- Voir aussi la synthèse de l’axe 1 du programme Domino : De l’individu au collectif, devenir contributeurs ?
- A côté des grandes plateformes de l’économie collaborative, une myriade de pratiques collaboratives se développe depuis quelques années au niveau local. Des espaces de coworking à l’habitat partagé en passant par les ressourceries et les groupements d’achat, ces initiatives s’inscrivent dans différents secteurs d’activité et relèvent de dynamiques entrepreneuriales diverses.
Alors que les financements publics tendent à se raréfier et que les difficultés sociales persistent, ces pratiques peuvent-elles favoriser le développement de nouvelles formes de solidarités ? En quoi peuvent-elles contribuer au mieux vivre ensemble sur les territoire ?
Nos premiers échanges nous ont amenés à nous interroger sur les formes de solidarités induites par le développement des pratiques collaboratives :
- En quoi le fonctionnement en pair-à-pair, caractérisant les pratiques collaboratives, induit-il des formes de solidarité particulières ?
- Dans quelles mesures les pratiques collaboratives permettent-elles de dépasser une lecture de la solidarité par l’assistanat ?
- Passer d’un statut de bénéficiaire à celui de bénéficiaire-contributeur : un levier de renforcement du pouvoir d’agir ?
Au delà de la caractérisation de ces formes de solidarités, nous avons largement échangé sur les conditions nécessaires à la production de solidarités au sein des pratiques collaboratives. Il a été souvent question des leviers d’action envisageables, des éléments pouvant favoriser le développement de pratiques collaboratives vecteurs de solidarités :
- Quelles sont les conditions nécessaires pour faire des pratiques collaboratives une source de solidarité entre individus ?
- Quelle équité d’accès aux pratiques collaboratives ?
- La solidarité : une externalité positive des pratiques collaboratives
La solidarité ne nous semble pas devoir être appréhendée comme l’objet premier des pratiques collaboratives. Elle ne nous apparaît que comme une conséquence de l’organisation de ces communautés et des différentes activités développées. Ainsi, décréter la solidarité pour initier des pratiques collaboratives pourrait avoir un effet contraire et s’avérer contre-productif.
Une des forces des pratiques collaboratives en matière de production de solidarités semble résider dans leur capacité à ne pas stigmatiser les bénéficiaires de l’initiative… car ces derniers ont également vocation à devenir contributeurs.
“Ces initiatives ne stigmatisent pas les populations bénéficiaires… pour la simple raison que tout le monde est bénéficiaire et chacun également contributeur : dans le cadre d’un système de covoiturage, tous les utilisateurs sont bénéficiaires (...) et cela ne tient pas seulement au fait qu’il y a un échange monétaire. (...) En somme, tout le monde profite car tout le monde contribue." affirme Flore Berlingen [1].
L’enjeu pour ces initiatives nous a semblé résider dans la préservation et l’entretien des différents mécanismes de réciprocité à l’oeuvre. Ces mécanismes, lorsqu’ils permettent la contribution de tout un chacun, semblent pouvoir permettre l’instauration de relations plus horizontales en dehors des relations sachants/appprenants, donneurs/preneurs ou bien aidants/aidés.
Cette idée fait écho aux réflexions de l’axe 1 des ateliers régionaux au sujet des éléments susceptibles de favoriser le passage à une posture de contributeur.
Focus sur le réseau d’échanges et de partage de Projets Échanges et Développement [2] (Plougasnou, 29) L’association PED a mis en place ce réseau d’échanges intergénérationnels afin de permettre aux habitants de partager leur passion et d’apprendre de celles des autres. Reposant sur l’idée que toute personne a quelque chose à transmettre, qu’il s’agisse d’idées, de connaissances ou de savoir-faire, ces temps d’échange permettent aux participants de changer de rôle d’une rencontre à une autre. Ainsi, le bricoleur partageant son savoir un jour pourra apprendre du jardinier le jour suivant ! |
- Il peut y avoir des solidarités intéressées
En nous intéressant aux réponses apportées au développement du travail indépendant, nous nous sommes questionnés quant à la nature des relations se développant entre les entrepreneurs au sein de ces communautés. Les espaces de coworking et les Coopératives d’Activités et d’Emploi (CAE) nous sont apparus comme des projets pertinents à approfondir.
Il nous a semblé que les relations se développant entre les acteurs de ces structures pouvaient être traversées par des intérêts économiques. En effet, ces organisations gardent pour objectif principal le développement des activités de leurs membres. Cet élément fait écho au constat dressé par A. Burret, suite à une étude menée au sein de Tiers-Lieux [3], ou à certaines études d’impact initiées par des espaces de coworking. Les relations entre acteurs au sein de ces espaces apparaissent comme “hybrides” et assez complexes : il semble souvent s’agir de formes de solidarité traversées par les intérêts économiques des acteurs en présence. Ainsi, un coworker peut venir en soutien sur un projet pour aider un membre de la communauté en sachant qu’il pourra éventuellement bénéficier des compétences présentes dans l’écosystème.
Si du lien social se crée au sein de ces communautés dans une ambiance conviviale, cette situation constitue aussi un “terreau” propice aux coopérations économiques et au développement de l’activité des acteurs. Il ne s’agit peut être pas de solidarités totalement “désintéressées”. Il est également intéressant de relever que la solidarité ne fait parfois pas partie des valeurs mises en avant par les porteurs de projet, la coopération et le développement économique sont ainsi plus facilement évoqués.
Ces éléments semblent bien refléter l’intérêt du fonctionnement en pair-à-pair. En effet, les relations se nouent au sein d’une communauté, d’un tissu étendu et complexe permettant au bénéficiaire d’un jour de ne pas se sentir forcément redevable envers l’autre car il pourra devenir contributeur ou “offreur” le jour suivant. Cette idée fait également écho au modèle du “prosommateur”, traduisant une évolution de la posture du consommateur.
Focus sur la Coopérative d’Activités et d’Emploi L’Ouvre-Boîtes [4] (Loire-Atlantique, 44) Créée en 2003, L’Ouvre-Boîtes 44 propose une alternative à la création d’entreprise classique en offrant la possibilité de créer son activité tout en bénéficiant de droits sociaux et de services mutualisés. La coopérative anime le réseau d’entrepreneurs pour favoriser les interactions entre les porteurs de projet. Si des échanges d’informations, de tuyaux et autre coups de main sont fréquents, l’objectif de la structure est bien de favoriser le développement économique des projets accompagnés afin de permettre aux entrepreneurs de vivre de leur activité. |
Nous constatons donc une certaines “cohabitation”, des hybridations entre activités économiques et mécanismes de solidarités. Cela n’est pas sans rappeler les débats autour de la monétisation des solidarités qu’engendreraient les pratiques collaboratives. La présence d’intérêts économiques empêche-t-elle finalement toute production de solidarités ?
Au-delà de la tentative de caractérisation des formes de solidarités que nous avons pu observer au sein de différents projets, il nous a semblé pertinent de nous interroger quant aux éléments pouvant favoriser leur développement et faciliter l’émergence de solidarités en leur sein.
- Des lieux pour la solidarité ?
L’importance des “lieux du partage”, comme espaces inclusifs et solidaires, est revenue à plusieurs reprises au cours de nos échanges.
Par leur capacité à faire émerger de nouvelles pratiques collaboratives, au delà du projet initial, ils sont susceptibles de stabiliser une communauté et de s’ouvrir à une diversité croissante d’acteurs. En développant de nouvelles activités, ils augmentent les chances de créer du lien entre des individus n’ayant pas ou peu l’habitude de se fréquenter.
Les espaces de coworking et les fablabs sont souvent les premiers projets évoqués dès lors que l’on parle des tiers-lieux ou des lieux dédiés au partage. Cependant, nos échanges ainsi que les états des lieux effectués sur les territoires pilotes du programme Domino ont pu nous montrer une réalité plus riche encore. Nous pensons ainsi à des lieux comme le Carnet de Bord à Plougasnou, le Papier Buvard à Soulvache, le Plan D à Saint Brieuc ou encore le Pôle Associatif Marbaudais à Rennes. Des ateliers d’échanges de savoirs aux zones de gratuité en passant par les groupements d’achats et les jardins partagés, les pratiques collaboratives fleurissent au sein de ces espaces.
Ces organisations semblent également vouloir s’adapter aux différents publics fréquentant ces lieux afin d’être en mesure de les inclure autant que possible à leurs projets. La question du prix et de l’accès aux services est alors appréhendée de différentes manières. Si le “prix libre”, les zones de gratuité ou encore les échanges de savoirs et de services peuvent apparaître comme des moyens de questionner nos modes de consommation, ces pratiques peuvent aussi être perçues des leviers permettant aux populations les plus fragiles de participer et de contribuer aux différents projets.
D’autre part, dans des territoires frappés par un certain désengagement des services publics de proximité, de tels lieux peuvent permettre de répondre, ou du moins de mettre en lumière, des besoins peu ou pas pris en compte par les acteurs publics ou privés.
Focus sur Le Papier Buvard [5] (Soulvache, 44) A 15km au Nord de Chateaubriant, sur la place du village de Soulevache (330 habitants), le Papier Buvard est un lieu de rencontres imprégné des valeurs de solidarité. Une grande table, un bar, une micro-épicerie, une salle où des artistes se produisent en trouvant pour « un prix libre et raisonné un public sympa, la bouffe et le dormir ! ». Ce lieu essaime d’autres projets où l’échange et la rencontre sont indissociables : animations culturelles, recyclerie (le « magasin pour rien »), SEL, troc de livres, etc. Papier Buvard est aussi un projet alternatif, car il ne peut répondre aux exigences financières de la SACEM, tout en offrant aux artistes une scène, et au public un lieu de découvertes culturelles. La solidarité s’exprime aussi par le soutien indirect des institutions locales, et par l’entraide de ses consommateurs/publics qui contribuent à faire vivre cette alternative conviviale. |
Nos échanges nous ont également amené à interroger la place de l’acteur public dans le développement des pratiques collaboratives. Si les lieux sont apparus comme un levier potentiel pour favoriser l’émergence de ces initiatives, nous considérons également que l’acteur public a un rôle à jouer dans ces dynamiques. Par différents moyens, il nous a semblé pouvoir faciliter le développement de ces projets.
- Une nécessaire évolution de la place des acteurs publics
L’acteur public peut contribuer et faciliter la diversité et l’ouverture des communautés se constituant autour de ces projets afin de limiter l’entre soi. Il peut ainsi favoriser un certain degré d’ouverture de ces pratiques collaboratives. Les acteurs publics peuvent agir comme des garde-fous de l’équité démocratique au sein de ces communautés.
Cependant, nous avons également souligné la nécessité d’un changement de posture de l’acteur public vis à vis de ces initiatives. Il nous a semblé que ce dernier devait intervenir comme facilitateur, comme partenaire visant à “faire avec” plutôt qu’à “faire pour”. Sans directement porter le projet, l’acteur public peut faciliter son développement et sa pérennité, par sa connaissance des réseaux locaux notamment.
Il peut être tentant pour l’institution d’impulser un projet collaboratif en vue de créer des solidarités. Mais, comme nous l’avons souligné, la solidarité ne nous semble pas pouvoir se décréter. Il est important de mettre le radar au bon niveau et d’être attentif aux mouvements et aux multiples initiatives sur le territoire pour les encourager et s’appuyer ainsi sur l’existant.
Focus sur la Carte Sortir ! [6] (Rennes Métropole, 35) La Carte Sortir ! a été créée afin de favoriser un accès élargi à la culture et aux loisirs sur le territoire. Afin de lever les freins à la démocratisation de ce secteur, un important travail a été effectué en collaboration avec des acteurs institutionnels, des professionnels du secteur culturel ainsi que des travailleurs sociaux. Ce dispositif repose ainsi une approche globale intégrant la médiation culturelle et l’accompagnement social en plus de l’aide financière. Un des principaux intérêts du programme réside dans la logique de co-construction de l’offre privilégiée par les acteurs publics locaux. |
Cet enjeu de co-construction, de mise en place de partenariat entre les acteurs est également apparu au travers de la question de la gouvernance. Une gouvernance mixte, associant les différentes parties prenantes, peut être une opportunité afin de répondre aux différents besoins et de garantir de la réciprocité dans les échanges. La Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) [7] , permettant d’associer une diversité d’acteurs à un projet, par le biais du multisociétariat, a pu être évoquée comme un modèle statutaire intéressant. Cependant, le statut ne garantissant pas les pratiques, c’est bien plus les pratiques de gouvernance réelles de toute organisation que le statut juridique en lui même qu’il nous semble intéressant de questionner.
Focus sur Le Clic des Champs [8] (Communes du Nord-ouest de Rennes, 35) Cette association est issue du rassemblement de plusieurs producteurs autour un projet commun visant à favoriser une agriculture biologique et à relocaliser l’approvisionnement en produits de saison. La gouvernance de l’association est caractérisée par une volonté d’intégration des différentes parties prenantes. Elle est ainsi structurée en plusieurs collèges (producteurs, consom’acteurs,...) permettant la co-construction du projet et l’adaptation aux attentes des différents acteurs. L’association envisage aujourd’hui de se transformer en SCIC. |
Questionner la contribution des pratiques collaboratives au développement de nouvelles formes de solidarités nécessite de s’intéresser à la nature même des relations se développant au sein des communautés d’usagers et de contributeurs à ces projets. Les relations pair-à-pair, caractérisant ces initiatives, nous ont semblé centrales afin d’appréhender la spécificité des liens s’y développant. Nous retiendrons ici particulièrement l’importance du maintien des mécanismes de réciprocité afin de permettre la contribution des différents acteurs. Cet élément nous paraît ainsi essentiel afin de lire les solidarités d’une autre manière que par l’assistanat.
Sans prétention à être objectif, les deux leviers que nous avons identifiés (les lieux et les acteurs publics) sont issus de nos échanges et des observations effectuées au cours du programme Domino. Ces deux thématiques nous ont semblé pertinentes à souligner car elles apparaissaient sur plusieurs des territoires étudiés ainsi que dans différents axes thématiques des ateliers régionaux.
Nos discussions ainsi que l’état des lieux effectué nous ont permis de constater l’importance des dynamiques d’auto-organisation des initiatives citoyennes au niveau local. Ces dernières, peinant à obtenir des soutiens de la part des pouvoirs publics, en arrivent parfois tout simplement à y renoncer et à poursuivre leurs avancées. Toutefois, à l’heure où la tendance semble être à un certain désengagement des acteurs publics au niveau local, n’est-il pas primordial de penser la co-construction de ces mécanismes, de tenter d’associer au plus tôt l’acteur public à ces initiatives en prenant en compte la nécessité d’un changement de posture ?
La piste des partenariats public-communs, en alternative aux partenariats public-privé, peut constituer une piste intéressante dans la mesure où elle vise à permettre une gestion et un enrichissement co-construit des ressources territoriales prenant la forme de communs.
Enfin, nous pouvons nous interroger quant aux possibilités de passage à l’échelle pour cette myriade d’initiatives. Plus que le changement d’échelle par croissance interne, la mise en réseau entre projets et les dynamiques d’essaimage d’un territoire à l’autre nous ont semblé particulièrement intéressantes. Dans cette optique, il est alors nécessaire d’imaginer des structures et des mécanismes pouvant faciliter ces dynamiques. A titre d’exemples, les ébauches d’Assemblées des communs dans plusieurs villes francophones [9] ou encore le réseau Bretagne Créative [10] semblent pouvoir offrir des supports et pistes de réflexion afin de penser cette mise en réseau et cette diffusion des pratiques.