L’Etat et la participation citoyenne : une révolution en marche

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Economie collaborative. Cette expression sonne comme le nouveau slogan de la révolution économique que nous traversons. Porteuse d’espoir d’un capitalisme renouvelé pour certains, elle est synonyme de véritable bouleversement pour d’autres. Il suffit d’observer la situation des taxis parisiens face à Uber pour s’en convaincre. Tant est si bien qu’un néologisme fait son apparition : les entreprises ont peur de se faire « uberiser ». Ce constat, qui vaut pour la sphère privée, n’épargne pas pour autant les Etats. Mais ils paraissent avoir plus de difficulté à identifier les opportunités stratégiques qui s’offrent à eux. Ces opportunités sont pourtant nombreuses. Elles passent notamment par le recours au concept collaboratif dans la sphère publique.

On ne compte plus les exemples de startups taillant des croupières à des entreprises apparemment solidement établies dans leurs secteurs (hôtellerie, transport, tourisme, industries manufacturières…). Les acteurs historiques sont brutalement confrontés à de nouvelles règles du jeu et au risque d’être déclassés. Mais ils paraissent en avoir pris conscience. Les grands groupes investissent le web marketing, leurs états-majors planchent sur leur stratégie de transformation numérique, leurs organigrammes se dotent de chief digital officers [1]. Ils repensent leurs business models : l’industrie automobile prend conscience qu’avec l’Internet des objets, son avenir passe par les voitures connectées ; les banques réfléchissent à comment relever les défis de la concurrence du financement participatif ; les énergéticiens investissent dans l’édification de réseaux intelligents et connectés. Toutes les entreprises ne survivront sans doute pas à ces bouleversements mais elles paraissent déterminées à s’adapter et à s’engager sur la voie du changement.

Les Etats, de leur côté, commencent à peine à prendre conscience qu’ils sont aussi menacés d’obsolescence

Les Etats, de leur côté, commencent à peine à prendre conscience qu’ils sont aussi menacés d’obsolescence. Parce que l’argent reste malgré tout le nerf de la guerre, il n’est pas étonnant que ce soit à propos de la fiscalité que l’un des premiers symptômes de ce risque d’obsolescence de l’Etat soit apparu. Les gouvernements ont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) en ligne de mire et tentent de leur imposer de nouvelles règles du jeu fiscal. Mais ce serait une erreur d’en rester là car l’ère du numérique laisse aussi entrevoir des opportunités de transformation de l’action publique : il est temps de passer de l’effroi à l’ère de l’imagination fertile ; il est temps de repenser les missions de l’Etat.

Une révolte ? Non Sire, c’est une révolution

Le paradigme collaboratif transforme les modes de vie et de consommation, aussi bien dans le domaine des transports (covoiturage) que dans nos manières de vivre et de travailler (colocation, coworking). Il conquiert chaque jour de nouveaux espaces : la finance aujourd’hui (financement participatif), la fabrication industrielle d’objets demain (impression 3D). Ces modèles ont en commun de s’appuyer sur des organisations plus horizontales et moins hiérarchiques qu’à l’ère industrielle. Ils fonctionnent en réseaux et Internet leur est consubstantiel. Mais on aurait tort de laisser croire que les développements du phénomène collaboratif s’arrêtent nécessairement aux frontières qui séparent le privé du public.

On aurait tort de laisser croire que les développements du phénomène collaboratif s’arrêtent nécessairement aux frontières qui séparent le privé du public

Tout d’abord, doit être rejeté le discours consistant à prétendre que la nature même du service public le rend incompatible avec le partage collaboratif. Bien au contraire, la co-production citoyenne de services publics n’est pas nouvelle et les exemples d’hier attestent de la compatibilité du paradigme collaboratif avec la sphère publique. Il est même frappant de constater qu’elle touche des domaines régaliens par excellence, à l’instar de la sécurité ou de la justice. L’armée ne fait-elle pas appel à la participation citoyenne via les réserves opérationnelle et citoyenne ? La lutte contre l’incendie n’est-elle pas assurée par les 192 300 hommes et femmes engagés comme pompiers volontaires ? Dans le domaine de la justice, nombreuses sont les juridictions dont le fonctionnement repose sur l’échevinage et le concours de magistrats non professionnels (conseil de prud’hommes, tribunaux de commerce, tribunaux des affaires de sécurité sociale, tribunaux pour enfant). La participation citoyenne à la justice concerne les juridictions civiles, avec les juges de proximité placés auprès des tribunaux d’instance, mais également pénales, avec l’instauration des jurys populaires au sein des cours d’assises, qui remonte à la Révolution. Si les exemples de co-production citoyenne ne manquent déjà pas, il est désormais possible de changer d’échelle et de redessiner ainsi les contours de l’action publique. Reste à définir les priorités d’action en identifiant quels services publics se prêteront le mieux à l’économie du partage d’une part et selon quelles modalités d’autre part.

Trois critères devraient permettre de cibler les domaines d’action à privilégier : le potentiel d’économie pour les pouvoirs publics, les besoins prioritaires des usagers et les obstacles éventuels à une mise en œuvre pratique. Le potentiel d’économie peut être rapproché du poids relatif des services publics en termes de moyens mobilisés. A cet égard, l’éducation (près d’1,4 millions de fonctionnaires), la santé (plus d’un million de personnes), la sécurité intérieure (288 000 agents) et la défense (281 000 personnes) offrent le potentiel le plus élevé. Quant aux besoins des usagers, à la question de savoir sur quels domaines devraient porter prioritairement les efforts des pouvoirs publics, les Français répondent l’emploi (60%), l’éducation (40%) et la santé (38%) [2].

S’agissant enfin des obstacles à la mise en œuvre des méthodes collaboratives dans la sphère publique, il faut mentionner l’accessibilité aux informations et aux données par les usagers. Ce n’est pas tant la disponibilité des données qui pose problème, car les pouvoirs publics ont à leur disposition un gigantesque gisement de données, mais l’accès pour tous à des données sensibles ou confidentielles à l’instar des données personnelles ou stratégiques (défense). Ainsi, le recoupement de ces différents critères permet d’identifier l’éducation et la santé comme étant des domaines d’action prioritaires. Mais il est très probable que d’autres domaines puissent être identifiés. L’ensemble des actions de l’Etat et des collectivités territoriales devraient être examiné à l’aune de ces critères.

Quant aux modalités concrètes d’application du paradigme collaboratif dans les services publics, il en existe au moins deux grandes catégories : la co-production de services publics entre les citoyens et les pouvoirs publics d’une part et le partage des données publiques d’autre part. Dans le domaine de l’éducation, les prémices d’une co-production citoyenne se font déjà jour tandis que le partage de données paraît pouvoir trouver des applications concrètes dans le domaine de la santé.

L’enseignement des élèves, par les élèves, pour les élèves

En premier lieu, l’incapacité de l’Education nationale à se réformer fait émerger des écoles privées ayant recours à des concepts innovants comme l’Ecole 42, fondée par Xavier Niel pour former des programmeurs informatiques. La méthode pédagogique utilisée par l’Ecole 42 repose en grande partie sur l’auto-apprentissage et la collaboration entre les étudiants facilitée par l’usage des technologies du numérique. Par exemple, les étudiants doivent se corriger mutuellement. Ils sont évalués autant sur les résultats de leurs propres travaux que sur la qualité de la correction qu’ils font de ceux de leurs camarades [3].

La pédagogie de l’Ecole 42 n’est pas sans rappeler les principes de l’éducation mutuelle, qui fit son apparition durant la première moitié du XIXe siècle avant d’être supplantée par le modèle d’école républicaine de Jules Ferry. En effet, les écoles mutuelles assuraient, avec relativement peu de moyens, l’enseignement des enfants parmi les plus pauvres. Un seul maître pouvait faire fonctionner une classe comprenant plus d’une centaine d’élèves car il était secondé par des moniteurs qui étaient eux-mêmes des élèves plus instruits que les autres. Chaque étudiant était élève et répétiteur à la fois. Ainsi, les différences de niveau entre élèves, loin d’être une difficulté, devenaient utiles au bon fonctionnement de cette éducation mutuelle dont plusieurs personnages célèbres, à l’instar du penseur Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), étaient issus.

Un enseignement de l’élève, par l’élève, pour l’élève, pour paraphraser la célèbre formule de Lincoln

Les pratiques pédagogiques fondées sur la collaboration entre les élèves sont aujourd’hui très répandues dans les cycles proposés par les universités en ligne. Elles ont l’immense avantage de susciter un fort degré d’implication des élèves et d’être économes en moyens car elles reposent sur un nombre relativement restreint d’enseignants. L’exemple de l’Ecole 42 laisse entrevoir que, loin d’être désuets, les préceptes de l’école mutuelle peuvent être une source de modernisation d’un système éducatif souvent perçu comme à bout de souffle. Les technologies de l’information et de la communication sont en mesure de tirer le plus grand profit d’un enseignement centré autour de l’élève – un enseignement de l’élève, par l’élève, pour l’élève, pour paraphraser la célèbre formule de Lincoln. Elles permettent de s’extraire du modèle qui a prévalu jusqu’à présent consistant à vouloir remédier aux lacunes de notre système éducatif en y allouant toujours davantage de moyens.

L’Etat, c’est nous

En second lieu, la meilleure façon d’améliorer l’efficacité de l’action publique est de donner aux citoyens les moyens de se réapproprier l’Etat. L’accès aux données publiques est l’un des leviers de cette transformation car le partage de ces données est un préalable aux initiatives collaboratives, qu’elles soient d’initiative citoyenne ou suscitées par les pouvoirs publics. A l’heure où les administrations publiques sont appelées à réduire leurs effectifs, elles devraient redéfinir les contours de leurs missions en développant la participation citoyenne à leur action.

Par exemple, dans le domaine prioritaire de la santé, les villes de New-York et San Francisco ont relevé une nette amélioration du respect des règles d’hygiène et de sécurité par les restaurateurs et de la confiance des consommateurs après que ces villes ont donné librement accès aux données relatives aux résultats des contrôles sanitaires des restaurants. Un standard d’échange de ces données (« Local Inspector Value-entry Specification », LIVES) a ainsi pu être développé par le site de notation en ligne Yelp [4], qui les a reprises dans les notices des restaurants référencés sur son site.

De même, dans les jours qui suivirent le passage de l’ouragan Katrina sur la Nouvelle-Orléans, une base de données collaborative, dénommée PeopleFinder construite spontanément par de simples citoyens, s’est avérée plus efficace pour identifier et localiser les victimes que les moyens déployés par les autorités publiques. En l’espace de quelques jours, plusieurs dizaines de milliers de victimes ont été identifiées par l’intermédiaire de PeopleFinder. Pour la première fois, des outils numériques et des réseaux sociaux ont été utilisés de manière concertée par des usagers pour venir en aide aux victimes. Le recours aux usages collaboratifs trouve également à s’appliquer dans le domaine connexe de la recherche scientifique. Par exemple, l’initiative des Herbonautes [5] propose à tout un chacun de participer à la création d’une base de données scientifiques à partir de millions de photos de plantes conservées dans l’herbier national du Muséum d’histoire naturelle [6]. Il n’est pas nécessaire d’avoir des compétences particulières pour participer et les erreurs éventuellement commises sont aisément corrigées par recoupement entre les réponses des multiples contributeurs auxquels les mêmes clichés ont été soumis.

L’accès aux données publiques ne s’improvise pas. Il dépend de la capacité des administrations à collecter efficacement et à traiter ces données en amont afin de les rendre utilisables par tous

Mais l’accès aux données publiques ne s’improvise pas. Il dépend de la capacité des administrations à collecter efficacement et à traiter ces données en amont afin de les rendre utilisables par tous. A cet égard, outre la vigilance qui s’impose en termes de sécurisation des données individuelles, la mutualisation des données entre administrations revêt une importance cruciale afin d’en améliorer la cohérence et la qualité (par recoupement notamment). Or, actuellement, le recueil des données reflète encore un modèle d’organisation des services publics qui est construit autour de blocs autonomes et étanches les uns par rapport aux autres : l’école, les hôpitaux, la sécurité, les impôts, la Poste, etc. Nous avons besoin d’administrations plus agiles et flexibles dans leur mode d’action ; d’administrations prêtes à collaborer entre elles ; d’administrations capables d’avoir une approche globale du service à l’usager, qui cesse de se cantonner aux missions particulières qui leur sont assignées.

Nous avons besoin d’administrations plus agiles et flexibles dans leur mode d’action ; d’administrations prêtes à collaborer entre elles

Grâce aux pratiques collaboratives qu’elle suscite, le secteur du numérique est propice à une révision du périmètre et des modes d’intervention de l’État. De tels changements ne permettent pas uniquement la réalisation d’économies budgétaires mais sont également porteurs d’une meilleure adaptation aux besoins des citoyens. Rendus possibles par les réseaux collaboratifs, ces changements passent par une forme de co-production citoyenne. Ils appellent une nouvelle ère de réformes construites autour de la collaboration entre les administrations et les usagers ainsi qu’entre les services publics eux-mêmes. L’action publique dispose d’un atout incomparable pour la mise en place de telles initiatives, qui reposent sur l’engagement désintéressé de tout un chacun : celui de poursuivre des objectifs parmi les plus nobles, capables de susciter l’adhésion du plus grand nombre.

Un billet de Grégory Abate

Ingénieur civil des mines de Paris, diplômé de Sciences-Po Paris et ancien élève de l’ENA, j’ai exercé plusieurs fonctions d’encadrement à Bercy, au sein de l’administration fiscale. J’exerce aujourd’hui mon activité professionnelle en tant qu’avocat.
Je m’intéresse tout particulièrement aux mutations économiques et sociales actuelles, au premier rang desquelles figurent celles introduites par l’économie collaborative, et à leur incidence sur la fiscalité.


[1] Selon une étude d’Accenture intitulée Growing the Digital Business : Accenture Mobility Research 2015, 80% des cadres de grands groupes affirment que leur entreprise s’est dotée d’un chief digital officer ou d’une personne assumant un rôle analogue (http://www.accenture.com/us-en/Pages/insight-growing-digital-business-accenture-mobility-research-2015.aspx)

[2] Baromètre Paul Delouvrier 2014, TNS Sofres

[3] Selon une étude conduite par un professeur de l’Université de Princeton, Mitchell Duneier, (http://www.nytimes.com/2012/11/20/education/colleges-turn-to-crowd-sourcing-courses.html) qui dispense un cours en ligne d’introduction à la sociologie sur Coursera, la corrélation entre les notes d’examen obtenues à l’issue d’une correction traditionnelle par ses assistants pédagogiques et celles obtenues via un processus de correction entre élèves est très bonne (coefficient de corrélation de 0.88 avec une moyenne de 15,64/ 24 points pour la première méthode et de 16,94/24 points pour la seconde).

[4] Yelp a été créé à San Francisco par d’anciens employés de Paypal. C’est à l’origine un site de référencement en ligne de commerces de proximité alimenté par les contributions des utilisateurs.

[5] http://lesherbonautes.mnhn.fr/contents/herbonautes

[6] L’herbier national constitue l’un des herbiers les plus complets au monde avec environ 8 millions de spécimens issus de tous les continents. Actuellement seulement environ 1/20e de la collection est numérisée et l’initiative des Herbonautes a pour objet de poursuivre ce travail.

Image à la une : «  Serment du Jeu de Paume – Jacques-Louis David  » par RMN- Agence Bullot — Agence photo RMN. Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons – https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Serment_du_Jeu_de_Paume_-_Jacques-Louis_David.jpg#/media/File:Serment_du_Jeu_de_Paume_-_Jacques-Louis_David.jpg

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Via un article de Article Invité, publié le 27 août 2015

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