La société est-elle encore partie prenante de l’internet ?

La société de l’information est l’objet, en novembre 2005 à Tunis, de son deuxième Sommet mondial, sous l’égide de l’ONU. Au cœur des préoccupations des participants, la gouvernance du réseau et son caractère multilatéral, solidaire et ouvert sont d’autant plus importants que l’internet est devenu le système nerveux de nos sociétés, et que son utilisation n’est plus « optionnelle » pour les citoyens comme pour les entreprises, dans presque tous les compartiments de notre vie, au point que, dans nos pays riches et connectés, « vacances » devient synonyme de « déconnexion ».

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions/ Politiques publiques, gouvernance/ Gouvernance de l’internet - Par Jacques-François Marchandise le 07/10/2005

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

Pourtant l’internet a changé si profondément qu’il y a lieu de se demander si « les TIC », « la société de l’information », et l’idée même du réseau des réseaux ne sont pas mortes, ou à peu près. Deux évolutions significatives nous semblent aller dans ce sens : le développement de « l’internet qui disparaît », autrement dit, qui s’insinue dans chaque équipement, chaque réseau, au point de devenir invisible ; et l’avènement du « triple play », qui couronne le développement rapide du haut débit en y intégrant le téléphone et la télévision. Ces deux évolutions sont apparemment les signes d’un triomphe de l’internet, d’un accroissement spectaculaire de ses possibilités, d’un ancrage accru dans notre vie quotidienne. Elles peuvent néanmoins changer profondément sa nature, et méritent d’être questionnées.

L’ « internet qui disparaît » est l’une des intuitions qui nous a conduits, il y a un peu plus de cinq ans, à fonder la Fing. Aujourd’hui, les appareils mobiles se connectent facilement à l’internet, les bureaux, gares, aéroports et hôtels sont équipées en wi-fi et les domiciles le sont de plus en plus, les équipements électriques du foyer, de la rue ou des bâtiments sont en réseau IP, la musique, les jeux, la photo et la vidéo ont convergé sur des boîtiers portatifs et connectables, et les pots de yaourts ou les tatouages des chiens et chats intègrent des puces RFID ; et nous n’avons encore rien vu, avec l’arrivée des nanotechnologies et le passage à IPV6. En somme, c’est la fin de l’ « internet des internautes » comme modèle dominant, la fin de la figure classique de l’usager assis devant son PC avec un écran, une souris et un clavier. Ces utilisateurs n’ont jamais été si nombreux, si bien équipés et ! si exigeants. La palette du web s’est élargie, et l’explosion des blogs, entre autres, manifeste une appropriation croissante du réseau ; et autour du courrier électronique, aujourd’hui sous pression de la dégradation que lui inflige le spam, le développement d’autres moyens d’échange (la flambée de la messagerie instantanée, le renouvellement des outils de communauté avec les réseaux sociaux, les passerelles avec les outils de communication mobiles) témoigne d’une vitalité des pratiques. Et pourtant cette utilisation autonome est proportionnellement en régression dans l’ « usage » de leur abonnement internet et de nos réseaux, car la plupart des utilisateurs sont aujourd’hui des machines, des appareils, des moteurs de recherche, de simples capteurs ou des équipements sophistiqués. Au moment de faire les comptes de l’utilisation des réseaux, cette évolution sera progressivement visible, et vraisemblablement prise en compte pour le déploiement des réseaux de demain, modifian ! t les exigences et les priorités.

La convergence téléphone-image-données est depuis longtemps partie intégrante de l’argumentaire des réseaux à haut débit, et l’accroissement rapide du nombre d’abonnés à l’internet en France doit beaucoup à la Freebox et à ses concurrents, à Skype, à l’arrivée de la télévision sur Adsl. Maintenant que nous y sommes, force est de constater que ces réseaux-là ne s’adressent pas d’abord aux « internautes », mais aux utilisateurs du téléphone et aux téléspectateurs. Les collectivités territoriales qui n’ont pas encore le haut débit endossent, depuis des années, le discours de la « société de l’information », prenant appui sur les bénéfices attendus en termes de développement local (de leurs entreprises, des services publics, de la connaissance,...). Mais pour certaines d’entre elles, le combat a changé de nature : ne pas avoir l’Adsl, c’est priver leurs habitants de téléphonie pas cher et de télévision numér ! ique, c’est un problème de couverture classique comme celui, jadis, de la couverture hertzienne des cinquième et sixième chaînes. Quand, par surcroît, les réseaux de desserte ne permettent pas la cohabitation d’opérateurs (que la fibre optique est à peu près seule à permettre), il est plausible que le réseau s’adapte aux besoins de son exploitant « triple play », réduisant parfois à la portion congrue l’utilisation « active » d’internet ; les meilleurs efforts de régulation n’y peuvent pas grand chose. Il n’y a plus de bijection entre un projet de réseau et une démarche de « société de l’information ».

Cette évolution massive du fait technologique et de sa présence dans notre vie change notre lecture de certaines innovations. La possibilité de communication permanente était le fait de technophiles avertis et équipés des outils dernier cri ; mais progressivement l’omniprésence de réseaux devient infrastructurelle, elle n’est plus le fait du libre arbitre du client mais d’une multiplicité d’offres et d’initiatives, concernant un nombre croissant d’équipements passifs et de fonctions invisibles (de confort ou de contrôle, par exemple). Même dans l’utilisation individuelle, le PC connecté n’est pas l’appareil le plus important : le combiné téléphonique et le poste de télévision prennent le pouvoir, progressivement rejoints par la chaîne hi-fi. C’est une évolution lourde des marchés, des scénarios d’usage, des configurations techniques, de l’utilité au regard de l’intérêt public ; même si, là encore, cette rec ! onfiguration doit être contrebalancée par la part croissante du temps d’utilisation des PC dans la journée des utilisateurs, au détriment d’autres activités et loisirs. Il est très probable que, dans les années qui viennent, les modalités d’usage des internautes, telles que nous les connaissons, vont persister, et que nous continuerons de nous connecter au réseau avec nos PC bureautiques. Ce qui pose question est l’importance relative de ces pratiques dans le développement de l’internet : elles étaient centrales, elles ne le seront plus, ni en nombre de « connectés » (les appareils sont beaucoup plus nombreux), ni en volume (la vidéo est bien plus gourmande). De là à dire que ces pratiques « actives » deviendront marginales, et seront tolérées tant qu’elles ne gênent pas, il y a un grand pas qu’il est hâtif de franchir. Mais le pouvoir considérable donné aux utilisateurs dans l’internet, où, par construction, l’intelligence est aux extrémités, où chacun peut devenir fournis ! seur d’informations, de services, de logiciels, où les capaci ! tés de calcul et de stockage, les capacités d’initiative et d’innovation sont totalement décentralisées, ce pouvoir est constamment mis en cause depuis le début : souvenons-nous des modems asymétriques, des network computers, et de toutes ces tentatives visant à revenir à une vision « broadcast » et descendante du réseau, observons les limitations techniques à l’upload et les tentations fréquentes à sa taxation, demandons-nous si la même liberté d’initiative nous est offerte sur un réseau mobile 3G que sur l’internet, et si une évolution plausible de l’internet n’est pas de ressembler davantage aux réseaux 3G, où l’opérateur a le contrôle. La vision historique de l’internet et des TIC doit maintenant prendre la mesure de cette mutation, de l’évolution des rapports de forces, avec l’irruption d’acteurs de poids, d’abord préoccupés par le développement de la consommation de masse, et qui auront leur mot à dire dans les aréopages policés de la gouvernance de l’internet, mondia ! l ou local. Il serait vain de tenter de s’y opposer de façon défensive, en proposant de rester à l’internet d’hier ; il est temps en revanche d’équilibrer ces énergies par d’autres dynamiques.

Les représentations qui ont modelé nos efforts de développement du réseau (et que Patrice Flichy a mises en lumière dans l’Imaginaire d’internet) ne correspondent plus aux réalités qui se dessinent, et que nous avons davantage de mal à formuler. Or, si l’idée de la société de l’information a toujours été nébuleuse et polymorphe, elle a légitimé l’utile convergence d’efforts technologiques, économiques et politiques ; les acteurs du développement de l’internet sont mûs depuis longtemps par des intérêts contradictoires qui provoquent de fréquents conflits entre le marchand et le non-marchand, l’ordre et la liberté libérale ou libertaire, les grands acteurs et les francs-tireurs, et ces tensions ont nourri sa co-construction. Aujourd’hui le cadre technique a changé, les projets économiques et commerciaux également ; la perspective sociétale, elle, semble toujours construite sur les représentations d’h ! ier et une espérance parfois angélique des bienfaits des technologies de l’information. Le binôme « Information Society-Information Technology », qui est au cœur des programmes nationaux ou régionaux, des stratégies européennes et des échanges internationaux qui auront lieu à Tunis, est-il en train de devenir un leurre ? Il semble que la part la plus intéressante et la plus ambitieuse de la vision sociétale soit celle de la« société en réseaux », d’un réseau constitué de ses acteurs et co-construit par eux, d’une maîtrise collective du développement du Net, sur la base de standards ouverts ; et que les Etats comme les acteurs économiques ne soient pas passionnés par cette vision, qui existe sans eux. Pour le reste, les questions numériques relèvent de moins en moins d’approches étanches, elles concernent chaque jour davantage les domaines « classiques » de l’activité humaine et de l’action publique, elles relèvent d’acteurs moins spécifiques, moins préparés aussi à prendre ! en compte les nouvelles donnes technologiques (notre déficit ! de culture scientifique et technique est l’un des grands obstacles à la maîtrise collective). La généralisation risque fort de devenir une banalisation, une absorption passive, si l’on ne prend pas la mesure des modifications anthropologiques et sociétales qui sont en jeu. Les organismes de régulation (comme l’Arcep), de protection des libertés individuelles (comme la CNIL), ou le Forum des droits sur internet ne sont que de trop rares outils, sous-dimensionnés face à la complexité croissante des questions dont ils sont saisis ; la parole publique tarde à se réinventer, chercheurs et intellectuels sont aujourd’hui cantonnés sur quelques rares sujets qui donnent lieu à débat, et il n’y a pas vraiment d’ONG dans ce domaine. La "gouvernance" repose sur une association des différentes parties prenantes (Etats, entreprises, associations, usagers) à l’évolution d’un domaine ou d’un projet qui les concerne. Dans le cas de l’internet, une gouvernance technique s’est construite et dé ! veloppée, par effraction mais avec efficacité, depuis le début ; une gouvernance sociétale a parfois trouvé ses formes ; une gouvernance territoriale tente parfois de s’esquisser ; c’est cette idée dont on peut espérer l’affermissement et dont on peut redouter l’effondrement si nous ne parvenons pas, dans les réseaux de demain, à jouer ce rôle actif de « parties prenantes ». Il est pour cela nécessaire de reformuler les enjeux sociétaux et les bénéfices attendus du développement de l’internet (au-delà de la promesse de croissance et d’emplois). Faute de cet aggiornamento, nous nous trouverons dans la position d’apprentis sorciers, déployant d’importants efforts désordonnés pour atteindre des résultats discutables, voire néfastes, et en tout cas subis.

Jacques-François Marchandise

L’édito et vos réactions en ligne : http://www.internetactu.net/index.php?p=6159

Posté le 9 octobre 2005

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