Médiation numérique des savoirs et marketing public : différences et complémentarités

Réjean Savard, directeur de la revue Documentation et bibliothèques nous a interrogé, Lionel Dujol et moi sur les liens entre la médiation numérique des savoirs et le marketing à l’occasion d’un dossier sur le marketing de cette revue Québécoise (attention les articles ne sont pas en accès libre). Nous avons répondu avec plaisir, parce que cela nous a permis de clarifier pas mal de points que nous n’avions jamais eu l’occasion de creuser. L’article qui suite est très important pour nous (au moins autant que la matrice récemment publiée) et vous permettra de mieux comprendre ce que nous entendons par ce « concept opérationnel » de Médiation numérique des savoirs en attendant la parution prochaine d’un livre coécrit avec Lionel Dujol. Nous vous incitons bien sûr à lire le contenu de cette excellente revue trop peu connue par chez nous !

Médiation numérique des savoirs et marketing public : différences et complémentarités

The Numeric Mediation of Knowledge and Consumer Marketing : Differences and Similarities

Lionel Dujol

Chargé du développement numérique, Direction de la lecture publique, Valence Romans Sud Rhône-Alpes

Silvère Mercier

Médiations – innovations numériques – Bibliothèque Publique d’Information – Centre Pompidou

Résumé

La thématique de la médiation numérique s’est développée ces dernières années dans les discours professionnels des bibliothécaires. Il s’agit ici de prendre en compte les changements majeurs apportés par le numérique à la construction et à la diffusion des savoirs et des savoir-faire. La médiation numérique des savoirs vise à favoriser la rencontre entre des informations et des personnes par des dispositifs opérationnels au sein d’une démarche orientée vers ce qui constitue des enjeux de politiques publiques à l’ère du numérique.

Parallèlement, dans le secteur culturel, les outils du marketing sont de mieux en mieux connus et appliqués au sein du secteur public. Bien loin de se réduire à la simple fonction publicitaire, le marketing constitue une stratégie visant à ajuster l’offre aux besoins et aux attentes des clients potentiels, à en assurer pertinemment la distribution et la promotion, puis à faire en sorte que cette offre est perçue comme une offre de qualité par les usagers. Est-ce dire alors que la mise en œuvre d’un dispositif de médiation numérique des savoirs s’inscrit dans une démarche de marketing public ? Quelles sont les différences et les complémentarités entre ces deux concepts opérationnels bien distincts ?

Abstract

The notion of digital mediation is present in the professional discourse of librarians. The significant impact of the digital environment on the construction and dissemination of knowledge and know-how must be taken into account. The purpose of the digital mediation of knowledge is to facilitate the connection of information to users, with the help of operational devices within a process that takes reflects the challenges of public policies in the digital era.

A complimentary concern for the cultural sector must be factored in : marketing tools are better known and applied to the public sector. Far from being reduced to a simple advertising function, they are seen as a strategy tailored to adjust the offer to the needs and expectations of potential clients, to ensure the relevant distribution and promotion of these tools, and to ensure that the offer is perceived as being of quality by its users. This raises two questions. Is the implementation of a digital mediation device of knowledge part of the consumer marketing process ? What are the differences and similarities between these two distinct operational concepts ?

La thématique de la médiation s’est développée ces dernières années dans les discours professionnels des bibliothécaires. Comme cette notion est souvent ramenée à la médiation culturelle, nous avons souhaité garder ce terme et lui donner une visée opérationnelle dans le secteur des bibliothèques publiques en parlant de « médiation numérique des savoirs ». Il s’agit pour nous de prendre en compte les changements majeurs apportés par le numérique à la construction et à la diffusion des savoirs et des savoir-faire. Parallèlement, dans le secteur culturel, les outils et concepts du marketing sont de mieux en mieux connus et appliqués au sein du secteur public. Qu’entendons-nous par médiation numérique des savoirs ? En quoi ce « concept opérationnel » se distingue-t-il du marketing public ?

La méditation numérique au service de la diffusion des savoirs

Comme nous l’entendons, la médiation numérique des savoirs est proche de la définition que donne Bertrand Calenge (2015) de la médiation des connaissances :

La médiation des connaissances est un dispositif humain, fonctionnel, et continu, activement organisé pour l’accroissement des connaissances d’une population, mobilisé par l’identification des besoins cognitifs des personnes concernées, et s’inscrivant dans leurs pratiques et dans la communauté qu’elles constituent.

Même si le terme « médiation » peut sembler flou à première vue du fait de l’inflation de son emploi, il nous semble particulièrement important de conserver l’idée de lien et d’accompagnement humain qui le fonde. Nous tenons à y ajouter le terme « numérique » pour signifier la pleine prise en compte du contexte nouveau de l’économie de l’attention, des flux et des communs de la connaissance. La médiation numérique des savoirs vise donc à favoriser la rencontre entre des informations et des personnes par des dispositifs. Si l’on donne à cette activité la dimension d’une démarche orientée vers ce qui constitue des enjeux de politiques publiques à l’ère du numérique, on obtient cette définition précise :

La médiation numérique est une démarche visant à mettre en œuvre des dispositifs de flux, des dispositifs passerelles et des dispositifs ponctuels pour favoriser l’accès organisé ou fortuit, l’appropriation et la dissémination de contenus à des fins de diffusion des savoirs et des savoir-faire.

À notre sens, les enjeux du métier de bibliothécaire se déplacent de la constitution et de la gestion de collections vers la conception de dispositifs de médiation. Les bibliothécaires doivent ainsi concevoir des interfaces, au sens large du terme, entre des contenus qu’ils n’ont pas nécessairement acquis et des personnes à qui ces contenus peuvent bénéficier. En d’autres termes, la valorisation des collections n’est plus une des dimensions de leur gestion, mais elle se développe au point de devenir une activité stratégique visant à développer la capacitation des citoyens à partir de contenus qui vont bien au-delà de la collection initiale. La collection, qu’elle soit numérique ou tangible, ne disparaît pas, mais devient un des supports parmi d’autres de médiation des savoirs, au moyen de dispositifs numériques.

Une démarche centrée sur la mise en œuvre de dispositifs opérationnels

La mise en œuvre d’un projet de médiation numérique est centrée sur l’élaboration de dispositifs. Le choix de dispositifs de médiation numérique doit viser à satisfaire un besoin d’information (tels apprendre une langue ou comprendre le droit du travail) en utilisant des outils adaptés (tels des dossiers numériques, des cartes heuristiques, des pages Facebook thématiques, des ajouts d’information au sein d’une communauté d’intérêts sur le Web, etc.) s’inscrivant dans des usages informationnels constatés (telle la lecture de l’information en flux à travers un cercle relationnel inscrit dans un média social).

Un besoin d’information est une lacune ressentie par un individu du point de vue de ses connaissances, ce qui le porte à s’engager dans une activité de recherche d’informations. Ce besoin d’information nous semble révéler un élément moteur fondamental : une curiosité initiale pouvant d’autant mieux être satisfaite que celui qui l’exerce est conscient de la qualité de sa propre attention. En ce qui concerne les usages, nous retenons l’approche étymologique. « Usage » est dérivé du latin usus ou us, et désigne une pratique habituellement observée dans un groupe ou une société donnés. Ainsi, Julien Mahoudeau (2006) définit l’usage comme ce que font réellement les utilisateurs des outils de médiation qu’ils manipulent.

Dès lors, il s’agit d’équilibrer les trois composantes d’un dispositif pour le rendre le plus efficace possible au regard de l’objectif de contribution à la diffusion des savoirs et des savoir-faire. Il convient de distinguer trois types de dispositifs non exclusifs les uns des autres qui permettent de construire un projet de médiation numérique des savoirs.

Dispositifs de flux

Un dispositif de flux est un dispositif stable permettant le développement d’une identité numérique et constituant une présence en ligne pérenne et attrayante. Il vise à capter l’attention par le positionnement, la forme et le contenu proposés. Un dispositif de flux vise donc à créer des habitudes de lecture en s’insérant dans le flux des médias sociaux et en tissant un lien de confiance avec des communautés d’intérêts. Cela peut être les sites Internet de bibliothèques, les portails thématiques, les applications mobiles, les blogues, les pages Facebook ou encore les profils Twitter. Il s’agira ici de dépasser une stratégie de communication qui viserait uniquement à promouvoir l’établissement en disséminant une information factuelle et événementielle sur le fonctionnement de la bibliothèque.

Dispositifs ponctuels

Un dispositif ponctuel est un dispositif permettant la mise en forme d’informations de manière attrayante et visant à capter l’attention des utilisateurs. Il peut s’insérer dans un dispositif de flux. L’essentiel de ces dispositifs de médiation est de proposer des scénographies numériques particulièrement bien adaptées à une consultation en ligne. Ainsi, une sélection de ressources autour de la thématique des voyages sera bien plus « attractive » sous la forme d’une carte en ligne géolocalisant lesdites ressources qu’un simple fichier PDF téléchargeable qui n’est que la version numérique d’un document imprimé.

Dispositifs passerelles

Un dispositif passerelle est un dispositif dont la caractéristique est de proposer une interface entre un milieu tangible et un milieu numérique. En parallèle des dispositifs de médiation en ligne, il est important de valoriser ce travail de médiation au sein même des espaces physiques de la bibliothèque, afin que l’ensemble des usagers fréquentant ces structures puisse les découvrir. Ce travail d’hybridation est nécessaire pour que les sphères numérique et tangible ne soient pas des espaces clos et hermétiques. Il s’agit de faire circuler les savoirs et les informations en les plaçant là où les utilisateurs ont des chances d’y accéder. Ainsi, les avis et les critiques des bibliothécaires (et des usagers) pourront être matérialisés sous forme d’étiquettes collées sur les livres, avec l’intégration d’un lien vers la version en ligne (QR code ou URL raccourcie). Ces dispositifs passerelles peuvent aussi être utilisés pour « rematérialiser » les ressources numériques proposées par les bibliothèques en objets manipulables et visibles dans les espaces physiques de la bibliothèque.

Un nécessaire positionnement stratégique

Quel que soit le dispositif de médiation adopté, les contenus et savoirs diffusés par les bibliothèques doivent s’inscrire dans un positionnement stratégique afin d’atteindre les communautés ciblées. Il s’agit de répondre à un ensemble de questions :

  • Pourquoi ? Quels sont les objectifs de la bibliothèque et de son institution d’appartenance ?

La première étape dans la conception d’un projet de médiation numérique est de définir des objectifs au regard des missions traditionnelles de la bibliothèque, à savoir l’accès à l’information, à la formation et à la culture auquel s’ajoutent les enjeux de la littératie numérique. Il conviendra aussi de prendre en compte les objectifs de politique publique définis par la tutelle et ceux proposés dans le projet d’établissement, en particulier ceux en lien avec la politique documentaire. Une présence en ligne ne doit donc pas être une collection d’outils. L’important est d’avoir une présence cohérente au regard des objectifs que la structure s’est fixée.

  • Pour qui ? À qui la bibliothèque s’adresse-t-elle ? Quelles sont ses cibles ?

À partir de ces objectifs, il sera assez aisé de définir les publics ciblés. La bibliothèque souhaite-t-elle développer des contenus destinés aux usagers fréquentant la structure ? Aux non-usagers de son territoire (dans l’objectif de les « transformer » en usagers) ? Ou aux amateurs d’un thème proposé hors de son territoire (et qui ne la fréquenteront jamais) ? Ces trois communautés sont très distinctes et l’on verra par la suite que le choix d’une identité numérique participe grandement à toucher l’une ou l’autre. Il conviendra aussi de s’interroger sur d’autres critères pour le ciblage du public : l’âge, le sexe, la profession, le niveau socioculturel, etc. Ainsi, face au besoin perçu d’apprendre une langue étrangère, le projet ne sera pas le même selon les motivations perçues (voyages, études, nouveaux arrivants, etc.) ou le niveau perçu de la cible (débutant, avancé, expert confirmée, etc.).

  • Quoi ? Que souhaitez-vous proposer à votre public cible ? Quels contenus ?

Les contenus à diffuser devront à la fois prendre en compte les objectifs généraux et les orientations inscrites dans la politique documentaire de l’établissement. Bien évidemment, il s’agira de faire des choix : quels sont les domaines documentaires que les bibliothécaires souhaitent faire découvrir ?

  • Comment ? Quelles identités numériques et quels dispositifs développer ?

Dans un projet de médiation numérique, il est nécessaire de se demander sous quelle identité numérique la bibliothèque va s’exprimer en ligne. Par identité numérique, on entend tout ce qui caractérise la présence en ligne de la structure, en tant qu’institution, que lieu ou que fournisseur de services. L’élaboration d’identités numériques vise à renforcer la présence numérique de la bibliothèque en phase avec les codes et les usages du Web afin de rendre durablement visibles et lisibles les flux d’information élaborés par les bibliothécaires. La notion d’identité numérique ne se résume pas à un acte ponctuel de communication, mais comme un positionnement Web pérenne pouvant se décliner dans les espaces des bibliothèques. Elle s’articule avec la stratégie de marque d’une collectivité (branding). On peut envisager quatre formes différentes d’identité numérique pour une bibliothèque, celles-ci pouvant se cumuler : identité institutionnelle, identité de service, identité thématique, identité de personnes-ressources.

Identité institutionnelle

Cette identité sert à la mise en œuvre d’une communication institutionnelle. Elle permet d’identifier la structure par son nom et sa localisation géographique. Elle est associée à un logo, lequel peut être propre à la structure ou celui de la tutelle. Son rôle est de fournir de l’information, de faire connaître des contenus et des services. En choisissant cette identité numérique, la bibliothèque s’adresse à un public très ciblé : les usagers de la structure et éventuellement le public local.

Identité de service

Il s’agit ici de créer une identité propre à un service qui peut être rendu à distance. Ce type d’identité a très souvent été utilisé pour les services de questions/réponses. REPONSEATOUT.CA rassemble un groupe de bibliothèques québécoises qui s’engagent à répondre à toutes les questions posées en moins de 72 h. Cette identité est constituée du nom du service et de son propre logo. Son rôle est de faire connaître l’existence du service et de rendre le service à distance. Le public ciblé est très large, autant les usagers fréquentant la structure que des internautes curieux. En cela, c’est une identité qui permet une grande lisibilité de l’utilité sociale des bibliothécaires.

Identité thématique

L’identité thématique a pour objectif de traiter plus particulièrement d’une thématique, d’un centre d’intérêt documentaire. Elle est constituée du nom du média créé pour l’occasion et d’un logo spécifique. Son rôle est de répondre aux besoins documentaires identifiés. Plus l’identité thématique choisie est précise, plus elle a de chances de toucher le public qu’elle cible, à savoir la communauté des amateurs de la thématique. Mentionnons, à titre d’exemple, le portail Bibliojeunes des bibliothèques de Montréal, qui cible les familles du territoire et propose des dossiers thématiques destinés aux parents, des suggestions de lecture pour les enfants, des ressources documentaires d’aide aux devoirs ou encore des propositions d’activités familiales. Nous pouvons également citer l’exemple des pages thématiques Facebook de la Bibliothèque publique d’information (Bpi) à Paris : « Tu vas voir ce que tu vas lire » explore la littérature contemporaine, « Pour une poignée de docs » est dédiée au cinéma documentaire alors que la page « À l’ombre des geeks en fleur » s’adresse aux cultures geek, urbaine et pop.

Identité personnes-ressources

Ce type d’identité repose sur le constat qu’il est plus difficile de créer une relation entre individus et institutions qu’entre individus et personnes qui travaillent dans l’institution. L’identité numérique de personnes-ressources recentre la fonction documentaire non seulement sur la ressource, ou le service, mais sur la « personne-ressource » à qui il faut s’adresser pour « accéder à » ou « être orienté vers ». Tout d’abord, il conviendra de créer des pseudos, souvent constitués du prénom du bibliothécaire et du nom de la bibliothèque. Le logo sera remplacé par un avatar à figure humaine. Les domaines de spécialisation ou les centres d’intérêt de chaque personne-ressource apparaîtront sur le profil. Ces approches stratégiques sont synthétisées par la Figure 1, qui croise à la fois les identités numériques et leur impact sur les publics cibles ainsi que sur les sphères physiques et numériques.

 

Si nous prenons comme exemple la volonté d’atteindre des communautés d’intérêts par un thème précis, c’est l’identité thématique qui est la plus adaptée. D’autant que cette identité impacte à la fois les usagers, la communauté locale des habitants et les communautés d’intérêts présentes aussi bien sur le territoire qu’en ligne.

Une fois les différentes identités numériques définies, il convient de choisir les dispositifs de médiation les plus adaptés. Ainsi, une identité institutionnelle aura davantage tendance à développer sa présence en ligne via des dispositifs de flux, alors qu’une identité thématique devra cumuler tous les types de dispositifs. Quoi qu’il en soit, l’outil ne sera jamais la finalité du projet. Il est choisi parce qu’il est le moyen technique le plus en adéquation avec le besoin repéré et les usages constatés au sein de la communauté visée. La question des usages possibles est fondamentale, car elle est la clé de l’appropriation des contenus proposés et de la dynamique de partage, voire de la participation dans certains cas.

Est-ce à dire alors que la mise en œuvre d’un projet de médiation numérique des savoirs est une manière de faire du marketing ?

Le marketing en bibliothèque : une stratégie globale difficile à utiliser au quotidien

Le marketing est une discipline managériale développée dans les années 1950. Elle repose sur l’idée que dans le contexte d’une concurrence commerciale accrue, il ne suffit plus de disposer d’un bon produit et de bons vendeurs : désormais, il vaut mieux cerner les attentes, les besoins et les désirs des utilisateurs pour les anticiper, voire les créer. Bien loin de se réduire à la simple fonction publicitaire, elle constitue une stratégie opérationnelle visant à ajuster l’offre aux besoins et aux attentes des clients potentiels, à en assurer pertinemment la distribution et la promotion, puis à faire en sorte que cette offre soit perçue comme une offre de qualité par les usagers. Le marketing public est ce processus d’interrelation dynamique entre des besoins sociaux et les réalités environnementales (démographie, conditions géographiques, économiques et sociales, profils des besoins des différents destinataires).

Le marketing des politiques publiques, et plus particulièrement celui des bibliothèques publiques, repose sur la combinaison cohérente des 4 P (marketing mix) :

  • le produit : l’offre documentaire et de services ;
  • le prix d’accès à cette offre : abonnement, gratuité, etc. ;
  • la place ou la distribution : les formes et les modalités de sa mise à disposition ;
  • la promotion et la communication : la publicité de masse, les relations publiques, les actions promotionnelles qui visent les usagers actuels et les usagers ponctuels.

Conçue pour l’entreprise, cette matrice est très compliquée à utiliser au quotidien par les bibliothécaires. Les 4 P s’appliquent bien à une bibliothèque entière conçue comme un seul dispositif de médiation global inséré dans des politiques publiques. Dans cette approche, le produit est souvent assimilé à la collection et le prix, à la tarification dès l’accès aux services. Pour autant, dès que la granularité de la médiation est plus faible que l’échelle d’un établissement, la pertinence de la grille d’analyse devient plus difficile à percevoir. Comment prendre en compte la place ou le prix, par exemple, pour organiser des sélections d’applications mobiles sur une tablette prêtée dans une bibliothèque ? Il nous semble que la notion de dispositif de médiation avec ses trois composantes (outils, usages, besoins) permet une bien meilleure articulation de chaque dispositif avec les enjeux formalisés, dans le meilleur des cas, dans une politique documentaire. Plus largement, l’approche des 4 P a été conçue pour proposer des services à la population, indépendamment de la nature de ces services. L’approche de la médiation a été conçue, au contraire, dans une visée spécifique de médiation des savoirs.

Dans un dispositif de médiation, la notion de besoin documentaire oriente l’action à travers un outil qui, lui-même inséré dans des usages, incite le professionnel à ne pas s’appuyer sur une action d’acquisition uniquement mais sur une démarche de mise en relation. Ainsi, dans le triptyque « objectifs, publics et services », la médiation numérique des savoirs introduit la notion de design. Pour être efficace, le design d’un dispositif doit être non seulement réussi mais bien orienté du point de vue du besoin documentaire auquel il s’agit de répondre. En ce sens, les 4 P du marketing des organisations non marchandes nous semblent trop centrés sur la description des paramètres d’un service et pas assez sur la conception d’un dispositif. Il est à noter que dans les années 1980, le marketing mix 4 P a été remplacé par le modèle des 7 P, qui ajoute les éléments suivants pour les services :

Dans le cas particulier des services et des points de service […], le modèle dit « des 7 P » propose d’enrichir le modèle de base en ajoutant d’autres catégories comme :

Process : caractérisée par l’interaction avec le client (p. ex. : accueil, conseil, horaires d’ouverture, etc.).

People : capacités de la force de vente (p. ex. : présentation, formation, etc.).

Physical Evidence ou « Physical Support » (support physique) : composantes matérielles du magasin (p. ex. : vitrine, organisation des rayons, etc.), du service (p. ex. : rapport annuel pour un expert-comptable, relevé de compte, carnet de chèque, ou carte bancaire pour une banque), ou identifiant le personnel, qui fait partie intégrante de la production pour un service (p. ex. : uniforme ou tenue du personnel). (Wikipédia s.d.)

L’ajout de People résonne particulièrement bien avec la notion d’usage rappelée plus haut. Quant à Physical Evidence, il résonne également très bien avec la notion de dispositif passerelle qui rend tangible, dans les lieux, la démarche de médiation numérique des savoirs. Si le modèle des 7 P semble plus proche des dispositifs de médiation, il faut reconnaître que son application n’est pas aisée puisque l’ajout de ces paramètres complexifie son usage au quotidien. Dans notre recherche de concepts opérationnels, nous pensons que la notion de dispositif, associée à celle de médiation et d’identité numérique, permet de mieux rendre compte de l’élaboration d’une démarche stratégie de médiation.

Des outils opérationnels pour accompagner le changement

Le terme marketing est très souvent mal vu, en particulier en France où la séparation entre secteurs marchand et non marchand est encore très présente. Même articulée aux enjeux des politiques publiques, la notion a du mal à être rendue opérationnelle. Un indicateur simple est de constater le faible nombre de bibliothèques publiques françaises qui ont un département marketing au sein de leur organigramme, alors que les départements de services au public ou de médiation se développent. L’approche par la médiation permet de redonner du sens à l’action en s’appuyant, quand c’est possible, sur la formalisation des objectifs et enjeux opérée lors des projets de politique documentaire. De même, la notion de médiation permet de développer un discours rassurant devant le déluge d’informations et d’outils constaté par les professionnels. La granularité très fine de l’approche par les dispositifs permet de mettre en place une stratégie de changement des mentalités en sortant du « solutionnisme » technologique pour reconnecter, au niveau des dispositifs, la technique aux raisons d’être des bibliothèques. C’est bien la combinaison des dispositifs orientés vers des fins définies en amont et leur articulation avec des identités qui donnent naissance à une démarche de médiation. En ce sens, les dispositifs passerelles peuvent être très efficaces pour encourager le changement en rendant lisible, dans le lieu, l’activité de médiation trop souvent perçue comme abstraite. Cela permet de motiver les professionnels en incarnant la politique de médiation dans des dispositifs qui valorisent les compétences des agents. Sur ce plan, ils participent à une démarche de management du changement. A contrario, l’approche par le marketing public est trop souvent perçue comme une manière de vouloir faire adopter, par le secteur public, des techniques issues du monde marchand. Aussi, bien que proches des démarches de médiation numérique des savoirs, les outils du marketing comme le marketing mix ne sont pas directement opérationnels.

La segmentation adoptée est souvent calquée sur les tranches d’âge et les besoins, là où nous avons constaté qu’une approche par thématique et par besoin documentaire est plus efficace. Si elle se traduit souvent par des besoins spécifiques et des services adaptés pour les jeunes générations ou les seniors, la segmentation par âge héritée du marketing marchand nous semble créer un angle mort : celui des populations qui ne sont ni jeunes ni seniors et pour lesquelles les variables sociodémographiques ne suffisent pas à identifier les besoins documentaires. A contrario, l’orientation des dispositifs de médiation selon une granularité qui peut être très fine (par exemple pour un dispositif ponctuel) nous semble pouvoir correspondre à un besoin pédagogique précis articulé aux segmentations globales proposées par l’approche traditionnelle du marketing. Il est ainsi possible de développer des dispositifs de médiation orientés vers l’apprentissage des langues sans pour autant préjuger de l’âge de celui qui les utilisera.

Un autre point permet d’éclairer la distinction que nous opérons entre médiation numérique des savoirs et marketing non marchand. L’ampleur des mutations apportées par le numérique est l’occasion d’un repositionnement professionnel des bibliothécaires. Loin d’être un besoin abstrait, la dénomination même des tâches et du métier de bibliothécaire a un impact sur la manière dont les fins de diffusion des savoirs et des savoir-faire sont poursuivies. À cet égard, le positionnement vers des projets stratégiques de médiation numérique des savoirs, voire la dénomination même des bibliothécaires comme « médiateurs numériques des savoirs » ne sont pas inutiles. Cette dénomination permet de donner l’image d’un métier nouveau et favorise le décentrement des collections pour les partenaires internes à l’organisation. Par exemple, les liens avec les services de communication ou les directions informatiques sont facilités par l’affirmation dans le discours professionnel d’une fonction propre de médiation des savoirs qui passe par le numérique. Le bibliothécaire n’est plus celui qui prête des livres, mais celui dont la fonction de médiation est centrale et intègre, qui plus est, la dimension numérique autant que la dimension relationnelle. En ce sens, la notion de médiation numérique des savoirs est une notion opérationnelle capable d’incarner pour les bibliothécaires eux-mêmes et leurs partenaires le repositionnement d’un métier.

Enfin, la notion de médiation numérique des savoirs ajoute explicitement à celle de marketing public une notion de positionnement dans l’espace public. Sous-entendue dans le P de « place » ou de « promotion » est la notion d’identité numérique, à laquelle nous avons voulu donner une importancte majeure. Dans notre approche, ce n’est pas qu’un paramètre, mais une composante essentielle de la stratégie de médiation numérique des savoirs. Nous invitons donc les bibliothécaires à répondre à la question : qui parle ? et ceci, dans une granularité fine (dispositif ponctuel), accompagnée, de manière plus large, d’identités thématiques stables et pérennes. Ces distinctions nous semblent essentielles pour élaborer une stratégie de médiation numérique, elle-même répondant aux objectifs de politiques publiques. Le Tableau 1 résume les différences d’approche entre les deux notions.

 

Médiation numérique des savoirs

Marketing des organisations non-marchandes

Granularité fine au niveau du dispositif (outil, besoin usages)

Approche globale de conception des services centrée sur les 4P

Attention portée au design des dispositifs et à des thématiques

Attention portée à la segmentation des publics

La notion permet un positionnement interne vis-à-vis des autres services

Résistances à la notion, souvent confondue avec le marketing marchand

Attention portée aux services et aux interfaces

Attention portée à l’offre documentaire

Articulation à la notion d’identité numérique

Pas de notion de positionnement explicite

Notion opérationnelle distincte de la communication

Notion abstraite trop proche de la communication

Tableau 1 — Comparaison entre la médiation numérique des savoirs et le marketing des organisations non marchande

Ainsi, la médiation numérique des savoirs tout comme le marketing public sont au service de la stratégie générale de la bibliothèque et n’ont de sens qu’au regard des objectifs politiques et stratégiques du service public. La médiation numérique des savoirs est donc une démarche à dimension stratégique qui doit s’articuler à des objectifs de politiques publiques, eux-mêmes articulés à des missions et à un projet politique. Ce concept opérationnel vise à attirer l’attention des décideurs et des équipes sur l’importance de percevoir le métier de bibliothécaire comme résidant non seulement dans la conception de collections, mais avant tout dans la conception de services de médiation des savoirs.

-Sources consultées

Calenge, Bertrand. 2015. Les bibliothèques et la médiation des connaissances. Paris  : Éditions du Cercle de la Librairie.

Mahoudeau, Julien. 2006. Médiation des savoirs et complexité : le cas des hypermédias archéologiques et culturels. Paris : L’Harmattan (collection Ingénium).

Marketing mix. (s.d.). In Wikipédia. <fr.wikipedia.org/wiki/Marketing_mix>.

 

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Via un article de Silvae, publié le 29 juin 2017

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