Logiciels libres et pourtant ils tournent !

Extrait d’un article publié par Philippe Rivière, dans un supplément Manière de voir du Monde Diplomatique

Loin d’être une simple chaîne d’information et de consommation, Internet est devenu le berceau de nouveaux biens communs. Le succès des logiciels libres annonce-t-il une époque de partage généralisé ?

Extrait d’un article publié par Philippe Rivière, dans un supplément Manière de voir du Monde Diplomatique

Internet, après quinze années d’essor ininterrompu, fait partie intégrante de la vie quotidienne. Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 10% des foyers disposent déjà d’une connexion à « haut débit ». Graduellement, des pans entiers des pratiques culturelles basculent vers l’ordinateur. On ne tient plus son journal intime, mais on « blogue » ; on ne s’ennuie plus, on « surfe » ; on ne laisse plus une question en l’air au cours du repas sans chercher la réponse immédiatement « sur Google »...

Rapide, cette transformation aurait pu suivre le schéma dominant de l’organisation moderne de nos sociétés. Dans leurs discours « visionnaires », les patrons de multinationales comme Microsoft, Vivendi, America Online (AOL) envisageaient une marchandisation totale des « produits informationnels », qu’ils livreraient en toute sécurité à l’abonné-consommateur. A l’instar de Jeremy Rifkin, qui, en plein milieu de la bulle spéculative autour des entreprises en « .com », publiait L’Age de l’accès (1), nombre de prospectivistes mettaient en garde contre ce type de scénario. La valeur, soulignaient-ils, ne reposerait désormais plus sur la propriété matérielle des choses, mais sur la capacité d’y accéder. Les gardiens de cet accès seraient les nouveaux maîtres de l’information. Le mariage entre le géant des médias Time Warner et le champion des réseaux AOL était un exemple typique de cette équation. Le Net + la télévision + un système de vente : on assistait à « la fusion d’un ensemble de grands réseaux qui ont la mainmise sur leurs utilisateurs avec une entreprise qui se donne pour objet la maîtrise quasi absolue des contenus (2). »

Ces analyses négligeaient toutefois un autre phénomène, plus diffus mais non moins puissant. Si la concentration est inscrite dans les gènes de la télévision (et, dans une moindre mesure, de la radio et de la presse), Internet reste fidèle à sa conception initiale, marquée par l’ouverture et l’absence de contrôle. Loin d’être un slogan, l’approche « de bas en haut », décentralisée, ouverte à tout type d’usage de ce réseau, est toujours inscrite au plus profond de son infrastructure.

C’est ainsi par exemple que BitTorrent, un protocole d’échange de fichiers lancé en 2002 sans moyens financiers par Bram Cohen, un programmeur surdoué, génère trois ans plus tard la moitié du trafic Internet. Ce logiciel présente plusieurs caractéristiques intéressantes. En permettant à quiconque, même sans connexion rapide, de mettre en partage d’énormes fichiers, BitTorrent a contribué à redémocratiser un réseau où les coûts de bande passante risquaient de s’avérer rédhibitoires pour nombre de projets alternatifs - notamment pour des radios ou des télévisions souhaitant permettre le téléchargement de leurs émissions à un large public (3). Bien entendu, cette capacité de diffusion n’a pas échappé aux amateurs d’échanges de vidéos et de musique, qui l’utilisent massivement pour visionner des copies, souvent illicites, des dernières productions hollywoodiennes...

Pour toute une industrie fondée sur la « propriété intellectuelle », ces nouvelles pratiques relèvent du « piratage (4) », mettent en danger l’économie, et, grief plus grave encore, s’attaquent à l’innovation et à la création. Cette industrie (qui va de Hollywood aux firmes pharmaceutiques, en passant par certaines sociétés d’informatique) avait obtenu, année après année, un renforcement quasi systématique des droits de propriété intellectuelle - dans le temps, avec l’allongement du copyright ; dans l’espace, avec la mondialisation de ces droits. Et, jusqu’au début des années 2000, elle avait avancé ses pions sans guère rencontrer d’opposition (5).

Les choses ont changé : il ne viendrait plus à l’esprit d’un Al Gore soucieux de son image de prendre la tête du comité chargé de faire pression sur l’Afrique du Sud pour qu’elle abandonne une loi sur les brevets visant à sauver des vies en cas d’urgence sanitaire. Il n’est plus possible de ressasser qu’« il n’y a pas d’autre méthode », ou que « sans la protection de la propriété intellectuelle l’innovation disparaît ». Car, de fait, les logiciels libres ont démontré qu’une autre voie était non seulement possible, mais aussi qu’elle était déjà là, fonctionnelle et crédible. Ces programmes équipent une part de plus en plus importante de l’informatique, qu’il s’agisse des serveurs, des ordinateurs personnels ou des petits appareils électroniques.

Qu’est-ce qui différencie un logiciel « libre » d’un logiciel « propriétaire » ? La gratuité, qui fait partie des atouts les plus cités, n’est qu’un aspect mineur de la question. A l’instar du « tube de l’été » promu et diffusé à toute heure sur tous les réseaux de télévision et de radio, un logiciel peut être donné gratuitement sans pour autant être libre (6). Pour filer la métaphore, la chanson populaire ne serait « libre » que si chacun pouvait, sans demander d’autorisation préalable, en étudier la partition, la chanter comme il le désire, la réinterpréter en concert, et faire un nouveau disque avec. La partition, c’est le code source du logiciel. La triple liberté qui consiste à pouvoir étudier ce code, le modifier et le redistribuer est ce qui caractérise le « logiciel libre ». Et cela se révèle un moteur d’innovation et de création tout aussi puissant que le modèle traditionnel de la propriété intellectuelle, basé sur l’attribution à l’inventeur d’un monopole pour accorder, en échange de redevances, des licences d’utilisation.

Posté le 12 décembre 2005

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