Le décalage au sein de notre société en transition est saisissant : « tout se passe comme si nous avions d’une part une population tournée vers l’avenir, imaginant une démocratie modernisée, une économie collaborative, sociale et solidaire, s’adaptant aux nouveautés numériques, (…) et d’autre part une classe politique résolument tournée vers un passé archaïque, rêvant d’uniformes scolaires, de morale à l’école, d’interdiction du mariage pour tous, et d’un paternalisme assis sur le cumul des mandats, le copinage et la corruption. » (1)
Le procès est sans appel. On peut évidemment être en désaccord avec cette tribune de Laurent Chemla de Médiapart, critiquer les jugements de l’auteur, mais une chose est certaine : il existe aujourd’hui un gouffre entre une partie de la population et ses dirigeants. De plus en plus d’entrepreneurs sociaux, de collectifs de citoyens, d’associations innovent aujourd’hui sans attendre les dirigeants, souvent dépassés par cette société du numérique, ascendante, collaborative (2). Ces derniers ont pourtant tout intérêt à accompagner le développement de ces initiatives. Mais comment faire ? Peut-être en commençant par changer de « logiciel » et ainsi accompagner l’innovation déjà en marche.
La consommation collaborative : une énigme pour beaucoup d’acteurs publics
Blablacar : 20 millions d’utilisateurs. Airbnb : 35 millions d’inscrits. Uber : 200 millions de téléchargements. La consommation collaborative a le vent en poupe. Plus de la moitié des français y a eu recours en 2014 (CREDOC). A côté de ces mastodontes qui se taillent la part du lion, d’autres initiatives, plus modestes, prennent de plus en plus d’ampleur. Rien que pour le secteur de l’alimentation, 200 000 personnes en France sont inscrites dans une AMAP. Les Incroyables comestibles comptabilisent 400 projets d’agriculture urbaine en France et 300 autres dans le monde. 700 Ruches qui dit oui ! butinent sur le territoire français.
Difficile alors de parler de LA consommation collaborative. Si tous ces projets s’appuient sur le lien pair-à-pair et une communauté de contributeurs, le mouvement est très divers. Il agrège des modèles économiques radicalement différents – de la société cotée en bourse au groupement informel en passant par l’association qui développe des projets de mise en relation à l’échelle locale. Il recoupe des logiques de consommation plurielles – redistribuer, partager, s’organiser. Il touche des secteurs multiples – l’alimentation, l’équipement, la mobilité, la culture, les services, l’hébergement.
Cette diversité du mouvement est visible à l’échelle locale, comme l’ont révélé deux ans d’étude sur le sujet en Bretagne historique. En Pays de Brest (3) par exemple, ce sont plutôt des initiatives à dimension locale qui se développent. Les plateformes d’intermédiation portées par des entrepreneurs sociaux se font rares. A part les start’up Covoit’de boite et Social Helping, le reste du mouvement du Co se met en place à travers des projets associatifs ou de collectifs de citoyens. A l’échelle régionale, les projets développés privilégient généralement le face à face à l’unique interface du net (qui ne représente que 20% des 905 projets recensés). La quasi-intégralité des projets a bien son site web, son blog, sa liste de discussion pour permettre aux contributeurs d’échanger. Mais la mise en place du service ne repose pas exclusivement sur une plateforme numérique (comme pour les plateformes de covoiturage par exemple) ; elle nécessite une rencontre physique avec l’intermédiaire qui met les particuliers en relation.
Cette réalité éclatée est mal connue des acteurs publics. « Qu’est ce qui se cache derrière l’expression consommation collaborative ? ». C’est la question que nous avons posée à des acteurs publics du Pays de Brest. Leur réponse ? Le plus souvent approximative, sauf pour quelques élus et fonctionnaires territoriaux très investis dans le mouvement à titre privé. D’une façon générale, rares sont ceux qui appréhendent le mouvement dans sa globalité et les transformations de modèles économique, social, politique qui se profilent avec son développement. On comprend mieux alors la manière dont les projets de consommation collaborative sont accompagnés par les acteurs publics.
Des projets soutenus, mais souvent avec frilosité
Sur le terrain, on le voit : si les projets permettent de répondre aux enjeux politiques jugés prioritaires, ils ont une chance d’être soutenus. Dans le cas inverse, c’est plutôt le parcours du combattant. Et quand ils soutiennent les projets, leur contribution reste modeste : la plupart des soutiens se fait sous la forme de conseil, d’appui à la communication, de mise en réseau. Tout cela coûte de l’argent, c’est vrai et nécessite que le personnel des services des collectivités y consacre du temps. Mais en amont, il faut déjà que les projets puissent émerger. Or, en dehors des actions les plus classiques, les moins onéreuses et considérées comme les moins risquées, les collectivités sont plutôt frileuses à investir dans le développement des projets.
L’Île de France et l’Aquitaine sont aujourd’hui les seules collectivités à avoir lancé un appel à projet fléché économie collaborative. Le projet “Auvergne nouveau monde” mis en place à l’initiative du Conseil régional, est lui aussi une exception. On ne peut donc pas franchement dire que la consommation (ou l’économie) collaborative soit la priorité première des élus locaux : « La collectivité fait preuve de bienveillance vis-à-vis des projets qui se développent. Mais, pour nous, le développement de la consommation collaborative n’est pas une priorité du mandat » CQFD !
Les acteurs publics cavalent derrières les innovations qui émergent de la société
Si les acteurs publics « se mouillent assez peu » c’est aussi qu’ils demandent à la consommation collaborative tout et son contraire et on le comprend aisément au regard de leurs difficultés à appréhender le mouvement : les projets doivent être économiquement performants et viables, participer à la préservation de l’environnement, permettre l’inclusion sociale et le tout sans faire concurrence au secteur économique marchand, sans vouloir dégager des profits… et cela en en demandant le moins possible à la collectivité (4) !
Cette profusion d’injonctions paradoxales est le signe du grand écart qui existe entre la société et ses élites, politiques comme économiques. Les citoyens, qu’ils soient engagés dans un projet entrepreneurial – individuel ou collectif – qu’ils soient adhérents d’une association ou membre d’un groupement d’habitants sont de plus en plus nombreux à adhérer à des valeurs de partage et à rejeter la compétition à tout va. Ils sont aussi de plus en plus soucieux d’agir pour réduire leur empreinte écologique. Mais surtout, de plus en plus, ils regardent leur budget à la loupe et réfléchissent à deux fois avant de consommer. Totalement immergés dans la société du numérique, ils accueillent les potentialités que leur offre le web 2.0 avec enthousiasme et imagination parce qu’il leur permet de répondre à ces nouveaux objectifs (5).
Las d’attendre le soutien des pouvoirs publics ou des banques, ils se tournent de plus en plus vers le crowdfunding : c’est par ce mode de financement participatif qu’est né le premier supermarché coopératif français – La Louve – qui a réussi le pari de lever 42 080 euros en 45 jours grâce aux contributions des internautes.
Il faut se faire à l’idée qu’aujourd’hui, l’innovation ne vient plus forcément du secteur public ou des grosses entreprises, mais bien du citoyen. Cette réalité est d’ailleurs bien ancrée dans les esprits : l’étude de Collporterre et Télécom Bretagne montre que près de la moitié des personnes interrogées pensent que le changement viendra des citoyens et loin, très loin derrière, qu’il pourrait être le fait des grandes entreprises ou des acteurs publics. Un sentiment partagé par Philippe Lemoine, qui a récemment pointé dans le rapport La transformation numérique de l’économie (6) le manque d’innovation des acteurs publics et des grands groupes.
Une action publique plus collaborative, mais pour quoi faire ?!
Le programme Sharitories, mené par le collectif Ouishare proposent aux collectivités locales de les accompagner dans le développement du mouvement sur leur territoire. Il met aussi à la disposition de l’ensemble des acteurs locaux – collectivités locales, citoyens, associations et entreprises – une boite à outils, le Collaborative Territories Toolkit ; elle fourmille d’idées innovantes leur permettant de répondre aux nombreux défis à relever pour avancer vers une société plus collaborative.
Car la consommation collaborative n’est pas qu’une opportunité de gagner des points de croissance grâce à la richesse créée par les services mis en place. A l’inverse, ce n’est pas non plus uniquement un vecteur de concurrence déloyale pour les acteurs traditionnels, comme le dénoncent certaines corporations bien établies. Il faut aller creuser derrières ces présupposés pour mieux comprendre les enjeux de ce mouvement de fond et ainsi se saisir des opportunités qui s’offrent aux territoires.
La question de la régulation des pratiques est bien sûr essentielle. Si plusieurs villes ont fait le choix de bannir sans ménagement certains services (comme Uber ou Airbnb), les acteurs publics peuvent aussi accompagner et encadrer le mouvement. Amsterdam, plutôt que d’interdire ce qui peut difficilement l’être, a ainsi conclu un accord avec Airbnb pour collecter une taxe de séjour en autorisant un quota de nuitées à offrir.
Il faut aussi se poser la question de l’équité d’accès à ces services pour que ces pratiques ne soient pas réservées à certaines catégories de citoyens – à l’aise avec les applications en tout en genre – s’offrant de nouvelles expériences de consommation, alors que certains se voient contraints de louer leur appartement, multiplient les petits boulots pour boucler leurs fins de mois. Il faut aussi qu’elles puissent voir le jour aussi bien en milieu urbain que rural. Pour cela, il y a tout intérêt à les promouvoir dans toute leur diversité pour créer un écosystème favorable et ainsi maximiser la création de valeur au niveau local. Et sur ce point les acteurs publics locaux ont un rôle à jouer. Ils peuvent notamment s’inspirer des recommandations de La Fabrique Ecologique qui fait des propositions facilement actionnables par les décideurs. Ou encore, comme le propose l’ADRETS, dynamiser les réseaux pour que les initiatives, notamment à en milieu rural, atteignent une masse critique suffisante.
La consommation collaborative est aussi un sujet éminemment politique, quand on se pose la question du partage de la valeur créée par les services proposés : comment rémunérer ceux qui donnent de leur temps dans la mise en place de ces services ? Comment éviter que les gains de pouvoir d’achat offerts par une utilisation partagée des actifs dormants puissent être réinvestis sur le territoire ? N’y a-t-il pas de nouvelles formes de gouvernance à imaginer, sous formes coopérative, associant entrepreneurs, citoyens et collectivités ? Ne peut-on pas imaginer un Uber coopératif, dont les parts seraient détenues par les contributeurs ? C’est une piste notamment développée par le projet israélien La’Zooz qui – à partir de la technologie Blockchain – vise à rétribuer sans intermédiaire les covoitureurs qui contribuent au service (7).
Les acteurs publics ont donc tout intérêt à se saisir de la question pour appréhender les risques et les opportunités du mouvement. Le projet DOMINO, coordonné par Collporterre et Télécom Bretagne depuis l’été 2015, entend justement créer un espace de réflexion inter-régional (Bretagne et Pays de la Loire) entre acteurs territoriaux, chercheurs et groupes de réflexion sur le sujet. A terme, les territoires auront à leur disposition une grille de lecture leur permettant de catégoriser les pratiques collaboratives existantes sur leur territoire et d’imaginer des pistes d’action publique concrètes pour faire des pratiques collaboratives un levier de modes de vie durables.
Une condition : changer de logiciel d’action
Pour transformer l’essai, et pour que la consommation collaborative puisse faire la preuve de ses potentialités, les acteurs publics doivent avant tout changer de posture : plutôt que d’être « prescripteurs », ils doivent devenir « animateurs » ; passer d’une culture du secret et des logiques de pouvoir à une plus grande transparence, une confiance et un soutien envers la créativité entrepreneuriale et citoyenne.
Si l’on se penche au niveau des territoires, on s’aperçoit que le changement de gouvernance s’opère progressivement, au-delà des grands principes, par des actions concrètes :
A Trémargat, dans les Côtes d’Armor, avec la collaboration de tous – municipalité, entreprises et citoyens – le bistrot du bourg a été sauvé. Une épicerie a été créée et vend les produits des 14 fermes « traditionnelles » en activité. L’église a été rénovée pour “trois francs six sous”. On peut imaginer des processus similaires à plus grande échelle : à Barcelone, la municipalité, dans le cadre du Plan Buits, a octroyé 19 terrains vacants à des associations sélectionnées par appel à projet. Elles ont alors fait émergé des projets éducatifs, sportifs, sociaux, culturels, d’agriculture urbaine. Mais Barcelone va même plus loin : avec son projet FabLab City, la municipalité a décidé de promouvoir la création de FabLab dans tous les quartiers de la capitale catalane.
Ces projets – locaux, concrets – sont sources de richesses pour les territoires et participent selon nous à une reconfiguration du mieux vivre ensemble. Mais encore faut-il y associer une gouvernance territoriale qui permette la contribution de tous.
C’est le parti pris de Michel Briand, ancien élu municipal à Brest, en charge d’internet et du multimédia, et vice président de Brest métropole Océane, en charge de l’Economie sociale et solidaire et de l’aménagement numérique du territoire, qui a initié durant trois mandats la mise en place d’une « gouvernance contributive ». Ce modèle de gouvernance territoriale est aussi plébiscité par le réseau Démocratie ouverte avec pour mots d’ordre : collaboration, participation, transparence.
Le modèle politique basé sur les communs esquissé par Michel Bauwens nourrit les mêmes objectifs et inspire de plus en plus. Découverte de jardins partagés, ateliers de bricolage ou de cuisine, conférences, la multitude d’actions proposées dans le cadre du festival Le Temps des communs (5 au 18 octobre) témoignent de cette volonté de se rassembler pour imaginer et construire “un monde dans lequel le partage des ressources serait au coeur du projet collectif” (8).
Adélaïde Amelot
Docteure en science politique (UPEC), c’est ma collaboration avec Collporterre qui m’a conduite à m’intéresser aux pratiques collaboratives. Ingénieure de recherche à Télécom-Bretagne, je participe actuellement à un projet de recherche dans le cadre d’une expérimentation d’introduction d’un dispositif Smart Grid.
Jean-Christophe Briet
Étudiant en deuxième année de Master d’Ingénierie du Développement des Territoires en Europe, j’ai découvert et me suis intéressé aux pratiques collaboratives lors de ma collaboration avec Collporterre.
Amandine Piron
Co-fondatrice de Collporterre, je suis passionnée par les dynamiques d’innovations sociales qui sont autant d’opportunités pour repenser la place des citoyens, entrepreneurs et acteurs publics dans la manière de faire le territoire.
Gwendal Briand
Co-fondateur de Collporterre, je m’intéresse particulièrement au mouvement des communs. De Wikipédia aux jardins partagés, toutes ces initiatives de gestion partagée des ressources constituent la base d’un imaginaire politique qui reste à construire !
Notes :
- Source : article de Laurent Chemla sur Médiapart.
- Voir aussi l’article de Laure Belot, Les élites débordées par le numérique.
- Le Pays de Brest est un pôle métropolitain composé de 89 communes regroupées en sept intercommunalités.
- Ces attentes ressortent d’une étude réalisée auprès des acteurs publics du pays de Brest.
- Consulter pour plus de détails les résultats de l’étude “Je partage ! Et, vous ?” conduite dans le cadre du programme Sharevolution (porté par la Fing et Ouishare).
- Rapport Lemoine, la Transformation numérique de l’économie.
- La’Zooz propose dans un premier temps de rémunérer les utilisateurs même lorsqu’ils sont seuls conducteurs, de manière à réunir un bon nombre de personnes. Une fois le minimum d’utilisateurs atteint, l’entreprise cesse de les payer et le système se gère seul, les chauffeurs étant payés au kilomètre en Bitcoin, à raison d’environ 0,5 dollar par kilomètre. Source : http://www.consoglobe.com/la-zooz-blablacar-covoiturage-cg
- Source : http://tempsdescommuns.org/
Image à la une : Martin Fisch, CC BY-SA 2.0
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