The Lancet : un événement moral et scientifique exemplaire publication d’une chronique d’Hervé le Crosnier

Il y a parfois de bonnes nouvelles dans la presse
scientifique, qui agissent comme des aquilons
avant-coureurs de grands changements à venir.

Ainsi en va-t-il de la dernière parution du grand
Journal médical "The Lancet", datée du 10 septembre 2005.

Ce journal, fondé en 1823 appartient maintenant à
l’éditeur scientifique et médical Reed-Elsevier, principal
monopole des publications scientifiques, mais aussi
organisateur d’événements et de salons, et propriétaire
de journaux grand-public.

The Lancet publie une lettre de chercheurs et d’associations
médicales pacifistes qui souligne une contradiction entre les
combats éthiques qui ont toujours été menés par ce journal,
notamment pour dénoncer les désastres humains provoqués par les
guerres, et le fait que son propriétaire, Reed-Elsevier, est
aussi l’organisateur du Salon d’armement "Defence Systems and
Equipment International (DSEi)" qui va se tenir à Londres la
semaine prochaine. Ils témoignent en particulier de ce que des
bombes à fragmentation, dont les médecins et les organisations
humanitaires dénoncent les méfaits sur les populations et
notamment les enfants, étaient en vente sur les stands de la
dernière édition de ce salon en 2003. Alors même que l’ONU
(Mine Action Strategy) et l’UNICEF soulignent les dégâts
qu’elles provoquent et appellent à un moratoire sur ces armes.

C’est déjà très bien de voir publier par The Lancet une telle
lettre qui ose souligner une réelle contradiction entre les
objectifs éthiques et humanistes de la revue et les sources de
revenus de son propriétaire.

Mais "The Lancet" ne s’arrête pas là.

L’éditorial du journal est aussi consacré à cette affaire !

"one would expect the world’s largest medical publisher to align its
business values with the professional values of the majority of
those it serves"

Ca s’appelle ne pas mâcher ses mots.

Le même journal publie aussi la "réponse" de Reed-Elsevier,
qui indique que l’expérience et le professionnalisme de sa
branche organisatrice de salon est une garantie de transparence
et de régulation, ce qui serait essentiel dans ce secteur.
C’est peu de le dire... mais l’exemple des bombes à
fragmentation dans l’édition 2003 du salon vient contredire
cette affirmation. Le reste est du délayage de spin-doctor,
notamment l’insistance sur les missions humanitaires des armées,
et autres fabulettes de pompier pyromane.

L’éditorial souligne qu’évidemment il n’y a pas de médecine
sans sécurité, et que les nations doivent disposer de forces de
défense. Mais que ceci "ne dispense pas une entreprise d’avoir
un jugement sur l’usage, la vente et la promotion des armes".
Ce qui est l’objet réel d’un tel salon.

"Les efforts du Lancet pour le renforcement des systèmes
sanitaires afin de soigner les enfants ne peuvent être compromis
par la promotion du commerce des armes par Reed-Elsevier".

Permettez moi d’ajouter quelques commentaires à cette
information, sur trois thèmes : un coup de chapeau à
l’indépendance des éditeurs britanniques, le risque de voir les
marchands d’armes posséder des organes de presse scientifique,
et enfin le réveil mondial de la communauté scientifique.

Quand l’éditorial d’un journal s’en prend à la structure
capitalistique de son propriétaire, c’est plutôt un bon signe
pour la démocratie. Et on se doit de saluer ce que vient de
faire The Lancet. Il est vrai que dans notre pays on peut voir
une même personne être à la fois fabricant d’armes, sénateur
(donc à même de voter les budgets d’achat de ces armes) et
patron de presse (pour mieux faire la promotion des "sacrifices
nécessaires" à l’achat de ces mêmes armes). Nous avons quelque
peu perdu ce sens de la fierté et de l’indépendance.

La presse scientifique est une activité fortement rémunératrice.
Reed-Elsevier annonce sans frémir des taux de 40% de bénéfice
sur chiffre d’affaire. Mais c’est aussi une activité qui permet
de repérer les évolutions qui se dessinent dans le domaine de la
connaissance. Et de ce fait d’orienter la recherche, en créant
les journaux spécialisés correspondants. L’exemple de la
médecine et pharmacie, qui ne publient jamais les résultats
négatifs des expériences, mais multiplient les revues financées
par les laboratoires pour les maladies les plus économiquement
rentables, est là pour nous le rappeler.

Or les crédits scientifiques, depuis longtemps, mais plus encore
aujourd’hui au nom de la lutte contre le terrorisme, sont
largement distribués pour les laboratoires qui acceptent de
travailler sur des questions qui intéressent les militaires.
Par exemple dans le domaine des nanotechnologies, pour
lesquelles les applications sur le champ de bataille sont en
permanence mises en avant.

La science commence à toucher à des questions fondamentales,
qui ont un rapport avec la définition même de l’humanité.
La biologie de synthèse vise à "créer du vivant" ; on développe
des formes hybrides entre le vivant et le minéral dans les
"biochips" ; on manipule le code génétique ; on traite
automatiquement les échanges entre les humains, depuis
l’interception des mails (projet Echelon) au suivi de la parole
téléphonique (au nom de la "sécurité", évidemment), de la
reconnaissance des visages à la biométrie. Chaque chercheur peut
se réfugier derrière la technicité de son travail, ou ne voir
que la concurrence d’égo propre à son milieu, ou encore
considérer qu’il n’est pas redevable des utilisations qui sont
ou seront faites de ses travaux.

Malheureusement, une fois que les limites ont été franchies, il
est souvent difficile de revenir en arrière. Oppenheimer et
Sakharov le savent bien, quelle que soit la valeur des efforts
qu’ils ont fait au titre des Droits de l’Homme pour effacer leur
participation aux programmes nucléaires de leurs pays.

Dans une telle situation, alerter les populations ne suffit
plus. Il convient aussi, en aval, de réfléchir aux tenants et
aux aboutissants de la recherche. La formation éthique des
scientifiques, la nécessité d’une intervention citoyenne dans la
science sont des clés pour le 21ème siècle.

C’est donc avec beaucoup d’enthousiasme que nos devons
accueillir cette prise de position du Lancet. Et considérer
qu’il s’agit d’un nouveau point d’inflexion dans l’intervention
des scientifiques au sein de la "société civile"... qui, par
définition, représente ce qui n’est pas de l’ordre du
militarisme.

Hervé Le Crosnier
le 9 septembre 2005

Références

Reed Elsevier and the international arms trade - Reed Elsevier’s reply

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Posté le 14 septembre 2005

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