La 3ème révolution alimentaire : vers un âge agro-communautaire

Le secteur énergétique traverse une mutation profonde, qui l’emmène d’un modèle de production/distribution centralisé vers un modèle de production distribué couplé à des réseaux de distribution intelligents. L’agriculture suit le même chemin : après une tendance à la concentration et à l’intensification, une nouvelle révolution pointe le bout de son nez. Encore silencieuse, elle germe lentement, dans les jardins et dans les « hubs » que les communautés locales mettent en place. Les individus s’organisent, ensemble, pour construire leurs propres réseaux locaux de distribution, et les nouvelles technologies permettent maintenant à ces initiatives locales de changer d’échelle : elles peuvent se connecter les unes aux autres et échanger des biens et des services de façon décentralisée mais efficace, ouvrant la voie à l’émergence d’un nouveau système alimentaire, plus durable que l’ancien.

Symptômes et causes premières d’un système alimentaire malade

Un tiers de la nourriture produite est jetée. 842 millions d’individus ne mangent pas à leur faim. 75% de la biodiversité de la planète a été perdue. Aux Etats-Unis, il y a 8 fois plus d’antibiotiques vendus pour l’élevage industriel qu’aux hôpitaux. Cancers et autres problèmes de santé explosent. Il y a de moins en moins de nutriments dans nos aliments. Le changement climatique, en partie dû au système alimentaire, menace l’avenir de notre planète. Il y a 400 zones mortes dans les océans, sans aucune vie marine, dus notamment à l’usage massif de fertilisants artificiels. Les emballages alimentaires s’agrègent et forment un septième continent, fait de déchets, au milieu de l’océan. 370 000 paysans se suicident chaque année en utilisant des pesticides… On peut donc légitimement se demander : comment en est-on arrivé là ?

Citons deux causes majeures à l’origine de ces externalités négatives :

  • Distanciation physique et mentale : avec l’urbanisation, la mondialisation, et la centralisation de la distribution alimentaire, de nombreux intermédiaires se sont imposés entre nous et notre nourriture. Cette distanciation physique a entraîné une distanciation mentale. Si vous allez au supermarché, vous ne savez pas qui est derrière les emballages, qui a travaillé la terre, comment les produits ont été transformés, vous ne vous rendez pas compte de l’effort et de l’énergie nécessaire pour produire et transformer de la nourriture. Nous ne donnons que peu de valeur aux aliments, principalement parce que nous ne savons plus comment ils ont été produits. Alors nous jetons sans scrupules : en moyenne en Europe, ce sont les ménages qui gaspillent le plus (42%).
  • Centralisation, concentration and intégration : au sein du système alimentaire, les dernières décennies ont été marquées par un mouvement de fusions et acquisitions, horizontal et vertical, qui a concentré le pouvoir dans les mains de quelques grosses multinationales. La moitié des aliments consommés sur la planète sont produits par 15% des fermes, des fermes intensives industrielles. Le nombre de paysans diminue dramatiquement, -50% en France en 20 ans, -30% en Norvège en 10 ans. Les terres sont acquises par des fermes existantes, qui deviennent de plus en plus grosses. La Déclaration de Berne, ONG Suisse, a publié sur le sujet un excellent rapport, Agropoly, qui montre à quel point le système alimentaire mondial est contrôlé par quelques grosses multinationales, et pourquoi cette forte concentration est responsable de toutes les externalités négatives évoquées plus haut. Pour ne donner qu’un exemple, ce sont les mêmes groupes qui fabriquent graines et pesticides (Monsanto, Syngenta, Bayer, BASF, DuPont), ces derniers s’assurent donc que les graines qu’ils produisent auront besoin de pesticides. Les OGM en sont l’exemple le plus éclatant. Les graines, de leur côté, ne se reproduisent plus de façon fiable, et les multinationales détiennent la propriété intellectuelle sur ces graines. En conséquence, les paysans ne peuvent plus faire leurs propres semences ni échanger des graines et sont obligés d’en acheter de nouvelles chaque année. Cette situation n’a pas seulement des conséquences sur la santé et l’environnement, mais aussi sur la survie des paysans, qui se retrouvent totalement sous la coupe des grands groupes. Du côté de la distribution, la situation est tout aussi morose : en 2011 dans l’Union Européenne, les cinq plus gros distributeurs de chaque pays ont une part de marché combinée de plus de 60% dans 13 Etats-membres, avec des taux de concentration parfois supérieurs à 80%. Dans la plupart des pays, le marché est même concentré dans les mains de deux ou trois distributeurs : deux chaînes de supermarchés contrôlaient plus de 70% du marché en Australie en 2013. Trois groupes détenaient 55.5% du marché au Canada en 2011. Le pouvoir d’achat de ces gros distributeurs leur permet de dicter les termes selon lesquels la chaîne de distribution alimentaire opère.
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Les différentes filières dans la chaine de valeur, Qui controle notre alimentation ? Source : Declaration de Berne, Agropoly

 

 

Comment en est-on arrivés là et quelle peut être la prochaine étape ?

Aux alentours du néolithique, la première révolution alimentaire marque le passage du modèle pré-agricole (les hommes du paléolithique étaient des chasseurs-cueilleurs) à l’agriculture, la sédentarisation et l’auto-production alimentaire, principalement pour une consommation personnelle. Avec la révolution industrielle au XVIIIème siècle, une seconde révolution alimentaire nous conduit à l’âge agro-industriel, qui perdure encore aujourd’hui, où le système alimentaire est contrôlé par quelques multinationales cherchant à maximiser leur profit, avec pour conséquences toutes les externalités négatives sur la santé et l’environnement décrites ci-dessus. A présent, les individus deviennent de plus en plus conscients du non-sens de ce modèle agro-industriel et commencent à s’organiser, ensemble, en mode pair-à-pair. Une nouvelle transition s’amorce, vers un âge agro-communautaire, basé sur une production locale à petite échelle, en tous lieux, et de multiples “hubs” et “nodes” de distribution, indépendants mais connectés les uns aux autres.  

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Relocalisation de la production et réseaux de distribution intelligents

Avec sa théorie sur la troisième révolution industrielle, Jeremy Rifkin prédit une relocalisation de la production, chaque bâtiment devenant une micro-usine de production. L’énergie doit ensuite être distribuée le plus efficacement possible depuis le lieu de production jusqu’au lieu de consommation, et pour cela, nous avons besoin de réseaux intelligents.

Par analogie, la production et distribution alimentaires commencent à suivre ce même chemin de décentralisation et de relocalisation : les gens cultivent dans leurs jardins, et s’organisent de manière indépendante pour faire leurs courses en direct auprès de producteurs locaux, créant ainsi une variété de “hubs” et “nodes”. Ils cherchent à limiter l’impact carbone du transport des aliments, et à soutenir l’économie locale et la résilience de leur communauté. Même si au cours des dernières décennies, la tendance était à la concentration et à la centralisation, on commence à voir les premiers signes d’une relocalisation : AMAP, groupements d’achat, coopératives, agriculture urbaine, jardins communautaires… Producteurs et consommateurs reprennent la main sur leurs circuits d’approvisionnement et de distribution et reconquièrent leur souveraineté alimentaire.

Les premières AMAP ont été créées au Japon et en Europe dans les années 1960, et se sont ensuite diffusées aux Etats-Unis dans les années 1980. Depuis lors le modèle n’a cessé d’essaimer à travers le monde. Le principe est qu’un groupe d’individus s’organise et signe un contrat avec un paysan, achetant l’ensemble de la production en avance ; le fermier s’engage quant à lui sur des critères de qualité (bio, etc.). En 2013, il y avait environ 5 267 fermes en AMAP et 413 947 acheteurs en Europe, et dans le monde, 13 779 fermes en AMAP et un peu plus d’un million d’acheteurs engagés (source : Urgenci). « L’alimentation locale progresse rapidement d’un marché de niche à un système intégré reconnu pour sa contribution économique aux communautés à travers le pays”, affirme le ministre de l’Agriculture américain, Tom Vilsak. Les AMAP reconnectent producteurs et consommateurs et soutiennent les modes de production durables : agriculture biologique, agro-écologie, permaculture, agriculture biodynamique.

Les individus veulent aussi de plus en plus cultiver eux-mêmes, comme l’atteste l’émergence de nouvelles plateformes comme Growstuff ou Prete ton jardin. Les listes d’attente sont parfois longues pour obtenir un bout de terre dans un jardin communautaire (7 ans par exemple à Oslo). D’autres initiatives comme Les incroyables comestibles (Incredible Edible), qui proposent d’utiliser l’espace public pour cultiver en ville, essaiment un peu partout dans le monde. 

Jusqu’à il y a peu, les initiatives communautaires étaient relativement isolées et pilotées par des groupes d’individus engagés qui étaient prêts à sacrifier la praticité pour être plus cohérents avec leurs valeurs : on peut considérer par exemple qu’il est moins pratique d’aller chercher un panier de légumes bios à l’autre bout de la ville que d’aller dans le supermarché du coin, où l’on peut tout trouver. Pour démocratiser ces comportements de “consomm’action” ou “prosommation” et permettre à ces hubs existants de se développer ou d’essaimer, nous devons simplifier les échanges de nourriture en mode pair-à-pair (du producteur au consommateur). Nous avons besoin de construire des réseaux intelligents pour permettre aux individus de cultiver, vendre, déplacer, acheter des aliments de façon simple dans un modèle décentralisé.

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De nouvelles technologies pour un nouvel âge alimentaire

Dans un système alimentaire basé sur des communautés organisées en hubs, les plateformes et infrastructures en ligne facilitent la circulation des aliments.

Certaines plateformes se focalisent sur un type de modèle de distribution alternative. Par exemple, La Ruche Qui Dit Oui propose une place de marché en ligne, ainsi que du support marketing, aux entrepreneurs locaux désireux de distribuer dans leur quartiers des produits en direct des paysans. Farmdrop en Angleterre est une plateforme de vente directe par les producteurs, la plateforme jouant le rôle de distributeur via des points de retrait ou la livraison à domicile. Ces deux plateformes ont récemment levé des fonds pour soutenir leur développement (9 millions de dollars pour LRQDO en 2015, 750 000 livres pour Farmdrop en 2014, qui prévoit de lever 3 millions d’ici mi-2016). Ces plateformes sont des circuits de distribution alternatifs qui remettent de la transparence concernant la provenance des produits, ouvrent de nouvelles possibilités de distribution aux producteurs, et permettent aux individus d’acheter en direct au producteur d’une façon simple et pratique. Elles sont toutes deux basées sur des logiciels propriétaires et n’offrent chacune qu’un seul modèle aux producteurs et aux consommateurs (ex : la “Ruche” pour LRQDO, où le manager de hub et les producteurs doivent respecter le modèle mis en place).

D’autres approches proposent des modèles ouverts, comme Open Food Network (en France, Open Food France), le projet auquel j’ai choisi de contribuer. Open Food Network est une infrastructure web open source qui permet à tout acteur, individu, communauté, de créer son hub et de l’opérer de la manière qu’il le souhaite, la plus adaptée à son contexte local et personnel. Plus qu’une plateforme, Open Food Network est une infrastructure web qui cultive l’ “éco-diversité”. Elle permet aussi bien à des startups travaillant sur l’alimentation locale, à des groupements d’achats à but non-lucratif, à des coopératives, etc. d’utiliser la plateforme pour gérer leurs opérations quotidiennes, mais aussi pour coopérer les uns avec les autres lorsque cela est pertinent, par exemple sur le volet logistique, tout en préservant l’indépendance de chacun. Le déploiement de la plateforme est porté par un réseau d’entités à but non-lucratif gérées démocratiquement qui prennent soin de ce Commun.

Toutes ces plateformes et infrastructures accélèrent la transition vers un nouveau système alimentaire, plus décentralisé, transparent, durable, résilient, reconnectant producteurs et consommateurs, et redonnant au paysan son indépendance et sa dignité.

On ne résoudra pas les problèmes générés par le système alimentaire agro-industriel en attendant que ceux qui en bénéficient le change. Si nous voulons un système alimentaire plus durable, qui prend soin de la Terre et des êtres qui y vivent, nous devons prendre nos responsabilités et retrousser nos manches. Comme les autres secteurs économiques (taxi, hôtellerie, etc.), le secteur de l’alimentation peut être chamboulé par une nouvelle culture du Do-it-yourself arrimée à des plateformes pair-à-pair. Cela a déjà commencé, et maintenant, il ne tient qu’à nous de prendre part à la transition.

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Via un article de Myriam Bouré, publié le 8 février 2016

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