Depuis 9 ans, le phénomène blockchain ne cesse de prendre de l’ampleur, mais on attend encore que les monnaies virtuelles remplacent nos institutions financières, comme promis. Et pour cause, elles souffrent de problèmes de gouvernance, d’une consommation énergétique excessive et d’un embrasement des investissements qui se transforme en bulle économique.
Bitcoin, la monnaie virtuelle qui a introduit la blockchain, a 9 ans jour pour jour. Le 31 Octobre 2008, Satoshi Nakamoto publiait un papier intitulé : « Bitcoin : a peer to peer electronic cash system« . Ce papier annonçait une potentielle révolution : l’anéantissement des intermédiaires financiers actuels — tel qu’une banque ou un état. En pleine crise économique, l’idée a de quoi susciter un certain intérêt — que ce soit pour éviter des frais, ou pour conserver son anonymat.
Depuis, le phénomène a explosé de manière exponentielle. Il existe près de 900 monnaies virtuelles d’une valorisation de 160Mds de dollars. Pourtant, la révolution tant prophétisée se fait encore attendre. Bien que la blockchain soit d’une rare ingéniosité technologique, elle souffre de vraies limitations dès qu’elle sort du monde idyllique de la théorie.
Une illusion de décentralisation
La blockchain n’a pas magiquement fait disparaître ce besoin d’intermédiaire. Elle le dilue dans le réseau grâce à des méthodes cryptographiques.
Pour certifier une transaction entre deux parties, une mini compétition est mise en place avec une récompense pécuniaire. Du fait de cette compétition, un utilisateur malicieux est en concurrence avec le reste du réseau.
On a donc remplacé un intermédiaire qui a intérêt à maintenir sa réputation, par un réseau de pairs dont l’honnêteté est assurée mathématiquement. Dans les deux cas, un monopole pourrait abuser de sa position dominante pour frauder, au prix du réseau sur lequel il est construit. Mais en pratique, on rencontre un problème différent.
L’oligocratie chinoise
Tout un marché parallèle s’est construit sur ces compétitions. Des entreprises se sont spécialisées en investissant dans du matériel spécifique et se rémunèrent sur les récompenses.
Pourquoi Bitcoin a échoué ? [C’est devenu] un système complètement contrôlé par une poignée de personnes. Mike Hearn – The resolution of the Bitcoin experiment
Une majorité de ces entreprises est en Chine (58%), et est dirigée par une poignée de personnes. Les 6 plus importantes représentent environ 75% de la puissance de calcul du réseau. En cas de crise de gouvernance, cette oligocratie a les moyens de faire pression pour favoriser l’issue de la décision.
Et le Bitcoin a déjà été confronté à un tel abus de pouvoir lors de la polémique SegWit2x. Suite à sa montée en popularité, le réseau est arrivé à saturation autour de 5 transactions par seconde. Il existait des solutions, mais pour différentes raisons, les principales entreprises de minages les ont refusées.
En théorie, la blockchain — avec ses promesses de décentralisation et de gouvernance ouverte — semble être une alternative favorable à des institutions devenues opaques et désuètes. En pratique, il semble difficile de maintenir la participation de la majorité aux enjeux de gouvernance. Et c’est finalement une minorité qui s’en empare, au risque qu’elle en abuse.
Cela dit, on ne peut qu’encourager le titanesque pas en avant vers plus d’ouverture et de transparence, et commencer à miner des bitcoins chez soi pour réduire cette position de dominance.
Pour peu qu’on ferme les yeux sur l’empreinte écologique.
Une aberration énergétique
Les compétitions de minage reposent sur une preuve de calcul énergivore — le Proof-of-Work, nécessaire pour empêcher le problème de la double dépense. Quand un utilisateur malicieux, après avoir effectué un achat avec ses Bitcoins, souhaite modifier ou annuler sa transaction pour les dépenser à nouveau.
Pour résoudre ce problème, l’intégrité de la blockchain est assurée en liant les blocs de transactions les uns aux autres. Chaque bloc contient la signature — ou hash — du bloc précédent. Si un bloc venait à être modifié, sa signature changerait, et de ce fait le contenu du bloc suivant et sa signature changeraient également, et donc tous les blocs suivants.
Pour générer un nouveau bloc, les puissances de calcul de tous les utilisateurs du réseau sont en compétition. Pendant qu’un mineur malintentionné est occupé à contrefaire des blocs pour rattraper la chaîne actuelle, le reste du réseau continue de l’augmenter.
La plus longue chaîne faisant consensus, une transaction n’est vraiment validée qu’une fois que le bloc qui la contient est suivi de suffisamment de blocs pour être sûr de ne pas être défaussé au profit d’une chaîne plus longue. Donc tant que notre utilisateur malintentionné ne s’octroie pas 51% de la puissance de calcul du réseau, il n’a aucune chance de frauder.
Une empreinte écologique comparable à celle d’un pays
Cette compétition de calcul nécessairement difficile consomme énormément d’énergie. On parle de 23.65TWh pour valider moins de 5 transactions par seconde. C’est l’équivalent de la consommation électrique de plus de 2 millions de foyers américains, ou d’un pays comme l’Équateur.
Une transaction bitcoin consomme entre 4000 et 5000 fois plus d’énergie qu’une transaction avec une carte Visa.
Naturellement, plus il y a de mineurs, et plus la consommation énergétique est importante. Mais — et là est toute l’aberration — cette consommation est indépendante du nombre de transactions. Le protocole est fait pour ajuster artificiellement la difficulté de la compétition en fonction de la puissance de calcul disponible, pour conserver un rythme de génération d’un bloc toutes les 10 minutes.
La consommation énergétique de Bitcoin ne dépend pas du nombre de transactions, mais uniquement de la course à l’équipement des mineurs.
Cela dit, ce problème est loin d’être nouveau, et quelques alternatives commencent à émerger. Une des alternatives, est d’utiliser des problèmes d’une certaine utilité dans les compétitions. Comme la découverte de nombres premiers (Primecoin), ou les combinaisons de protéines (Curecoin). Cependant, cette alternative reste limitée, car la difficulté des compétitions doit être ajustable pour garder un rythme constant.
Une autre alternative est d’assurer l’honnêteté du nœud sans calcul : la preuve d’implication — Proof-of-Stake. Pour prouver son honnêteté, un nœud dépose une caution lui donnant le droit de valider les transactions. S’il vient à frauder, il perd cette caution, et « sa maison est réduite en cendre« . Quelques monnaies ont déjà adopté le PoS, la première étant Peercoin. Ainsi que des projets de recherches tels qu’Algorand (publication). Ethereum, la deuxième monnaie la plus importante, considère passer le pas avec le projet Casper.
Une bulle économique
Ethereum propose ce qu’on appelle des contrats intelligents — Smart Contracts — permettant de certifier des procédures plus larges que la simple transaction monétaire.
Imaginez que vous louiez votre appartement pour le week-end sur un clone de Airbnb basé sur la blockchain — une application décentralisée (DApp). Une fois que vos locataires ont réglé leur séjour, votre porte-monnaie électronique prévient la serrure connectée de votre porte qu’elle peut leur ouvrir pour le week-end, comme convenu.
Un contrat intelligent fait la liaison entre la transaction monétaire — la location — et l’automatisation de la contrepartie — l’ouverture de la porte. Encore une fois sans intermédiaires : l’exécution est distribuée sur les mineurs du réseau.
Des investissements démesurés
La nouvelle tendance pour ces DApp, c’est de lever de l’argent sous la forme d’une Initial Coin Offering (ICO) — inspirée d’une IPO (introduction en bourse). Une tendance qui représente tout de même $2Mds en 2017, et qui dépasse les investissements de capital-risque (VC) en 2017. Lors d’une ICO, une DApp vend sa propre monnaie qui sera utilisable plus tard sur l’application. Les investisseurs soutiennent ainsi un projet qu’ils pensent prometteur en contrepartie de tarifs préférentiels.
Les plus grosses ICO à ce jour, Filecoin ($257m), Tezos ($232m) et Bancor ($153m), ont rassemblé des montants dignes des plus grosses collectes de fonds. Pour autant, il n’y a aucune contractualisation. Certes, ces trois projets peuvent sembler prometteurs, mais ce n’est pas le cas de tous. Et les ICO étant ouvertes au public, les investisseurs potentiels n’ont pas l’expérience nécessaire pour qualifier le risque qu’ils prennent.
Pour illustrer la démesure autour des ICOs, The Memessenger, un service de messagerie remplaçant le texte par des stickers, a réussi à lever $400K. Aucun rapport avec la blockchain, ils ont juste besoin d’argent.
Seulement 10% des monnaies virtuelles sont utilisables après leur ICO. Le reste est purement spéculatif.
Peut-on parler de bulles économiques à ce stade, ou devrait-on attendre qu’une famille plaque tout et vende sa maison pour spéculer sur l’avenir de la monnaie virtuelle ? Oh wait …
De vrais enjeux de société
Bien qu’il ne soit pas toujours justifié, ce fanatisme est compréhensible. La blockchain est d’une rare élégance d’ingénierie.
Contrairement à de nombreux systèmes décentralisés, la blockchain ne survivrait pas à une coupure prolongés d’internet. Mais cette concession est à peine perceptible tant ce scénario semble invraisemblable. Et tout le génie de la Blockchain vient justement de cette concession, puisque c’est véritablement la perpétuité de l’activité qui assure l’intégrité des transactions.
Cette propriété est irréductible à ses composants — internet et la cryptographie — et représente donc une émergence au sens philosophique du terme. Il y a de quoi s’émerveiller.
Cette singularité technologique semble catalyser l’effervescence du phénomène mais éclipse complètement la vraie difficulté que vont affronter les projets reposant sur la blockchain sur le long terme : l’alignement des motivations économiques.
D’après Silvio Micali, lauréat du prix Turing 2012 et créateur d’Algorand, les motivations économiques sont ce qu’il y a de plus dur à prévoir. En 30 ans de cryptographie, il a passé les 10 dernières années juste sur ce problème. Personne n’a vu venir la prolifération des entreprises de minage. Les récompenses n’étaient qu’une motivation économique pour maintenir le fonctionnement du réseau, mais en aucun cas une opportunité d’entreprise. Et pourtant, il s’agit aujourd’hui d’un marché qui génère près de $10m par jour.
Cette ruée vers l’or est à l’origine d’une majorité des maux qui affectent Bitcoin, et la blockchain en générale. On ne peut s’empêcher de ressentir une petite note d’amertume en constatant que l’avidité de ces entreprises a complètement dégénéré la nature du mouvement.
Si la blockchain est amenée à redessiner le paysage social, comme on attend qu’elle le fasse, et devant l’ampleur que prend le mouvement, il semble crucial de se focaliser en priorité sur ce problème d’alignement d’intérêts économiques.
Image en couverture : Satoshi Nakamoto, qui dément être l’inventeur de Bitcoin / AP
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