer de nouveaux, jamais vus sur terre. On citera aussi les sciences du
cerveau et celles de la cognition. Ces dernières montrent l’importance des réseaux
mondialisés de connaissances, transversaux, interactifs, qui se développent, quasiment
comme des organismes vivants. Les réseaux de connaissances constituent des systèmes très
puissants car ils commandent au fonctionnement des innombrables instruments et machines
qui modifient directement le monde.

En quoi toutes les sciences énumérées dans cette introduction confortent-elles ce que
l’on pourrait appeler une philosophie constructiviste ? C’est parce qu’elles semblent montrer
que leur développement continu et entrelacé, convergent, fait apparaître un monde qui
n’existait pas auparavant. Ce monde nouveau entre en compétition avec le monde ancien,
d’une façon qu’aucun esprit humain n’a la possibilité de vraiment comprendre et moins
encore de maîtriser. Nous sommes en présence de ce que l’on appelle désormais une
émergence, c’est-à-dire la naissance de systèmes complexes nés de la confrontation ou de la
symbiose entre systèmes plus simples.

Mais comment ceci modifie-t-il les buts et les moyens de l’action politique ? La
première réaction des citoyens sera de penser qu’il s’agit de questions difficiles, encore
moins accessibles que celles faisant l’objet des sciences traditionnelles. Plus que jamais, on
sera tenté de laisser les enjeux des sciences et des technologies de la complexité aux experts
scientifiques et aux pouvoirs économiques et politiques ayant les moyens de manipuler les
nouveaux concepts et les nouveaux produits. Bien pire, on aura tendance à se méfier de tout
ce que ces sciences font apparaître ou permettent de faire.
Il se développe aujourd’hui, tout
au moins en occident, un très fort mouvement hostile aux sciences et technosciences de la
complexité. C’est très grave car refuser de les pratiquer voudra dire s’exclure d’emblée d’un
monde qui se fera de toutes façons, à l’initiative de sociétés moins pusillanimes et moins
ignorantes. La philosophie politique à tirer des sciences de la complexité devrait être
différente. Elle consisterait à affirmer que toute action compte, la plus insignifiante d’entre
elles pouvant provoquer des réactions de grande ampleur imprévisibles et révolutionnaires. Il
faudrait donc que chacun des humains qui veut faire usage de sa raison se mobilise, en ne
laissant pas la parole aux seuls experts et moins encore évidemment aux prophètes de
l’irrationalisme ou du désengagement. La première urgence sera d’essayer de comprendre le
monde complexe, en allant directement aux sources, sans se laisser décourager par cette
complexité. En même temps, il faudra ne pas hésiter à dire et faire ce que l’on pensera avoir
à dire et à faire, sans se laisser arrêter par le bruit que des millions et des milliards de voix
s’exprimant en parallèle pourront produire.

Ceux qui pratiquent assidûment Internet comprendront ce que nous entendons par-là.
Dans ce livre, nous examinerons, non pas les sciences nouvelles, mais quelques uns
des enseignements que l’on pourrait en tirer pour renouveler l’approche politique et la
démarche citoyenne. Dans une première partie, nous présenterons un certain nombre de
cadres généraux pour l’organisation des connaissances qui nous paraissent aujourd’hui
indispensables à tout effort de compréhension du monde. Dans une seconde partie, nous
présenterons quelques-uns des nouveaux acteurs à prendre en considération dans l’action
politique. Ces acteurs sont transverses, c’est-à-dire qu’ils débordent très largement les
distinctions classiques entre humains et non-humains et, parmi les humains, entre individus et
groupes.

Peut-on à partir de cela présenter des perspectives d’avenir un tant soit peu crédibles.
Sans doute pas. Nous nous bornerons à constater à la fin du livre que deux conclusions
radicalement différentes sollicitent ceux qui essaient d’imaginer les cinquante prochaines
années : soit la disparition radicale des civilisations humaines et peut-être même celle des
formes de vie évoluées, soit au contraire l’apparition de sociétés posthumaines aux pouvoirs
considérablement augmentés.

Posté le 1er mars 2006

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