Du libre et du gauchisme : une parenté fallacieuse

Le malentendu est récurrent, dans les milieux de gauche, sur la nature et la position politique des mouvements du libre (logiciel libre et art libre). Nous tâchons ici de dissiper ce malentendu qui se manifeste par des attentes inconsidérées et, semble-t-il, des déceptions entraînant réactions hostiles et sentiment de trahison.

Un article publié par Antone Pitrou sur le site libroscope
sous licence art libre

Orthogonalité

Il faut le rappeler, le logiciel libre comme l’art libre n’ont aucune visée anticapitaliste. Le principe premier de ces deux mouvements est d’instituer l’échange au coeur du processus de création des oeuvres : non pas simplement de partager librement les objets finis résultant du processus de création (ce qu’a tendance à promouvoir, par le caractère restrictif de beaucoup de ses licences juridiques, et malgré l’absence de discours officiel là-dessus, l’initiative Creative Commons).

Les malentendus à ce sujet résultent du fait que les mouvements du libre comme certains mouvements de gauche peuvent avoir des objectifs temporels communs : par exemple, lutter contre le brevetage, lutter contre les mesures techniques de restriction des droits (DRM), lutter contre les monopoles artificiels sur des ressources essentielles... Par ailleurs, l’ensemble d’initiatives rassemblées couramment sous le terme de Culture Libre (popularisé par Lawrence Lessig) sont manifestement des initiatives militantes et politiques visant à la défense de l’accès à la culture. L’adjectif « libre » utilisé dans les deux cas peut ainsi faire croire à une parenté forte entre mouvements de gauche (ou anti-impérialistes, altermondialistes, etc.) et mouvements du libre.

Ce serait oublier que les objectifs ponctuels d’un mouvement doivent être distingués de ses principes profonds (principes qui survivent à la réalisation des objectifs que le mouvement se fixe de temps à autre), et que les principes des mouvements revendicatifs sus-cités d’une part, et les principes du libre d’autre part, font référence à des préoccupations entièrement différentes (et, bien sûr, nullement incompatibles). [1]

Ce serait oublier de plus que la culture - concept qui a la faveur unanime de ces mouvements revendicatifs - et la création d’oeuvres, même si chacune alimente l’autre, sont deux moments distincts du processus continuel par lequel l’homme témoigne aux générations futures de sa présence fugitive ; et que, comme le rappelle Antoine Moreau, les relations entre création et culture sont fréquemment et nécessairement conflictuelles [2].

Représentativité et direction

Le libre n’est dirigé par aucune structure politique ou similaire. La représentativité numérique des associations les plus visibles (FSF, Open Source Initiative, APRIL, AFUL, etc.) est minime pour ne pas dire insignifiante. Si l’on considère les actions du libre plutôt que les personnes, là aussi, on constate que l’immense majorité des actions sont effectuées en-dehors de ces structures.

Appeler à la rescousse les nombreuses organisations locales (LUGs - Linux User Groups -, etc.) ne change pas grand’chose au tableau. Malgré l’absence de données chiffrées, de nombreuses conversations privées font apparaître que beaucoup de personnes qui s’investissent dans le libre (que ce soit en programmant, contribuant...) ne sont membres d’aucune de ces structures. Les groupements qui s’opèrent le plus souvent sont des groupements ad hoc, c’est-à-dire qu’ils s’opèrent en vue d’un projet précis et non l’inverse comme souvent dans le militantisme politique (la participation à des actions serait dictée par l’appartenance à une organisation).

Cela ne revient pas à nier le rôle dans la vie du libre des associations pro-libre - loin de là. Simplement à souligner qu’il n’y a pas de direction, ni autocratique ni collégiale, des desseins du libre : la politique du libre est la résultante des actions de chacun. Ce modèle d’organisation est donc fondamentalement différent de celui des mouvements de gauche, qu’ils soient structurés de manière autoritaire ou en réseaux de structures fédérées.

Le pouvoir ou non

Le libre dans son ensemble n’a, bien évidemment, aucune intention de pouvoir politique. Ses membres, individuellement, peuvent se comporter autrement : mais ils le font alors, ou bien pour eux, ou bien dans le cadre d’autres mouvements auxquels ils contribuent en-dehors du libre (ainsi quelques figures associatives du libre sont-elles membres à titre personnel de partis politiques).

Certaines interprétations prêtent pourtant au libre dans son ensemble de telles intentions : notamment celle, courante, selon laquelle le but essentiel du libre serait de lutter contre Microsoft. Cette interprétation est indéfendable sur plusieurs points : historiquement tout d’abord, le libre (comme communauté de pratiques et même comme ensemble de critères formalisé par Richard Stallman) existait à une époque où Microsoft, simple éditeur de logiciels propriétaires comme beaucoup d’autres, ne présentait aucune menace. De plus, la fréquentation de contributeurs du libre montre bien que la plupart ne se soucient pas de lutter contre Microsoft ou contre les éditeurs propriétaires, mais simplement de contribuer à une oeuvre logicielle - certains logiciels libres ne tournant même que sous Microsoft Windows. Enfin, un tel but ultime du libre supposerait que le libre n’aurait plus d’intérêt une fois Microsoft « vaincu », ce qui est évidemment un contre-sens.

Grilles de lecture

Il est, par conséquent, stérile de vouloir interpréter les actions du mouvement du libre, et les positions exprimées par ses membres individuels, à l’aune des grilles de lecture habituelles des mouvements de gauche. Ainsi, il ne sert à rien d’invoquer les épisodes traumatiques ou chargés affectivement du gauchisme, comme le stalinisme, l’autoritarisme de gauche, ou bien les épisodes de libération et de résistance (Commune de Paris, Révolution française, etc.). Ce constat s’étend bien sûr aux autres qualifications héritées du champ politique (« intégrisme », etc.).

De même, l’interprétation du libre comme une avant-garde d’un mouvement plus large (voir, par exemple, un article de Pierre Mounier) est erronée dans la mesure où elle apparente étroitement deux mouvements dont nous avons montré qu’ils étaient orthogonaux.

Ces interprétations sont hélas compréhensibles quand, par exemple, une figure importante du libre comme Richard Stallman les suscite en invoquant la devise de la République française (« Liberté, Egalité, Fraternité ») pour expliquer le logiciel libre à des responsables politiques et associatifs [3]. On voit ici que la volonté de faire apprécier notre mouvement à des personnes extérieures en utilisant des images frappantes peut amener à des malentendus durables qui desservent ce mouvement.

Conclusion

Il n’est pas de notre propos ici de dire que le libre vaut mieux que le gauchisme, ou que le gauchisme vaut mieux que le libre. Simplement que ce sont deux choses orthogonales. Les raisons abondent de ce malentendu courant consistant à donner aux mouvements du libre des visées anticapitalistes ou gauchistes, ou simplement à penser qu’il s’agit d’un mouvement revendicatif et politique comme tant d’autres. Ces analyses échouent à comprendre l’essence du libre, qui a fondamentalement trait aux conditions - non pas sociales et économiques comme dans les pensées marxistes, mais simplement éthiques et interhumaines - dans lesquelles sont fabriquées les oeuvres (qu’elles soient d’art, logicielles ou autres).

Nous espérons enfin que ce texte aidera à comprendre qu’il ne faut pas demander aux mouvements du libre (du logiciel libre, de l’art libre) de considérer leur rôle dans l’optique des constructions stratégiques traditionnelles en politique : notions d’avant-garde, de mouvement de masse, etc.

Lire l’article et ses commentaires

[1Dans un autre registre, dire que le libre a pour objectif le « partage de la connaissance », c’est confondre la fin et les moyens : le partage de la connaissance est un des outils du libre, ce n’est pas son objectif.

[2Lire La Crise de la Culture d’Hannah Arendt pour une discussion approfondie des liens entre art et culture. Arendt indique, par exemple, que les périodes où l’art s’est docilement soumis à la culture sont aussi celles où la production artistique fut la plus stérile.

[3Analogie reprise sans réflexion par certains militants associatifs et politiques, qui vont même parfois jusqu’à affirmer que « le logiciel libre est un logiciel républicain » (cf. par exemple une intervention de l’APRIL).

Posté le 19 septembre 2005

©© a-brest, article sous licence creative common info