Extension du domaine d’application des mesures d’exécution de droits de “propriété intellectuelle”

Statut au 16 juillet 2005. Couvre principalement la proposition de "dispositif pénal européen contre les atteintes à la propriété intellectuelle" et la directive dite "respect des droits de propriété intellectuelle". Ou comment la lutte contre la contrefaçon des biens physiques est utilisée (et mise en danger) par les lobbies de la propriété intellectuelle à de toutes autres fins.

Un article repris du site de Philippe Aigrin et publié sous contrat Creative Commons

Il y a deux façon de lire la directive CE/2004/48 sur le "respect des droits de propriété intellectuelle" et la récente proposition conjointe d’une directive et d’un décision cadre du Conseil instituant un "dispositif pénal européen contre les atteintes à la propriété intellectuelle" . Une lecture rapide et inattentive s’arrêtera à des mots comme lutte contre le crime organisé, lutte contre la contrefaçon, risques pour la santé des consommateurs, et concluera "bon, voilà, police et justice s’efforcent de faire leur travail". Une lecture plus attentive et plus informée découvrira dans ces textes des dispositions qui conduisent à s’interroger (pour commencer) :

  • Traitement dans un même cadre des atteintes à tous les types de "droits de propriété intellectuelle" des brevets au droit d’auteur en passant par les marques, ceci en raison d’une interprétation plus que contestable de la partie III de l’accord ADPIC. Cette partie III est déjà une des sections les plus contestables de l’accord. Néanmoins, les textes dont il s’agit ici instituent ou proposent d’adopter des mesures allant au-delà de ce qui y est requis. On verra que ceci conduit à appliquer au droit d’auteur des mesures inouïes dans son domaine et à changer radicalement les mécanismes réels de charge de la preuve dans les litiges en brevets. En réalité, les textes visant la lutte contre la contrefaçon ne devraient utiliser strictement que le droit des marques en y joignant dans le cas du commerce illégal de médicaments la législation pénale ordinaire et celle de santé publique. D’autres types de mesures adaptées et répondant aux exigences de l’accord ADPIC peuvent être adoptées pour ce qui concerne le droit d’auteur et les droits voisins (en réalité elles existent déjà ou sont même dépassées par d’autres textes abusifs) . Dans ce domaine, l’adoption large de sanctions pénales est aberrante (voir plus bas sur l’obligation introduite par l’article 61 de l’accord ADPIC qui réserve ces sanctions pénales à des cas bien précis et beaucoup plus restreints que les textes actuellement proposés). Quant aux brevets, c’est l’idée même de mesures préventives qui est un monstre juridique les concernant.
  • Mesures préventives extrêmes (saisie des biens, interdiction d’activité commerciale) sur la base d’allégations de violations imminentes avec des charges de preuve extrêmement réduites et des protections insignifiantes contre les procédures abusives.
  • Obligation pour les états d’inclure dans leur législation le fait que les poursuites et les mesures ne dépendent pas du dépôt d’une plainte émanant d’un détenteur de droits. Cette merveilleuse disposition permettra par exemple de poursuivre des soi-disants violateurs du droit d’un créateur même lorsque celui-ci ne voit aucun inconvénient à leur activité.
    * Criminalisation (pénale) de l’encouragement et de l’incitation à commettre des infractions d’échelle commerciale, même lorsque l’encouragement ou l’incitation ne sont pas elles-mêmes à visée commerciale.
    * Utilisation de l’expression "échelle commerciale" pour caractériser les délits sérieux (susceptibles de sanctions pénales) alors même que dans l’interprétation promue par les industrie de la propriété, cette "échelle commerciale" ne requiert pas une activité visant le profit (elle peut selon eux résider dans un "manque à gagner" résultant d’échanges inter-individuels sans but lucratif). L’article 61 de l’accord ADPIC d’où provient cette expression est exprimé avec toute une série de précisions qui imposent au contraire une volonté caractérisée commerciale et qui ont disparu des textes aujourd’hui proposés.

En résumé, lisez bien tous ces textes et demandez-vous, par exemple :

  • S’il est bien normal qu’il suffise à un grand laboratoire pharmaceutique d’affirmer qu’un fabricant de génériques contrefait un de ses brevets pour obtenir la fermeture de son activité et la saisie de tout son équipement et de ses biens en ne risquant lorsque le caractère abusif de la procédure sera établi (s’il reste quelqu’un pour obtenir cette décision) que d’avoir à indemniser le dommage subi par le fabricant de génériques même si le bénéfice retiré de cette procédure abusive est 10 fois supérieur (chiffre réaliste dans le cas des médicaments). Même question pour un éditeur de logiciel propriétaire et un projet de logiciels libres (mais cette fois avec un rapport de 1 à 100 au moins).
  • S’il est bien normal qu’au nom de la lutte contre le crime organisé et de la santé des consommateurs on puisse envoyer en prison des analystes qui affirmeraient que l’échange de fichiers de contenus légalement acquis entre individus sur les réseaux pair à pair est une activité légitime ou des journalistes qui décriraient cette pratique.
  • Ce qu’il faut penser du fait que les seuls droits fondamentaux (tels que définis dans la Charte des droits fondamentaux) auxquels les rédacteurs de ces textes aient cru bon de faire référence soient le très contesté article 17.2 "la propriété intellectuelle est protégée" pour justifier leurs abus et l’article 49.3 sur le caractère proportionné des sanctions par rapport aux atteintes. On peut même se demander si la catégorie des infractions les plus graves n’a pas été introduite dans le seul but de pouvoir prétendre qu’il y a proportionnalité des sanctions.

Enfin, si l’on peut nettoyer ces textes de leurs dispositions abusives, il serait à l’opposé intéressant de faire rentrer dans la partie sanctions pénales pour les atteintes les plus graves (crime organisé, risque pour les consommateurs) des actes comme l’alimentation à la source des réseaux de contrebande du tabac par les industriels eux-mêmes, ce qui aurait l’avantage de les envoyer en prison plutôt que de leur permettre de passer des accords d’indemnisation à l’amiable avec la Commission européenne. Dans l’état actuel, ils ne sont pas inclus, puisqu’ils violent pas leur propre titre de propriété !

Dernières nouvelles : La Commission européenne vient d’adopter, à l’intiiative de la direction générale "Liberté, sécurité et justice" une proposition de" dispositif pénal européen contre les atteintes à la propriété intellectuelle" (texte complet en anglais. Cette proposition réintroduit des dispositions concernant les sanctions pénales et la criminalisation de l’encouragement et de l’incitation envisagées pour la directive sur le "respect sur les droits de propriété intellectuelle". Ces dispositions avaient été abandonnées devant les réactions horrifiées à l’intérieur même de la Commission européenne dans la phase de préparation et au parlement européen dans la phase législative. Tout comme la directive sur le "respect des droits intellectuells" elle traite dans un même panier tous les titres (des brevets au copyright) et elle est basée sur le fait que les allégations de contrefaçon sont faites de bonne foi et non pour abuser de positions sur le marché ou nuire aux biens communs. La satisfaction éprouvée lors du rejet au parlement de la directive sur les brevets logiciels ne doit pas conduire à une passivité devant ce texte. Soutenez la campagne à venir d’EDRi contre le texte.

Aspects concernant la directive sur le "respect des droits de propriété intellectuelle" :

Le 9 mars 2004 est une date peu glorieuse dans la brève histoire de la démocratie européenne. Ce n’est pas parce que le parlement européen a adopté un texte qui ne soit pas à mon goût, ce qui arrive tous les jours et est le jeu normal de la démocratie. Mais c’est qu’un texte aux conséquences extrêmes a été adopté sans que le débat public nécessaire (dans l’ensemble de la société) ait eu lieu sur son principe et ses conséquences. La raison s’est assoupie et les monstres sont là. Le parlement a voté aujourd’hui le rapport et les amendements additionnels de la rapporteuse (qu’un minimum de réserve aurait du conduire à se dédire pour raisons personnelles) sur le projet de directive « respect des droits de propriété intellectuelle ». Ce texte, qui risque d’être adopté définitivement dans la foulée par le Conseil, étend et durcit considérablement un texte conçu à l’origine pour la lutte contre la contrefaçon et la piraterie industrielle. La majorité des parlementaires se sont laissé abuser par quelques lobbies qui ont leur ont fait croire qu’il s’agit de mieux défendre des droits légitimes. Ils ont accepté d’ignorer que dans la sphère intellectuelle, et en particulier pour les brevets, les droits de propriété sont par nature incertains, et que l’hypothèse de procédures abusives doit constituer un paramètre essentiel du débat. Bravo à Marco Cappato, aux Verts, à la grande majorité de la GUE, aux socialistes espagnols, français, italiens (et quelques allemands), et à quelques députés du PPE qui ne les ont pas suivis dans ce chemin.

Ce texte est le premier qui aille plus loin que l’accord ADPIC dans la sacralisation des droits de propriété dans la sphère intellectuelle et dans le durcissement des mesures d’exécution qui leur sont attachées. Il institue une dissymétrie incroyable des droits, affirmant que seules peuvent être harmonisées des mesures qui soient plus favorables aux détenteurs de droits de propriété que celles existantes dans les états membres. On en est revenu à l’époque censitaire : seuls les propriétaires ont des droits valant la peine que l’on légifère.

Ce texte est un texte contre le futur des biens communs. Les mesures préventives extrêmes prévues par le texte permettront aux multinationales pharmaceutiques ou du logiciel propriétaire d’utiliser des procédures abusives, directement ou à travers des relais, pour éliminer radicalement la concurrence des génériques et des solutions logicielles libres. Les sociétés ou personnes victimes de ces procédures ne seront plus en état de faire valoir leur bon droit. Quand bien même elles y parviendraient (post mortem ?), les dommages prévus, basés uniquement sur les dommages subis par le défendant et non sur le bénéfice pour l’attaquant, restent une excellente affaire pour les industriels de la propriété. C’est une prime extraordinaire à quelques multinationales, dont le public payera la note, financièrement ou avec sa santé, selon ses moyens.

Le texte permettra également d’annihiler l’activité d’un Percy Schmeiser européen, accusé par un fabricant d’OGM de violation de ses droits de propriété, alors qu’il est en réalité victime de leur dissémination environnementale. La aussi, la probabilité qu’il puisse se battre jusqu’à prouver son bon droit et obtenir une réparation, même insuffisante, sera presque nulle.

Le texte permettra aux détenteurs de droits de propriété et à leurs représentants d’obtenir des informations sur l’identité de personnes dénoncées par des personnes soupçonnées de violations supposées imminentes à un droit de propriété comme ayant été à l’origine de l’objet du litige.

Le texte permettra d’abuser du droit des marques et du copyright contre la liberté d’expression. Un amendement dit en partie le contraire en prétendant n’avoir rien changé aux exceptions prévues au droit d’auteur, mais là aussi, il faudra survivre assez longtemps pour prouver que l’exception était légitime.

Par l’extension de son champ d’application aux violations sans but commercial, même ne causant qu’un tort mineur ou inexistant aux détenteurs de droits, voire même non-intentionnelles, le texte durcit considérablement les procédures et mesures civiles contre les usagers de l’échange et du partage de fichiers, et ceux qui leur fournissent des moyens techniques. Or ces systèmes ont des usages légitimes, et pour leurs usages illicites au regard de lois récentes et taillées sur mesure, aucun débat sérieux n’a montré que les créateurs dans leur immense majorité et l’intérêt général en souffre (par contraste avec les modèles commerciaux de quelques acteurs, et les ventes de quelques titres stars).

Enfin le texte invite les juges à faire preuve de proportionnalité. On espère bien que cela sera le cas si par malheur il prend force de loi, mais on aurait aimé que les parlementaires leur montrent le chemin.

La directive a été adoptée le 29 avril 2004. Son délai de transposition court depuis. Cette transposition est l’occasion de s’opposer aux dispositions extrêmes de ce texte : la sagesse vient souvent tardivement aux états-membres.

Posté le 28 novembre 2005

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