Les communs ou la renaissance des corps intermédiaires 2/2

livre2s_0Dans l’article précédent, j’ai expliqué pourquoi il me semblait problématique que la technique et le numérique soient évacués des discours alternatifs, tels qu’exprimés dans le film Demain. 

Une autre absence me semble significative. A aucun moment du film le mot communs n’est exprimé. Le documentaire s’attarde sur des alternatives qui peuvent pourtant toutes être considérées comme des communs parce qu’elle associent ressources, communauté et gouvernance ouverte. Que ce soit pour se réapproprier la monnaie, repenser l’impact social des services publics ou encore pour co-financer des éoliennes, à chaque fois les communs sont présents et pourtant jamais évoqués. Quelles questions posent cette absence ?

Plusieurs hypothèses : le discours des communs est-il inaudible parce que c’est un métadiscours trop abstrait ? Le concept est-il tout simplement insuffisant ou trop jeune ? Pour tous les convaincus, les communs sont un discours englobant. Dardot et Laval ont à juste titre montré que la force de ce discours est dans la capacitation politique qu’il permet. Pierre Sauvêtre le résume dans la Vie des idées :

A partir de l’étymologie du terme latin « munus », Dardot et Laval définissent d’abord le 310315_commun« commun » comme « le principe politique d’une co-obligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité » (p. 23) au sens où l’obligation réciproque qu’il y a à agir suivant les règles qu’une communauté politique s’est donnée, ne saurait être fondée ni sur une appartenance identitaire quelconque (ethnique, nationale, etc.) ni sur la fiction juridique d’un « contrat social », mais seulement sur la participation à une même activité ou à une même tâche. C’est définir d’emblée le « commun » comme une forme de l’agir — une praxis — et non comme une forme de l’être ou de l’avoir. La conception aristotélicienne du commun (koinôn) en tant qu’activité de construction délibérative de règles de vie commune et de la mise en commun des pratiques et des pensées par les co-participants va servir de première boussole à l’entreprise de critique des conceptions historiques du commun.

Le terme est commun… N’est-ce pas aussi une de ses principales faiblesses ? Force est de constater que le terme trop générique de communs, tantôt confondu avec biens ou assimilé au bien public n’exprime pas ce qu’il sous-entend. Dans les discours médiatiques, ceux qui comptent à l’ère de l’économie de l’attention, l’enclosure est plutôt l’ubérisation, et les communs sont confondus avec une forme d’économie collaborative vertueuse. Que penser en outre de la communauté ? 

Tantôt associée au communautarisme tantôt tellement abstraite qu’elle ne peut avoir d’existence que locale, il faut reconnaître que le terme relève est vague et comporte peu de pouvoir évocateur. 

Pour ne rien faciliter, en France les communs se heurtent à des cultures politiques profondément ancrées qui expliquent qu’une partie du monde politique à gauche comme à droite ne perçoit même pas leur existence. Les communs sont parfois perçus comme un monde idéal, où des communautés harmonieuses inventeraient des utopies pragmatiques en toute simplicité. Le film y contribue largement en occultant la nécessité constante d’organiser et de réguler les droits et usages. Comme s’il était simple de s’organiser entre citoyens, de prendre la parole et de créer des projets… La négation de la fragilité des communs face à de puissantes enclosures pourrait pourtant constituer un récit porteur s’il n’était systématiquement présenté non pas sous l’angle d’une solution mais d’une voie aventureuse complexe. Ce dernier point est une constante de la littérature scientifique sur les communs, à commencer par 

Elinor Ostrom et Edella Schlager [qui] ont proposé, en l’appliquant à l’exemple d’une pêcherie, une décomposition du droit de propriété en cinq droits : accès, prélèvement, gestion, exclusion, aliénation. Elles montrent que lorsqu’il s’agit de gérer une ressource rare, ces cinq droits sont susceptibles d’être combinés et distribués entre plusieurs acteurs. Ces différentes combinaisons font émerger des formes originales de propriété partagée, où peuvent coexister quatre statuts différents : utilisateur autorisé (authorized user), détenteur de droits d’usage et de gestion (claimant), propriétaire sans droit d’aliénation (proprietor), propriétaire avec droit d’aliénation (owner)  

Pas de communs sans une organisation régulée. Historiquement il n’est pas inutile de se rendre compte que les communs ont à voir avec les corporations qui ont existé du moyen-âge à la Révolution, ces communautés organisées autour d’un métier, faites de règles et de parcours initiatiques. Sous cet angle, les communs perdent de leur simplicité pour être perçu pour ce qu’ils sont : des parcours qui n’ont rien d’accessibles au premier venu. Si chacun peu contribuer à Wikipédia, il faut des années pour obtenir le statut d’administrateur, tout comme il fallait des années pour espérer un jour obtenir le statut de compagnon. Présenter les communs comme des organisations faiblement régulées est tout simplement faux, tout comme les présenter comme des organisations humaines sans barrières d’entrées. S’il est vrai que les communs numériques libres sont faciles d’accès (logiciels libres, wikipédia) le discours des communs n’assume que rarement la nécessité de compétences, d’un capital symbolique et donc d’une forme de littératie des communs pour en réguler les usages et en assurer la pérennité.

Toute une partie de l’imaginaire post-révolutionnaire français s’est construit sur le rejet des corporations, ces communautés d’apprentissages et de métiers. En 1791, la loi Le Chapelier les interdit au nom du danger qu’elles représentent pour la République qui doit être une et indivisible. Lutter contre le provincialisme pour unifier l’Etat-Nation justifie la suppression des corporations et la suppression des corps intermédiaires entre l’individu et l’Etat. Encore aujourd’hui, un homme politique comme J-L Mélenchon représente un courant jacobin qui refuse toute idée de communauté qui ne serait pas fondue dans la République. 

Plus largement, le contexte politique international, la force des grands récits religieux et les débats sur les identités tendent à renforcer un discours qui fait disparaître tout autre type de communauté sous la communauté nationale. Pierre Dardot et Chistian Laval expliquent comment Proudhon a perçu le premier la symétrie de l’impasse étatique comme l’impasse libérale.

Le communisme croit voir dans la propriété étatique une issue à l’exploitation économique due à la propriété privée du capitaliste. Or, si la propriété communautaire est bien un changement de propriétaire, elle n’est en aucune façon un changement de rapport entre les travailleurs et leur produit. Les communistes, plutôt que de voir la solution dans l’association réglée des forces multiples et diverses, érigent la communauté propriétaire du capital collectif en unique source de la richesse, de façon symétrique aux libéraux qui, partant de l’« hypothèse individualiste », supposent que la richesse vient de l’individu isolé.

Cet article de l’historien Gail Bossega intitulé La Révolution française et les corporations : trois exemples lillois montre que contrairement aux interprétations classiques qui font des corporation des freins obsolètes et désuets à l’expansion de l’industrie, certaines corporations étaient des communs. C’est par exemple le cas des filetiers Lillois qui même après la loi de 1791 continuèrent d’organiser la filière par des règlements et finirent par créer une association privée en 1809 en réaction au refus d’un fonctionnaire de l’état de reprendre le rôle de l’ancien inspecteur de corporation… Les membres de cette « association » (la loi sur le statut associatif ne date que de 1901) prêtaient serment de respecter le règlement des filetiers. Sans en faire une généralité, le maintien du règlement des filetiers a eu pour effet de maintenir un niveau de qualité sans brider le développement économique de la filière. Aujourd’hui il existe encore en France une trentaine de prud’homies de pêche qui organisent l’exploitation de la ressource poisson d’une manière durable et démocratique. 

Alors non, il ne s’agit pas d’appeler au retour des corporations de l’Ancien régime, mais peut-être est-il temps d’en finir avec un discours naïf sur les communs. Les communs, au fond, ce sont les corps intermédiaires de la démocratie à ce titre il s’inscrivent dans une longue tradition politique. Ces corps intermédiaires ne sont pas forcément vertueux, ils peuvent aussi dégénérer en corporations ou en groupes d’intérêt ayant perdu tout sens du respect de la ressource. 

Les communs, au fond, sont un mode d’organisation qui ne demande qu’à être orienté politiquement. Il manque probablement un manifeste pour orienter les communs vers une fin bénéfique pour tous. Je développerai ce point dans un prochain article. Les communs peuvent aussi être détruits par l’état par les commoners eux-mêmes. Il est indispensable pour cette raison de construire un discours des Communs pour en favoriser la reconnaissance. C’est d’ailleurs un des principaux problème actuels pour les prud’homies de pêche : 

Aujourd’hui, les difficultés auxquelles les prud’homies restent confrontées sont la non reconnaissance de leurs règles par les autorités extérieures, correspondant à l’un des huit principes identifiés par Elinor Ostrom, et le manque de représentation face aux grands lobbies industriels, publics et environnementaux, qui pourraient aider à leur reconnaissance. En effet, les prud’homies n’ont pas conscience de la nécessité de s’organiser à plus grande échelle, ou n’en ont pas les moyens. Il en résulte une certaine démobilisation devant l’inégalité des forces en jeu et des réglementations toujours plus contraignantes, souvent non adaptées et inefficaces. Ainsi, les communautés peinent à recruter de nouveaux membres, et leur vieillissement est manifeste.

Il persiste en France un discours de détestation des corps intermédiaires que Pierre Rosanvallon explique très clairement dans cet article dans lequel il pointe que la critique du jacobinisme formulée par Tocqueville a perduré d’une manière très puissante pendant deux siècles. Alors même que les conséquences de la loi Le Chapelier ont été rapidement limitées par la reconnaissance des syndicats en 1864 et 1884 puis la loi de 1901 sur la liberté associative, Pierre Rosanvallon montre que les discours politiques restent dans une posture jacobine. 

La place des corps intermédiaires a certes été notablement réévaluée, mais que la démocratie française ne s’est pas, pour autant, intellectuellement refondée. Si l’organisation jacobine première a fortement été corrigée, une même culture politique de la généralité est restée dans les têtes, avec toutes les conséquences en termes de conception de la souveraineté ou de l’intérêt général. Les prétentions du monde politique à incarner seul l’intérêt social, par exemple, n’ont cessé de s’affirmer. Un certain penchant illibéral a ainsi toujours surdéterminé les esprits alors même que s’accomplissait une indéniable pluralisation de la société.

Ce constat est très juste. Qui par exemple, entend parler aujourd’hui des politiques publiques territoriales alors que celles de l’échelle nationale font l’agenda médiatique ? Qui, en dehors des acteurs sensibilisés à ce mouvement, a entendu parlé de la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014 ? Cette loi reconnait, soutient et outille des corps intermédiaires économiques et sociaux qui représentent environs 10% des emplois dans notre pays. Un homme politique comme Benoît Hamon, Ministre qui a porté cette loi ne s’en réclame absolument jamais dans les médias, pourquoi ? L’enjeu n’est pas négligeable, il est tout simplement pour le PS de reconnaître qu’il existe une voie dans laquelle l’entrepreneuriat n’est pas une aventure individuelle mais peut se construire via des communs à lucrativité limité que l’Etat reconnait et encourage. De même, pourquoi n’entend-t-on jamais parler des modes de gouvernance des associations loi 1901 ? Glorifiés comme le tiers secteur garant de la cohésion sociale, ces corps intermédiaires reproduisent pourtant en leur sein une gouvernance pyramidale (président, vice-président, bureau, etc.) très rarement remise en cause, là où les communs numériques poussent des formes de gouvernances horizontales. SavoirsCom1 avait participé à des réflexions du think tank associatif la Fonda à ce sujet, et notre organisation en dehors des habitudes pyramidales des associations nous faisaient passer pour des Ovnis. 

Pour une certaine gauche française, il est clair qu’entre un internationalisme abstrait et une conception de l’individu liée au néolibéralisme, la notion de communs n’est pas simple à faire comprendre… 

Si la gauche est gênée par les communs, peut-être que la droite pourrait les accueillir d’une meilleure manière ? Rien de moins sûr tant les corporations ont aussi été un repoussoir pour la nouvelle bourgeoisie des villes qui fuyait des règles contraignantes dans lesquelles toute initiative individuelle était écrasée. Si la droite c’est la glorification du mérite des individus, rien d’étonnant à ce que les communs ne représentent aucun paradigme audible… Plus récemment, chacun se souviendra des déclarations méprisantes de l’ex-Président Sarkozy à l’encontre des corps intermédiaires de la démocratie.

La paradoxe est frappant : alors qu’on parle partout de communautés, les communs se situent dans une zone politique quasiment invisible à droite comme à gauche. Au fond, l’absence du discours des communs dans le film Demain n’est peut-être pas significative de ce qui se passe. Entre le moment où j’ai commencé la rédaction de cet article et celui où je l’achève les français se sont levés la nuit… Et le mouvement #nuitdebout illustre une fascination pour l’action et l’organisation qui n’existe que pour elle-même. Loin des AG et des commissions peut-être faut-il comprendre que la force des communs est de panser les traumatismes du 20e siècle, de réagir à l’absence de grands récits émancipateurs par l’action et la reconstitution de corps intermédiaires. Laissons le mot de la fin à ce magnifique texte du Comité invisible dans le livre A nos amis :

À mesure que le vernis social s’effrite, l’urgence de se constituer en force se répand, arton876souterrainement mais sensiblement. Depuis la fin du « mouvement des places », on a vu éclore dans de nombreuses villes des réseaux d’entraide pour empêcher les expulsions locatives, des comités de grève et des assemblées de quartier, mais aussi des coopératives, pour tout et en tout sens. Coopératives de production, de consommation, de logement, d’enseignement, de crédit, et même des « coopératives intégrales » qui voudraient prendre en charge tous les aspects de la vie. Avec cette prolifération, c’est tout un tas de pratiques auparavant marginales qui se diffusent bien au-delà du ghetto radical qui se les était en quelque sorte réservées. Elles acquièrent ainsi un degré de sérieux et d’efficacité jusqu’ici inconnu. On y étouffe moins. Tout le monde ne se ressemble pas. On affronte ensemble le besoin d’argent, on s’organise ensemble pour en avoir ou s’en passer. Pour autant, une menuiserie ou un atelier mécanique coopératifs seront aussi pénibles que le salariat s’ils se prennent eux-mêmes pour but, au lieu de se concevoir comme moyens dont on se dote en commun. Toute entité économique est vouée à la mort, est déjà la mort, si la commune ne vient pas démentir sa prétention à la complétude.

 

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Via un article de Silvae, publié le 23 avril 2016

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