Les bibliothèques à l’heure de l’appropriabilité technique 1/2

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J’aime la notion d’appropriabilité comme la propose André Gunthert dans ce billet très bien nommé : L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique. (ce titre de Walter Benjamin est devenu un mème)

Quoique le terme d’appropriation puisse renvoyer aux formes légitimes de transfert de propriété que sont l’acquisition, le legs ou le don, il recouvre de façon plus générale l’ensemble du champ de la transmission et désigne plus particulièrement ses applications irrégulières, forcées ou secondes, comme la conquête, le vol, le plagiat, le détournement, l’adaptation, la citation, le remix, etc. Bornées par la codification moderne du droit de propriété, les pratiques de l’appropriation semblent héritées d’un état moins sophistiqué des échanges sociaux.

Dès lors qu’il s’agit partager des extraits, le cadre juridique est particulièrement contraint :

Il existe divers degrés d’appropriation. La cognition, qui est à la base des mécanismes de transmission culturelle, est le stade le plus élémentaire de l’appropriation. Le signalement d’une ressource en ligne ressortit du mécanisme classique de la citation, dont il faut noter que la possibilité formelle n’est autorisée que par exception à la règle générale du monopole d’exploitation par l’auteur, qui caractérise la propriété intellectuelle.

Pourquoi c’est bien le couple appropriation pour soi/partage qui est important ? Parce qu’il est essentiel de comprendre que l’activité de veille, de lecture et de partage sont étroitement liées. Les séparer revient à se priver d’un des apports les plus fondamentaux du numérique : la participation par le partage à des communautés d’intérêts qui sont de véritables catalyseurs de (ré)appropriations. Cet effet a même un nom, c’est l’effet Pundit qui désigne la cristallisation entre un thème et celui qui prend la parole sur ce thème en trouvant une audience. L’afflux de commentaires, la visibilité produite par les publications, bref la construction d’un auteur est l’effet Pundit. C’est aussi ce qu’Evelyne Broudoux nomme autoritativité  :

 Une attitude consistant à produire et à rendre public des textes, à s’auto-éditer ou à publier sur le WWW, sans passer par l’assentiment d’institutions de référence référées à l’ordre imprimé.

Les cultures ainsi construites en réseau se fondent sur le partage des trouvailles, les commentaires et leur réappropriation, c’est comme ça que les idées circulent bien au delà du champ scientifique. Si les blogueurs ont été les premiers à expérimenter les « auteurs-amateurs » du web peuvent avoir indépendamment un blog, une chaîne YouTube, un profil sur Wikipédia, une forum ou un page Facebook, etc. Ils ont en commun un attachement à leur profil (avatar et pseudo), un engagement dans une forme de production de contenu, un positionnement, un rôle avec le plus souvent une rétribution symbolique : la reconnaissance. Ce n’est pas pour rien que les sites de torrent proposent toujours de remercier les partageurs et la monnaie symbolique fonctionne à plein régime !

Remerciements pour la mise à disposition de 36 ebooks de Zola sur le site torrent411

Marc Jajah explique très bien à travers George Herbert Mead comment les rôles sociaux sont des éléments essentiels à la construction des individus.

En adoptant différents rôles selon les situations auxquelles il est confronté, l’individu devient donc lui-même : jouer un rôle, c’est devenir soi, c’est se mettre suffisamment à distance pour s’observer. Dans cette perspective, on peut envisager la communication (l’interaction sociale) comme ce qui fournit à l’individu une forme de comportement où il peut devenir un objet pour lui-même.

Pour jouer un rôle, encore faut-il pouvoir le nourrir avec des des contenus, les bibliothèques constituent à ce titre de formidables réservoirs à trouvailles ! En légitimant la pratique de la copie privée dans les bibliothèques via les copy-party, nous avons fait un pas vers l’appropriabilité de ses contenus. Sauf que le caractère privé des copies coupe l’acte de ce qui peut être une matière première d’un rôle sur le web : le partage.

De nombreux chercheurs, étudiants, curieux viennent dans les bibliothèques pour accéder à des revues protégées auxquelles ils n’ont bien souvent pas accès chez eux. Je ne discuterai pas ici de l’image des bibliothèques qui s’en dégage, ni des multiples problèmes que nous avons à jongler avec les multiples enclosures dont font preuve nos fournisseurs. Beaucoup d’usagers viennent aussi dans les bibliothèques pour accéder à internet, à cet Internet libre que nous reléguons trop souvent au rang d’un « service » supposé inférieur aux bases de données alors qu’il représente le cœur de l’accès à la connaissance et de ses déploiements en biens communs…

Le problème, c’est que de trop nombreux bibliothécaires donnent encore une importance très forte à l’accès et au document en reléguant la possibilité du partage et de l’appropriabilité à des cerises techniques sur le gâteau des droits d’accès à des ressources numériques toujours trop chers.

J’ai la conviction qu’il nous faut donner une bien plus grande importance aux usages possibles de l’information que nous mettons à disposition. Qu’il nous faut inciter à l’appropriation et au partage. Sauf que dans les bases des données en accès payant, contrairement au web en accès libre tout ça repose sur des fonctions techniques qu’il nous faut négocier, souligner, rendre possible en accord avec ceux qui détiennent les droits sur les contenus. Quelles sont ces fonctions d’appropriation de l’information accédée en bibliothèque ? Citons en quelques-unes :

  1. l’impression
  2. le téléchargement dans un format X + envoi par mail
  3. le partage d’un extrait sur les médias sociaux
  4. le téléchargement temporaire pour lecture hors ligne
  5. la photographie
  6. le scanner
  7. l’annotation manuelle (pas conseillée sur les livres !)

Toutes ne bénéficient pas d’un cadre juridique clair (notamment le scanner et la photographie pour les bases de données qui ne rentre pas dans le cadre de l’exception pour copie privée).

Nous essayons de négocier des intégrations de ces fonctionnalités (au moins les 1 à 4) dans les interfaces des fournisseurs. Mais c’est oublier qu’il y a un dispositif de médiation qui est indispensable et trop peu considéré : c’est le navigateur web. Combien de bibliothèques ont des navigateurs tellement sécurisés qui ne sont que des fenêtres inertes ? Combien d’entre-elles proposent le navigateur par défaut du système d’exploitation qui est installé ? 

A quoi pourrait donc ressembler un navigateur qui incite au couple appropriation/partage ? Je vous proposerai dès demain une sélection commentée d’extensions ou de bookmarklets qui, une fois installés sur les postes fixes de la bibliothèque transforment le navigateur en couteau suisse de l’appropriabilité des contenus… (715)

Bibliobsession 2.0

log animé par Silvère Mercier, alias Silvae depuis 2005 qui s’attache à recenser les expériences innovantes, à susciter des débats et à cerner les enjeux du numérique au sein de la communauté de l’information-documentation.

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Via un article de Silvère Mercier, publié le 12 février 2014

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