Bibliothèques à prix libres, une piste à creuser ?

prix-libreLes biens culturels sont des biens d’expériences ou des biens de prototypes : leur succès est difficilement prévisible à une échelle globale. A une échelle individuelle c’est pareil, comment savoir si vous allez apprécier telle ou telle BD avant de l’avoir lue ? Bien sûr tout le travail de recommandation et de médiation numérique est là pour contribuer à orienter des parcours de découvertes. Face à la diversité des œuvres, il faut bien reconnaître que la tâche est immense, c’est tout l’objet des dispositifs de médiation numérique.

Qui n’a pas éprouvé un enthousiasme délirant pour tel ou tel auteur en tournant la dernière page, ou au contraire la sensation amère de s’être fait avoir après un film qui n’était pas au niveau de ce qu’on attendait de lui ? Pourquoi ne pas transformer cet expérience en don ou en absence de don ? Trop souvent assimilé à de la charité tant nous sommes habitués aux prix fixes, il s’agit quand on y pense de repenser la relation à la création artistique. Ce raisonnement n’est bien entendu valable que dans le cas où des politiques publiques de soutien à la création existent, loin de moi l’idée d’un financement exclusif par prix libres.

Radiohead dès 2007 a tenté l’expérience du PWYW (pay what you want) ou du prix libre. Le résultat a été très positif puisque l’album a rapporté plus d’argent que le précédent. Les détracteurs de la méthode mettent en avant le fait que le groupe était connu et que l’expérience en a été facilitée. C’est surement vrai, mais cela occulte que d’autres ont renouvelé l’expérience. Le site Framasoft publie le récit de cet artiste : Andy Othling est musicien. Il est guitariste de tournée pour Future of Forestry et il a enregistré des albums personnels sous le nom Lowercase Noises. Pendant 24h il a donné accès gratuitement à sa musique, il tire lui-même le bilan de l’opération :

Maintenant, vous vous demandez probablement qu’est-ce que ça a donné en terme de rentabilité. J’avais prévu une chute des revenus, car c’est généralement ce à quoi on s’attend quand on commence à distribuer les choses sans contrepartie. Mais ce qui est en fait arrivé, c’est que, sur les ventes, j’ai encaissé deux fois plus en une seule journée que ce que je touche d’habitude EN UN MOIS. Oui, parfaitement, vous lisez bien. Une journée a davantage rapporté que deux mois en temps normal !

Je ne suis pas vraiment capable d’expliquer cela, mais je pense que ça s’est joué pour beaucoup sur la générosité réciproque. Les gens ont vraiment semblé apprécier que je fasse ce geste et ont répondu en donnant plus qu’ils ne le faisaient auparavant. J’ai ainsi été stupéfait par ceux qui ont décidé de donner davantage pour un album que le prix qu’il leur aurait coûté la veille.

Le plus important : les contacts

Plus d’argent, c’est génial, mais à mon avis ce n’est pas le plus grand succès de cette expérience.

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Vous pouvez constater qu’en une journée, j’ai ajouté plus de 450 noms à mon carnet d’adresses. Ce sont 450 nouveaux contacts dont je pourrais bénéficier à l’avenir, et 450 personnes de plus qui peuvent à leur tour relayer l’info si jamais je venais à répéter ce genre d’opération. C’est bien plus important à mes yeux que l’argent.

Bien sûr on est ici proches de l’opération promotionnelle, même si la conséquence de telles opérations est un gain non pas financier mais de notoriété.

D’autres groupes de musique ont pratiqué le prix libre plus systématiquement. C’est le cas du groupe de musique québécois Misteur Valaire, duquel on peut télécharger le dernier album au prix désiré. Le manager tient un blog sur lequel il publie le retour d’expérience de cette politique. On y apprend que la vente à prix libre a rapporté plus que la vente numérique sur la même période, mais bien moins que la vente de supports tangible qui n’était, semble-il, pas à prix libre.

On pourrait multiplier les exemples, et de nombreux festivals commencent à pratiquer le prix libre. L‘essentiel à mon sens est de retenir que le prix libre met en relief l’adhésion d’une communauté à un service et résonne comme une opération peu risquée financièrement, encore suffisamment originale pour être remarquée et apporter de la notoriété.

Le point le plus important est que ces expériences de prix libre permettent d’apprendre aux gens à distinguer la valeur du prix. C’est ce qu’exprime très bien le blogueur Lionel Tricot, alias @ploum orsqu’il parle du service micro-dons Flattr sur lequel je reviendrai.

L’implication majeure de ce système est que le marché fixe un prix unique et universel pour chaque bien ou service. Ce prix est le reflet de la valeur. La valeur est le reflet du prix. Si prix et valeur sont synonymes, ce qui est gratuit n’a aucune valeur. Nous paierons très cher l’opportunité d’écouter un virtuose interpréter un concerto dans une belle salle. Mais le même artiste se produisant dans le métro attirera à peine notre attention. C’est gratuit. Cela n’a pas de valeur. Le prix et la valeur sont uniques, fixes, identiques.

Pour cette raison, les créateurs ont toujours eu très peur de voir leur création disponible gratuitement. Cela ferait disparaître la valeur ! Moi-même, je considérais mon blog sans valeur, espérant un jour écrire un « vrai » livre qui se vende pour de l’argent afin de donner de la valeur à mes écrits. Lorsque j’ai rejoint Flattr, en 2010, je ne le voyais que comme une façon pour certains de mes lecteurs de me donner la charité.

Mais, à travers Flattr, vous m’avez appris que je me trompais. Vous avez réussi à me prouver que la valeur pouvait être relative. Un texte peut apporter beaucoup à une personne et moins à une autre. N’est-il pas injuste qu’ils paient le même prix alors qu’ils reçoivent une valeur différente ? Un prix peut également être un véritable sacrifice pour l’un, aux revenus limités et être insignifiant pour l’autre, aisé. N’est-ce point une source d’inégalité ? La solution que vous, amis lecteurs, m’avez pointée du doigt grâce à votre soutien sur Flattr, était celle du prix libre. Il n’y a pas que l’achat ou la charité. Il existe une troisième voie : le prix libre. Je vous fais confiance pour payer ce que vous estimez juste selon votre situation et la valeur que je vous apporte.

J’aime beaucoup la redéfinition de la valeur apportée par cette troisième voix du prix libre. Que se passerait-il si l’abonnement à une bibliothécaire était pratiqué à prix libre ? 

L’abonnement aux bibliothèques à prix libre ?

Dans les débats qui resurgissent périodiquement sur la tarification des bibliothèques (gratuites vs payantes à prix fixes), l’approche des tenants du paiement insistent souvent sur la responsabilisation des usagers (payer ce serait se rendre compte que le service a un coût pour la collectivité). Pourtant, le coût payé par l’usage n’a en réalité rien à voir avec le coût réel du service. Tout comme la piscine ou la cantine scolaire, les tarifs pratiqués sont des tarifs sociaux perçus comme tels par les usagers. La responsabilisation dans ce cas tient plus de la contrainte, justement parce que le prix est reconnecté de la valeur du service rendu.

On a vu que les contenus artistiques diffusés par des bibliothèques sont un terrain très favorable à l’expression pécuniaire de la reconnaissance… Je me demande ce qui se passerait pour les bibliothèques si elles proposaient des prix d’abonnement libres. Les citoyens voulant soutenir ce service public trouveraient là un moyen de le faire, sur un mode beaucoup moins assimilable au don, marqué par la charité. Ceux souhaitant bénéficier d’une gratuité totale pourrait continuer à en bénéficier. D’un strict point de vue d’efficience des services publics, pour que ce soit une démarche de bonne gestion, les coûts induits par la tarification (régie de service public, temps d’agent passé à faire des transactions) devraient être inférieurs aux sommes perçues… Pour les collectivités, ce serait même un bon moyen de mesurer le degré d’adhésion à ce service public par le montant de la valeur perçue par les usagers des services rendus.

Ces dernières années, la crise a amené plusieurs pays à développer des études permettant de mesurer du retour sur investissement d’une bibliothèque afin d’argumenter autour de son utilité sociale et économique. La tendance est bien entendu inquiétante, mais montre que les décideurs attendent autre chose que des arguments autour de l’intérêt général. Le temps où la culture pouvait se passer de raisonnements économiques est révolu… Il existe même une norme pour mesurer les impacts sociaux économiques des bibliothèques. C’est la norme ISO 16439:2014 Information et documentation — Méthodes et procédures pour évaluer l’impact des bibliothèques dont j’aurai l’occasion de reparler. 

Ce type d’étude, par exemple celle menée en Espagne par Fesabib (Federacion Española de Sociedades de Archivistica, Biblioteconomia, Documentacion y Museistica) portait sur l’ensemble des bibliothèques espagnoles quels que soient leurs statuts ou leur publics cibles. Elle permet indirectement d’entrevoir ce qui se passerait si on pratiquait le prix libre. En effet, lorsqu’on demande à un panel d’usager d’estimer la valeur qu’ils perçoivent pour les services rendus par une bibliothèque et qu’on la compare au budget nécessaire dans le privé pour les même services puis aux budgets réels on obtient ce type de graphique qui est je trouve une arme assez convaincante en faveur du maintien de services publics de qualité…000262library.ifla.org_904_1_167-salmeron-en.pdf

A l’inverse, les tenants de la gratuité totale de l’accès à la bibliothèque insistent souvent sur la facilité de l’accès. Or, l’abonnement annuel aux bibliothèques est un paiement qui est socialisé par l’impôt. C’est bien parce qu’un accès facilité aux oeuvres et aux contenus est jugé d’intérêt général que les politiques publiques d’accès à l’information ont été mises en oeuvre et que les services publics sont payants à un prix qui n’a rien à voir avec le coût réel du service qui est proposé. Mais on sait bien qu’une des grandes difficultés des pays développés est de maintenir le consentement à payer l’impôt tout en développant la perception de l’utilité sociale de impôts… et si le prix libre de l’abonnement à la bibliothèque était une des manières d’affirmer que la bibliothèque peut-être gratuite, mais doit être financée par la collectivité ? Et si la valeur perçue (forte en général) pouvait permettre de générer des recettes permettant développer les bibliothèques ?

A ma connaissance, personne n’a encore eu l’audace de pratiquer des services publics à prix libre ! Pourtant, l’expérience serait d’autant plus facile à mener que les recettes des abonnements ne représentent pas dans la plupart des cas un argument suffisant pour imposer un prix fixe à tous… 

Qu’en pensez-vous ? Connaissez vous des expériences de services publics à prix libres ?

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log animé par Silvère Mercier, alias Silvae depuis 2005 qui s’attache à recenser les expériences innovantes, à susciter des débats et à cerner les enjeux du numérique au sein de la communauté de l’information-documentation.

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Via un article de Silvae, publié le 3 mai 2015

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