Plateformes coopératives, enfin du concret ?

Si le mouvement des “plateformes coopératives” enthousiasme de nombreux activistes, il existe encore trop peu de succès de ce modèle pour convaincre les sceptiques. Le OuiShare Fest Paris 2017 était l’occasion de faire le bilan des avancées autour du monde et de cerner les prochaines actions à mener pour passer à la vitesse supérieure.

Les derniers mois ont été particulièrement excitants pour le mouvement des plateformes coopératives. En décembre 2016, Nathan Schneider lançait la campagne “Buy Twitter” (Rachetons Twitter). Twitter étant en vente, il a suggéré que ses utilisateurs achètent la plateforme et en changent la structure légale pour en faire une coopérative. Cela devait permettre la redistribution des revenus générés par la plateforme à la communauté de ses utilisateurs. L’idée attirant plus d’attention que prévu, la campagne fut présentée à l’assemblée annuelle des actionnaires de Twitter en mai 2017. Le mouvement a finalement échoué mais il a au moins permis de poser publiquement la question de la propriété des outils que nous utilisons quotidiennement. Pourquoi acceptons-nous que la valeur que nous créons sur les plateformes soit captée et redistribuée à des actionnaires privés ? Serions-nous prêts à investir dans de nouvelles technologies plus éthiques ? Comment gouvernerons-nous les plateformes si nous en avions la possibilité ? Enfin, comment reconnecter l’économie digitale avec les territoires, là où sont ses utilisateurs ?

Lors du OuiShare Fest 2017, de nombreux intervenants ont abordé ces sujets dans leurs présentations. La ville de Barcelone investit de façon extrêmement proactive dans de nouveaux moyens de connecter ses citoyens et encourage une approche “bottom up” de la démocratie locale. Un des anciens employés de Twitter construit actuellement une plateforme gouvernée de façon horizontale qui facilite l’élaboration d’outils de collaboration digitale pour les mouvements sociaux. Les travailleurs indépendants bâtissent des réseaux et des outils qui permettent des écosystèmes résilients d’entrepreneurs.

Le mouvement des “plateformes coops” n’existe que depuis deux ans. Doucement mais sûrement le mouvement grandit et est aujourd’hui à la recherche des moyens de s’organiser. Trebor Scholz et Nathan Schneider ont effectué un travail très important pour inventorier les coopératives existantes, faire la promotion du mouvement à travers le monde et en connecter les partie prenantes. À travers ce mouvement, coops, universitaires, législateurs et personnes investies dans l’économie sociale ont trouvé un canal de communication pour diffuser leurs idées. La notion de plateforme coopérative est désormais débattue et discutée autour du monde. Néanmoins, il reste beaucoup à faire pour être en mesure d’entrer en compétition avec les mastodontes de la Silicon Valley.

Chaque année, de nombreux enthousiastes du mouvement “plateformes coop” se réunissent au OuiShare Fest. Cette année, ils ont décidé d’organiser un atelier spontané. Leur objectif était de mettre en commun les principaux apprentissages et enjeux rencontrés par la communauté. 

Pourquoi acceptons-nous que la valeur que nous créons sur les plateformes soit captée et redistribuée à des actionnaires privés ?

Comment financer les plateformes coops ?

Construire une plateforme coopérative demande beaucoup de patience. Le modèle d’affaire d’une coop se construit pour des bénéfices à long-terme, ce qui constitue une différence de taille avec la vision court-termiste de l’environnement start-up. Les levées de fonds massives, qui sont quasiment devenues des fins en soi pour les entrepreneurs, traduisent souvent l’espoir d’investir dans une “licorne” qui permettra un retour rapide sur investissements. Ce contexte nourrit un environnement très compétitif qui ne permet pas l’émergence d’entreprises qui amènent un projet plus complexe et présentent des modèles d’affaire qui ne sont pas orientés vers des profits rapides et élevés. L’émergence de plateformes coop demande donc une régulation de l’environnement d’investissement ou des moyens de financement originaux.

Les autorités locales commencent à remettre en cause et réglementer l’économie digitale. La forte influence de ces entreprises sur leurs communautés justifie qu’elles s’y intéressent de près. Leur principal enjeu est de reconnecter cette économie digitale au développement socio-économique de leurs territoires. Celle-ci doit favoriser l’inclusion et pas uniquement rechercher l’extraction de la valeur créée. La plupart des métropoles prennent actuellement des mesures pour éviter le monopole des plateformes mondiales et favorisent des initiatives locales.

Mais le financement reste l’enjeu le plus important. Certaines fondations privées et fonds d’investissements se mettent à financer partiellement des entreprises digitales qui mettent l’accent sur l’éthique. Par exemple, Nesta (Royaume-Uni), la ville de Barcelone et Bruxelles commencent à s’y intéresser. CoopVentures (France) est un fond de 16 millions d’euros qui se spécialise dans les initiatives digitales de ce type. Certains nouveaux moyens de financement émergent, tels que le socio-financement : OpenCollective (États-Unis) et Startnext (Allemagne) explorent de nouveaux moyens de socio-financer les outils de leurs communautés. Mais est-ce vraiment suffisant pour jouer dans la cours des grands ?

La plupart des participants de l’atelier se demandent surtout comment impliquer les grandes coopératives et mutuelles. Ces dernières ont-elles les fonds pour financer les plateformes coops ? Si oui, comment les y intéresser ? Certaines d’entre elles y semblent prêtes. La MAIF (France) investit largement dans l’économie collaborative. Le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM) a lancé récemment le Laboratoire de l’économie collaborative (Canada) pour explorer cette avenue. Il semble donc qu’il y ait de l’appétit pour l’investissement dans l’économie digitale du secteur coopératif, il sera intéressant de vérifier quelles types d’initiatives sont financées.

Un autre point de débat entre les participants a été la stratégie d’investissement à adopter. Sachant qu’il y a encore peu de fonds disponibles pour les plateformes coops, est-il préférable de financer un grand nombre d’initiatives ou d’investir largement dans de grands champions, tels que Stocksy (Canada) et Fairmundo (Allemagne et Royaume-Uni) ? Ces derniers ont montré un fort potentiel de développement, profitent d’une bonne visibilité et d’une communauté très active. Il serait peut-être plus pertinent de concentrer l’investissement dans leur déploiement international.

Cette proposition est souvent remise en cause par les défenseurs d’un impact local et non d’un déploiement mondial à tout prix. Une plateforme doit-elle forcément être présente partout dans le monde pour être viable ? La masse critique nécessaire à la viabilité d’une plateforme coopérative peut-être atteinte à une échelle locale, pourquoi vouloir s’étendre au risque de perdre le contact avec sa communauté ? Et alors, comment faire connaître l’alternative des plateformes coops si personne ne connaît leur existence ?

Loconomics (États-Unis) pourrait nous aider à répondre à ce problème d’échelle. Il s’agit d’une application, sous statut juridique coopératif, sur laquelle on a accès à des solutions de mobilité, de garderies et d’autres services coopératifs de proximité.

De son côté, SMart (Europe) a fait le pari de l’extension géographique et a exporté son modèle d’affaire dans 9 pays européens en respectant les législations locales et en s’adaptant aux réalités de chaque communauté. Ils fournissent des services aux travailleurs indépendants coopérateurs. La valeur créée est redistribuée par le développement de services à la communauté.

Tous les participants s’entendent sur le fait que le financement est un problème majeur des plateformes coopératives. Le travail de sensibilisation des acteurs de financement et de régulation sur les retombées sociales positives du modèle des plateformes coop est à continuer.

L’émergence de plateformes coop demande donc une régulation de l’environnement d’investissement ou des moyens de financement originaux.

Comment diffuser la connaissance et le savoir-faire ?

La promotion du modèle coopératif semble un premier pas essentiel aux progrès du mouvement. Il est trop peu souvent étudié dans les cursus de gestion où les étudiants sont systématiquement exposés à des modèles d’entrepreneuriat privés. Cette réalité est encore plus palpable dans le monde des start-ups digitales où il semble que l’enthousiasme technologique occulte les aspects humains de l’entreprenariat. On voit trop souvent la technologie utilisée comme moyen de contournement des législations en place, accélérant la précarisation des travailleurs et déstabilisant la collecte d’impôts locaux.

La bonne nouvelle, c’est que l’économie digitale en est toujours à ses balbutiements et que l’internet des années 90 n’est pas loin derrière nous. Dans ce contexte les données n’étaient pas encore extraites et exploitées à nos dépends. Si le paysage digital est aujourd’hui encombré d’initiatives prédatrices, des réseaux s’organisent pour reprendre le contrôle.

Les mouvements comme “Occupy Wall Street” et “Nuit Debout” ont révélé que les sujets des inégalités sociales et économiques étaient capables de mobiliser largement. Ceux que nous appelons “génération Y” démontrent un fort appétit pour le changement de paradigme et s’intéressent à l’économie sociale. Certaines écoles créent des cursus dédiés aux modèles d’affaire alternatifs. Universitaires et journalistes engagés comme Trebor Scholz, Naomi Klein et Nathan Schneider rassemblent des audiences considérables. Des think-tanks rassemblent les connaissances à propos des modes de gouvernance décentralisée. Les villes s’entourent de spécialistes du pair-à-pair (P2P) pour mieux appréhender les besoins de leurs communautés. Les gouvernements commencent à réglementer l’économie digitale pour être capable d’en extraire des taxes. En revanche, alors que les entrepreneurs semblent (re)découvrir le secteur coopératif et ses atouts, ce dernier ne semble pas avoir anticipé qu’on attende sa participation aux discussions.

Les participants voient sans conteste de bonnes opportunités à rapprocher les grandes coopératives des nouvelles, plus fragiles. Les “anciennes” coop ont une expertise dans l’entreprenariat collectif : elles ont développé des outils de fonctionnement démocratique élaborés et des modèles d’affaire pérennes au service de leur communauté. Les plateformes coopératives récentes ont besoin de cette expérience. Cette influence, associée à l’utilisation des technologies open-source dont la philosophie est compatible avec les valeurs coopératives, pourrait accélérer la digitalisation du secteur.

L’un des sept principes des coops étant “la coopération parmi les coopératives”, la solidarité entre les initiatives fait l’unanimité sur le papier. Cette solidarité peut prendre différentes formes : financière, partage de services, consommation des produits d’autres coopérative, échanges de pair-à-pair (P2P), etc.

Ce sujet nous ramène à celui de l’éducation, comment favoriser les apprentissages entre les nouvelles coopératives digitales et les historiques ? Comment faire mieux connaître les atouts du modèle coopératif parmi les entrepreneurs ? Le moyen plébiscité par les participants est l’implication des coopératives historiques dans des incubateurs d’entreprises, voire la création d’incubateurs par des grandes coopératives. Ces incubateurs permettraientt ces passages de compétence et ouvriraient une fenêtre sur les réalités opérationnelles des coopératives aux entrepreneurs. En échange, les grandes coops seraient en mesure d’intégrer la vision d’une génération plus jeune à leur propres modèles d’affaire. La constitution d’incubateurs par des coopératives serait un objectif concret à moyen terme pour la communauté.

La constitution d’incubateurs par des coopératives serait un objectif concret à moyen terme pour la communauté.

Le statut juridique est-il vraiment important ?

Le principal débat entre les activistes du mouvement des plateformes coops concerne le statut juridique coopératif. Est-ce que ce statut est le seul moyen de maintenir une gouvernance décentralisée et une juste redistribution de la valeur ?

Un des fondateurs d’Affinity.works (États-Unis) a fait valoir qu’il est possible d’opérer une entreprise privée comme une coopérative. De telles entreprises sont fortement inspirée par le monde coopératif mais choisissent de s’orienter vers un modèle privé pour avoir accès à de sources plus variées de financement. Certains participants y voient en revanche un pari risqué puisque le partage de la gouvernance et des revenus ne sont plus liés au statut juridique de l’entreprise et ne sont donc plus garantis par le législateur. Comment les garantir alors ?

Le fondateur d’Open Collective (États-Unis) a fait également remarqué que certaines initiatives ne cherchent même pas à avoir un statut juridique. La complexité administrative est souvent un frein important pour les communautés orientées vers l’impact final. Elles ont pourtant besoin d’une structure légale, capable de recevoir des fonds et de redistribuer des revenus. Cette situation est encore plus complexe pour les communautés transnationales ou internationales qui doivent souvent monter des structures distinctes dans plusieurs pays et veiller à leur interconnexion. SMart s’attaque à cette problématique pour les travailleurs indépendants qui ne souhaitent pas forcément créer une structure juridique. Ils deviennent employés de la coopérative qui sert d’entité de référence, mutualisant une partie des revenus pour proposer des services qui facilitent le travail des entrepreneurs.

Finalement, les participants s’entendent sur le fait que le modèle coopératif devrait être privilégié, mais qu’il est important de rester ouvert aux initiatives alternatives. La volonté principale reste de permettre une gouvernance distribuée et de maximiser l’impact social des initiatives. Enfin, la communauté doit continuer à profiter d’espaces de discussions comme le OuiShare fest pour mettre en commun les avancées et apprendre les uns des autres.

Le principal débat entre les activistes du mouvement des plateformes coops concerne le statut juridique coopératif. Est-ce que ce statut est le seul moyen de maintenir une gouvernance décentralisée et une juste redistribution de la valeur ?


Ce document est une traduction en français d’un article initié par Alexandre Bigot-Verdier, Lieza Dessein and Thomas Doennebrink à la suite de l’atelier tenu lors du OuiShare Fest 2017. Cet atelier était un regroupement spontané sur les thème des plateformes coopératives. Les prochains événements du mouvement auront lieu à Toronto et à New York, ils seront l’occasion de questionner ces conclusions.

 

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Via un article de Article Invité, publié le 6 septembre 2017

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