Philippe Aigrain : Audition du 6 octobre 2005 dans la commission ’distribution des oeuvres en ligne" du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique

Mon intervention devant le CSPLA

article publié sour licence Creative commons by sapar Philiipe Aigrin sur son blog

Bonjour.

J’exprime ma gratitude à votre commission et à son président d’avoir accepté de m’entendre. J’ai été plus de 20 ans chercheur scientifique en me consacrant principalement au développement d’outils permettant à chacun de devenir un récepteur critique des médias d’image et de son. Je suis devenu par force un philosophe politique du droit dans le domaine dont vous avez la charge, notamment du fait des responsabilités que j’ai exercées dans les services de la Commission européenne, et c’est à ce titre -de philosophe- que je m’exprime aujourd’hui. Enfin, je suis un entrepreneur qui fournit aujourd’hui des outils et des services au débat public citoyen sur les orientations de politiques.

Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il existe une forte tension entre plusieurs modèles philosophiques du soubassement des droits intellectuels et de leur mise en oeuvre. Ma propre contribution consiste à expliciter des fondations en terme de capacités, c’est à dire de possibilité pour les êtres humains d’accomplir seuls ou collectivement différentes activités. Je n’ai ni le temps, ni l’espoir de convaincre chacun d’entre vous de la pertinence de cette approche. Mais vous ne pouvez ignorer qu’elle est celle d’un mouvement puissant et croissant dans la sphère intellectuelle et, comme vient de le retracer Mélanie Dulong de Rosnay, dans la création et l’innovation. Fort bien me direz-vous, mais qu’en faire ?

La richesse du droit matériel et l’exigence de sa continuité s’imposent à nous. Si certains d’entre vous ont entamé la lecture de mon ouvrage Cause commune et l’ont poursuivi jusqu’à son chapitre de conclusion, ils devineront ce qui va suivre. Je ne vous demande en rien d’adopter je ne sais quelle vision révolutionnaire et de retourner le code de la propriété intellectuelle comme une veste. Ce que je vous demande, c’est d’admettre que la démarche de création volontaire de biens communs dans la sphère intellectuelle et créative est un fait, prometteur et incertain comme tout ce qui nait et croit. A partir de là il suffit de tracer une ligne à ne pas franchir dans l’évolution du droit matériel, celle des dispositions qui sont incompatibles avec l’exploration concurrente du potentiel de l’approche des biens communs.

Malheureusement cette ligne a déjà été franchie, mais, pour ce qui est déjà transcrit en droit français, principalement en ce qui concerne des textes qui relèvent de la propriété industrielle. Il n’est pas trop tard pour s’abstenir de commettre l’irréparable. Comment ? En évitant autant que le permettent les devoirs de transposition toute disposition qui détruirait un principe qui fait toute la richesse du droit d’auteur : la constatation a posteriori de la légimité ou non des usages. Abstenez-vous autant que possible de la transférer à un jugement incorporé sous pression d’intérêts commerciaux particuliers dans des dispositifs techniques. Donnez une effectivité immédiate à la protection des usages légitimes que le droit matériel appelle exceptions, mais qui ne sont rien d’autre que des droits fondamentaux qui mériteraient d’être mieux reconnus qu’ils ne le sont en France.

Considérez enfin non pas un texte à la fois, mais un mouvement d’ensemble qui nous entraîne tous vers l’abîme si nous le maîtrisons pas. Derrière les textes que la loi DADVS va transposer, d’autres sont déjà proposés et en cours de délibération, qui proposent des mesures toujours plus extrêmes pour empêcher l’inéluctable et retarder ce que j’affirme souhaitable. La lettre de mission de votre commission vous invite à prendre en compte “l’intérêt de l’ensemble des filières culturelles et du public”. Certains groupes d’intérêts vous agitent sous les yeux la peinture d’un monde où les forces du bien culturel s’opposeraient à l’axe du mal d’un piratage qui les menacerait. En réalité un tout petit nombre d’entreprises des médias de l’édition centralisée craignent l’irruption des biens communs. L’objet qui motive cette crainte, c’est le temps humain, cette ressource rare, et la capacité de chacun de choisir ce qu’il voit et écoute, joue, compose et filme, et comment il le fait.

Nous vivons les derniers temps de l’illettrisme des médias temporels. Certains voudraient le prolonger quelques décennies, ou quelques siècles. Le ministère de tutelle du CSPLA a longtemps soutenu - au delà des changements de majorité politique - à travers mes travaux et d’autres, la production d’outils et la disponibilité de contenus qui favorisaient cette sortie de l’illettrisme. Il a été et est le champion de la diversité culturelle. Le succès fragile des options portées par la France et le Canada à l’UNESCO dans la rédaction de la Convention sur la diversité culturelle doit tout à la csynergie entre cette vision ambitieuse des politiques culturelles et l’alliance entre ONGs préoccupées des biens communs et pays du Sud. Ne vous trompez pas d’ennemis. Les biens communs font plus que servir la culture, ils en sont le socle.

Philippe Aigrain

Posté le 5 décembre 2005

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