Coupler une licence libre et une crypto-monnaie : la proposition de la Commons Reciprocity Licence

La réflexion sur les licences de mise en partage des créations est actuellement en plein renouvellement, notamment du côté du mouvement des Communs. En 2012, j’avais déjà écrit un billet à propos de la Peer Production Licence  : une nouvelle licence proposée par l’allemand Dmytri Kleiner, dérivé de la Creative Commons CC-BY-NC-SA, qui introduit une logique avancée de réciprocité dans l’utilisation des contenus.

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Image par Free Grunge Texture. CC-BY. Source : Flickr.

L’idée est d’aller plus loin que le Copyleft en proposant un Copyfarleft (extrême-gauche d’auteur) visant à ce que seuls certains types d’acteurs puissent utiliser librement à des fins commerciales des ressources placées sous cette licence. Pour faire simple, seules les organisations structurées sous forme de coopératives pourraient le faire, tandis que les entreprises classiques employant des salariés devraient payer une redevance. Certains comme Silvère Mercier ont salué cette proposition en montrant qu’elle permettait d’adopter une approche complexe des usages marchands offrant notamment des synergies intéressantes avec la sphère de l’Economie Sociale et Solidaire. D’autres comme Michel Bauwens estiment que de telles licences basées sur l’idée de réciprocité sont nécessaires pour engager une évolution vers "une économie des Communs", rendue peu à peu autonome de l’économie capitaliste.

Mais la proposition de Dmitry Kleiner a aussi soulevé un certain nombre de critiques. Très marquée idéologiquement à gauche, la Peer Production Licence a une approche rigide de la "réciprocité". Elle fonctionne en effet uniquement sur une base "organique" en prenant en compte la nature des organisations pour leur donner ou leur fermer le droit d’utiliser une ressource à des fins commerciales. Cette approche peut être considérée comme réductrice, dans la mesure où des entreprises n’ayant pas le statut de coopératives peuvent très bien "contribuer à des biens communs", en participant à leur développement. On cite souvent en la matière l’exemple d’une firme comme IBM qui utilise les logiciels comme Linux au coeur de sa stratégie et qui est devenu au fil du temps un contributeur important aux logiciels libres. Et inversement, rien ne garantie absolument que des coopératives mettront en partage leurs productions en sortant de la logique classique de la réservation des droits par la propriété intellectuelle.

Dans ces conditions, certains estiment nécessaire d’adopter une conception plus souple de la "réciprocité" en remodelant la licence pour la faire fonctionner sur une base "fonctionnelle" et pas uniquement "organique". Il s’agirait alors de prendre en compte le but poursuivi par les acteurs plutôt que leur nature. Dans la mesure où une organisation "contribue aux communs", elle aurait droit à une utilisation gratuite des ressources, y compris à des fins commerciales. Mais sans cette contribution, l’usage de la ressource deviendrait payant, afin d’éviter les comportements de passagers clandestins.

Moins rigide, cette approche "fonctionnelle" aboutit néanmoins à une difficulté importante, car il devient alors nécessaire de déterminer ce qui constitue une "contribution aux communs" et d’évaluer le niveau de contribution, pour faire en sorte que ceux qui contribuent beaucoup soient davantage favorisés que ceux qui contribuent peu. Or comment une telle évaluation des contributions peut-elle être mise en place équitablement ?

C’est sur la base de telles prémices que Miguel Said Viera & Primavera de Filipi ont fait dans la revue en ligne "Journal of Peer Production" une nouvelle proposition de Commons Reciprocity Licence, qui se propose de dépasser les limites de la Peer Production Licence pour embrasser une logique "fonctionnelle". Et pour évaluer les niveaux de contributions aux communs, ces deux auteurs émettent l’idée originale de coupler cette licence à une nouvelle crypto-monnaie, ("Peer-Currency" ou monnaie entre Pairs), semblable à une sorte de BitCoin, mais qui viendrait récompenser et évaluer la contribution aux communs en donnant en retour un droit d’usage commercial des ressources.

Je propose ci-dessous une traduction intégrale de cet article (hormis les notes) afin de mieux faire connaître cette idée dans l’aire francophone. Je reporte à un prochain billet le commentaire de cette nouvelle proposition, sachant qu’elle me paraît intéressante sur certains points, mais aussi potentiellement négative sur d’autres, notamment dans la mesure où il réintroduit une logique monétaire dans une sphère d’activités dont la spécificité était justement de se situer jusqu’à présent en dehors du marché et de la "calculabilité" qu’il implique.

Entre le Copyleft et le Copyfarleft : une réciprocité avancée pour les Communs

Introduction

Les débats sur les licences abondent au sujet de la « Culture libre » dans les discussions académiques, mais nous pensons que la plupart souffrent de l’un des deux problèmes suivants. Premièrement, ils se réduisent souvent à une approche juridique purement technique. Ce type d’approche est important et nécessaire pour améliorer les licences, mais il n’est pas suffisant pour prendre en compte leurs impacts sociaux et leurs implications. Deuxièmement, ils adoptent souvent une approche binaire et excessivement antagoniste, en particulier à propos des usages commerciaux. Cette question est au coeur de discussions importantes à propos des licences, mais qui aboutissent fréquemment à une impasse en raison de leur caractère polarisé sans qu’il soit possible d’approfondir le sujet et de coordonner nos efforts pour améliorer notre connaissance des Communs.

Les licences Copyfarleft (« extrême gauche d’auteur ») constituent une proposition concrète liée à ce débat sur les usages commerciaux. Elles suggèrent une manière d’améliorer la formulation des clauses « non-commerciales », pour les rendre plus effectives en réduisant leurs impacts sociaux négatifs, comme le fait d’employer du travail salarié pour construire des Communs. Nous pensons qu’il s’agit d’une contribution intéressante qui évite la plupart des problèmes évoqués ci-dessus, mais qui présente des désavantages potentiels. Cet article en dresse le tableau (tout en soulignant certains des mérites de ce modèle) et propose une alternative ou une approche complémentaire essayant de résoudre certains de ces problèmes.

Du copyleft au copyfarleft (« extrême-gauche d’auteur »)

Les licences employées dans le champ de la Culture libre ont comme plus ancien prédécesseur la GPL (GNU General Public Licence), une licence de logiciel libre qui ne fait pas de distinction entre les usages commerciaux et non-commerciaux. Cette distinction apparut pour la première fois dans certaines licences Creative Commons, avec l’introduction de la clause non-commerciale qui ne permet les usages sans autorisation que pour l’exploitation non-commerciale. Alors que ces licences sont largement utilisées, un débat important a eu lieu pour déterminer ce que constitue exactement un usage commercial et si cette clause non-commerciale est compatible avec la notion de « biens communs de la connaissance ».

Le modèle de licence « copyfarleft » proposé par Dmitry Kleiner comporte des restrictions « non-commerciales » comparables par rapport au modèle du copyleft, mais ajoute des conditions additionnelles quant aux usages autorisés selon les termes de la licence. De manière plus précise, alors que tous les usages non-commerciaux sont autorisés (et sous les restrictions imposées par la clause de partage à l’identique), le modèle du copyfarleft introduit une distinction etnre les usages commerciaux effectués par des collectifs, des coopératives ou tout autre institution dont les profits sont redistribués (équitablement) entre tous les travailleurs, et ceux effectués par des entités commerciales ou des entreprises dont l’activité est basée exclusivement sur l’exploitation du travail salarié. Alors que le premier type d’exploitation commerciale est autorisé selon les termes de la licence copyfarleft (à l’inverse de ce qui se passe habituellement avec une licence non-commerciale), le second type reste interdit, mais peut toujours être négocié en dehors du champ d’application de la licence.

Ce modèle de licence constitue un entre-deux entre une licence copyleft standard (comme la Creative Commons CC-BY-SA) et une licence copyleft non-commerciale (comme la CC-BY-NC-SA). La raison d’être de cette proposition réside dans le fait que, d’une part, une licence copyleft standard autorisent les entités commerciales à exploiter et à tirer profit du travail employé pour construire des Communs, sans avoir à leur rendre en retour – un point que Kleiner identifie comme hautement problématique, en particulier en dehors de la sphère de la programmation informatique – et d’autre part, une licence non-commerciale empêche même des producteurs organisés selon la logique des Communs (comme la plupart des entreprises dont la propriété appartient aux travailleurs) d’exploiter commercialement une œuvre (et comme Kleiner le fait remarquer, c’est complètement contre-productif au regard du potentiel de transformation sociale de ces licences).

A. Avantages

En comblant un vide entre le copyleft classique et les régimes de copyleft non-commercial, le modèle du copyfarleft autorise certaines exploitations commerciales des œuvres placées sous licence qui peuvent aider à soutenir les créateurs et favoriser l’émergence d’un « écosystème » décentralisé de producteurs auto-organisés de Communs propriétaires de leurs moyens de production. Dans le même temps, le modèle du copyfarleft interdit à des entités commerciales fonctionnant grâce à l’exploitation de travail salarié de se comporter comme des passagers clandestins. Ainsi, le modèle ne se focalise pas sur l’usage commercial en lui-même : tout comme dans le domaine du logiciel libre, il considère le commerce comme un élément important pour la viabilité à long terme de la production des Communs. Ce qu’il vise à empêcher, c’est l’exploitation du travail salarié par ceux qui possèdent le capital et les moyens de production. En effet, cette concentration de la propriété est considérée par Kleiner comme un des piliers de l’inégalité fondamentale caractérisant le capitalisme existant : « Là où la propriété est toute-puissante, les propriétaires de biens rares peuvent faire obstacle à la vie en faisant obstacle à l’accession à la propriété, ou s’ils ne peuvent empêcher la vie elle-même, ils peuvent faire travailler les vivants comme des esclaves en ne les payant pas au-delà de ce qui permet la reconstitution de leur force de travail ».

Ce modèle constitue pour nous une alternative intéressante à l’impasse à laquelle le débat sur le commercial et le non-commercial mène trop souvent. Il accroît également les opportunités pour les travailleurs de subsister en s’auto-organisant, en les rendant moins dépendants du travail salarié proposé par des entités commerciales et en réduisant d’autant la capacité de ces corporations d’interférer dans ou d’influencer la production de Communs. Pourtant, ce modèle du copyfarleft n’est as dénué de tout désavantage, dont certains vont être analysés ci-dessous.

B. Désavantages

Cette partie va explorer le lien entre la (dé)marchandisation et les licences copyfarleft, en analysant certaines des critiques dont elles ont fait l’objet comme : le risque de fragiliser les Communs à cause de l’exclusion arbitraire des entités commerciales, le fait que les projets existant de production de Communs ayant réussi ne présentent pas ce type de critère d’exclusion, et enfin, l’attention excessive accordée à la question de la propriété au détriment des conditions de production.

1. Rhodes, Bauwens

Stan Rhodes, à l’origine du Peer Trust Network Project, adresse deux critiques principales au copyfarleft. La première constitue à ses yeux une opposition de principe : le copyfarleft exclue certains usages par des entreprises de biens qui sont par définition non-rivaux. Pour Rhodes, cela doit être mis en regard avec le copyleft, qui vise à restaurer et à maintenir la non-rivalité pour toutes les œuvres. En d’autres termes, la clause copyleft est là pour garantir que tout ce qui est issu des Commons est et restera libre d’usage. Sa seconde critique du copyfarleft se place sur le terrain de l’adoption en pratique : la barrière d’entrée impliquée par le copyleft est basse pour tous les usages et les utilisateurs de la ressource, alors que la barrière d’entrée posée par le copyfarleft est basse pour certains et élevée pour d’autres. Cette différence fait que le copyleft est généralement préférable, en particulier pour des artistes qui ne peuvent pas exclure la possibilité que des entreprises les paient dans le futur.

Alors que le copyleft leur garantit un accès libre aux œuvres et à leurs dérivés, quel que soit l’usage, ce n’est pas le cas du copyfarleft. Dès lors, indépendamment des considérations politiques, il semble constituer une voie plus sûre. Rhodes généralise la critique adressée au copyfarleft sur la base de ces deux difficultés à tous les régimes excluant n’importe quelle entité de l’usage d’un bien non-rival , quelles que soient les raisons justifiant cette exclusion. Michel Bauwens, le fondateur de la Peer-to-Peer Foundation, partage ces inquiétudes. Cependant, la critique par Bauwens des positions de Kleiner est assez paradoxale : alors qu’il rejette la perspective radicalement anti-capitaliste du modèle de licence proposé par Kleiner, Bauwens soutient la Peer Production Licence, en affirmant que le modèle du copfarleft constitue un instrument utile pour faire progresser la création entre pairs de Communs en tant que nouveau mode de production.

2. Toner

Bien qu’appréciant l’esprit du passage du « non-commercial » à une clause de « non-aliénation », Alan Toner, chercheur dans le champ de la propriété intellectuelle et des communications, exprime de sérieux doutes sur l’applicabilité de cette clause en pratique. Il est déjà difficile d’établir quand une exploitation particulière doit être regardée comme commerciale ou non-commerciale et il pourra s’avérer encore plus difficile de déterminer quand un acteur ou une institution donnée est coupable d’exploiter du travail salarié. De surcroît, Toner considère que l’approche de Kleiner commence par articuler un projet idéologique avant de construire les outils qui le rendraient possible. Bien qu’il admette que les deux constituent des aspects importants (et inséparables) des luttes politiques concernant l’accès à la connaissance, il relève également que les initiatives les plus importantes du copyleft (comme GNU/Linux ou Wikipedia, etc) ont suivi une voie opposée, en accordant la priorité à la création de « ressources économiques fonctionnelles pour leurs utilisateurs », tout en « limitant la dimension politique à ce qui est pertinent pour ce champ d’activités ». Pour cette raison, Toner pense que le mouvement du copyfarleft, au-delà de son lancement initial, pourrait être incapable de mobiliser suffisamment de personnes pour devenir effectif.

3. Meretz

Stefan Meretz, un militant allemand des Communs lié au groupe Oekonux, a écrit une critique étoffée de l’approche de Kleiner qui mérite d’être prise en compte. Elle constitue une contrepartie intéressante aux critiques de Rhodes et de Toner, dans la mesure où elle émane d’un côté opposé du spectre des opinions. Kleiner considère la propriété – au sens de propriété privée – comme une forme de vol, dans la mesure où les propriétaires peuvent extraire une rente à partir du travail salarié des travailleurs dénués de propriété. Il affirme que la rente ne devrait pouvoir être extraite que par des travailleurs, utilisant leur propre travail pour le bénéfice de leur communauté. Le fruit d’un tel travail peut être utilisé par d’autres travailleurs qui appartiennent aux-mêmes aux Communs, mais pas par des propriétaires utilisant du travail salarié. Ainsi Kleiner critique l’approche du copyleft en ce qu’elle ne se préoccupe pas de la « propriété », mais régule seulement « l’usage » de la propriété. Le copyfarleft essaie d’effectuer un pas de plus, en encourageant un changement dans la structure de la propriété. Un tel objectif est atteint en créant une distinction entre une économie basée sur Communs (plus précisément, une économie basée sur la propriété collective, qui est autorisée à exploiter commercialement les Communs) et une autre basée sur le travail salarié (à qui il est interdit de le faire).

Stefan Meretz critique la « radicalisation » du modèle du copyleft proposée par Kleiner comme simpliste et globalement incorrecte, car basée sur des catégories introduites à l’origine par David Ricardo qui, selon Meretz, ont été supplantées par l’analyse de Marx. La critique principale émise par Meretz est que Kleiner se focalise trop sur les aspects de la propriété (en particulier des moyens de production) et de la circulation, tout en considérant la production elle-même comme une sphère neutre. En effet, sa critique de la propriété comme un « vol » se réfère seulement à la rente extraite par les compagnies commerciales exploitant le travail salarié, mais pas à la vente de marchandises sur le marché.

Pour Meretz, la réappropriation des moyens de production est, bien entendu, une étape nécessaire pour promouvoir une répartition plus équitable des richesses. Pourtant, elle ne pourra advenir qu’en transformant la société à un point qui implique aussi un changement dans le mode de production, pour aller au-delà de la logique d’exploitation et d’échange. Sans cette transformation additionnelle, les coopératives possédées par les travailleurs auront tendance à succomber à des pressions externes et finiront par se comporter de manière similaire à des entreprises employant du travail salarié.

Pour finir, une autre limite que nous identifions dans le modèle du copyfarleft réside dans le fait que tandis qu’il s’efforce de traiter le problème de l’inégalité entre les corporations et les entités appropriées par les travailleurs (en améliorant l’auto-organisation de celles-ci), il ne prend pas en compte une question importante : le fait que beaucoup de ces entités utilisant les productions des Communs pourraient ne pas contribuer à ces Communs, même si elles sont capables de le faire. C’est un aspect important du développement et de la durabilité à long terme des Communs, que nous allons essayer d’aborder plus particulièrement dans notre proposition qui vise à prolonger ou améliorer le modèle du copyfarleft proposé par Dmytri Kleiner.

II. Une approche complémentaire / alternative : la Commons Reciprocity License

Cette section propose une tentative de modèle de licences basées sur les communs qui restreint l’usage commercial en fonction du degré auquel l’utilisateur a contribué à la ressource commune.

Nous fournissons ici l’esquisse d’une nouvelle licence – la Commons Reciprocity Licence – comme une alternative, ou peut-être une approche complémentaire à la Peer Production Licence de Kleiner. D’un côté, elle peut être considérée comme une approche alternative, dans la mesure où elle aborde un aspect différent du problème : au lieu d’exclure tous les acteurs qui ne font pas partie des Communs, elle a pour but de de fournir des moyens de générer de la réciprocité en redirigeant aussi la production vers la sphère des Communs. D’un autre côté, il peut également s’agir d’une approche complémentaire, parce ce que la « clause de réciprocité » peut être utilisée comme une variation de la licence de Kleiner – par exemple en la combinant avec la restriction portant sur les usagers utilisant du travail salarié.

En effet, la licence que nous esquissons ici vise à remplir un objectif similaire à la Peer Production Licence – c’est-à-dire éviter que les corporations commerciales tirent avantage de manière non-équitable des Communs – sans toutefois exclure ces entités de l’opportunité d’utiliser et de réutiliser librement ces Communs. Fondamentalement, la Commons Reciprocity Licence peut être considérée comme une variante de la Creative Commons CC-BY-NC-SA, comportant cependant une clause additionnelle – la « clause de réciprocité » – dont le but est d’empêcher l’exploitation commerciale des Communs par des personnes n’y contribuant pas. La clause de « réciprocité » met en œuvre à cette fin une condition aux termes de laquelle seul ceux qui contribuent aux Communs sont autorisés à les exploiter commercialement – mais seulement dans une mesure similaire ou équivalente (c’est-à-dire qu’ils ne peuvent prendre seulement autant qu’ils ont donné aux Communs). En d’autres termes, les œuvres publiées sous cette licence resteront librement disponibles pour tous pour l’usage non-commercial, alors que l’exploitation commerciale serait seulement autorisée pour ceux qui ont (déjà) contribué à la ressource commune – et proportionnellement à leurs contributions. Dans le cas contraire, les dispositions standards du droit d’auteur s’appliquent : l’exploitation commerciale ne peut avoir lieu régulièrement qu’après une autorisation préalable accordée par le titulaire des droits, et soumis (le cas échéant) au paiement d’une redevance.

Il faut noter cependant que mesurer le niveau de contributions effectuées par chacun aux Communs sera une tâche difficile. Nous suggérons pour résoudre ce problème par l’introduction d’une forme de « monnaie entre pairs » (peer-currency) : un système de jetons qui déterminerait à quel niveau chaque utilisateur a contribué aux Communs. Les usages commerciaux pourraient être effectués à la fois en « dépensant » ces jetons ou en les transférant au créateur de la ressource utilisée commercialement. L’avantage de la première option serait que la monnaie entre pairs – une fois utilisée – n’existerait plus (évitant le risque de thésaurisation, spéculation, etc). Avec la seconde option, la monnaie entre pairs serait transférée au créateur – permettant ainsi une forme de reconnaissance et de « partage des bénéfices ». Dans la mesure où nous ne sommes pas sûr de l’option la plus appropriée pour ce type de licence, nous envisageons les deux possibilités dans la suite de la discussion.

A. Avantages

L’idée principale est d’éviter un schisme complet entre les Communs et les acteurs commerciaux utilisant du travail salarié (à travers un pseudo-système monétaire permettant à ces acteurs d’utiliser la ressource sans supporter l’incertitude et les coûts d’une négociation discrétionnaire et individuelle en vue d’obtenir une licence) tout en s’efforçant d’aboutir à des relations plus équitables entre eux (en exigeant de ces acteurs particuliers qu’ils contribuent aux Communs afin de pouvoir les utiliser).

En vertu de ce modèle, l’équité peut être améliorée sans exclure les corporations commerciales de la possibilité de contribuer aux Communs autrement qu’en versant de l’argent, tout en continuant à permettre aux utilisateurs non-commerciaux ou défavorisés de bénéficier des Communs indépendamment de leur capacité initiale de contribuer. Dans cette optique, la clause non-commerciale est importante, parce que sans elle, le modèle ne serait pas différent d’une société de gestion collective (comme l’ASCAP ou la SACEM) utilisant une monnaie entre pairs au lieu de l’argent réel.

Cette approche est globalement compatible avec les principes sous-jacents de « l’économie du don » qui caractérisent beaucoup d’initiatives de « production sociale » ou de « production de Communs entre pairs », dans le sens où elle autorise les auteurs à contribuer aux communs en s’attendant à une certaine réciprocité, tout en fournissant néanmoins un moyen d’éviter les comportements de passagers clandestins de la part des acteurs commerciaux qui ne contribuent pas eux-mêmes aux communs.

Il est intéressant de noter que la « clause de réciprocité » introduit en réalité une attente de « réciprocité anticipée » – qui s’oppose au concept plus traditionnel de « réciprocité reportée »- car chaque entité doit contribuer au préalable en vue d’obtenir des jetons et pouvoir faire ainsi un usage commercial des communs. En effet, à l’inverse de la clause copyleft, qui introduit une obligation ex-post de contribuer aux communs, un système basé sur une « monnaie entre pairs » constitue essentiellement une protection ex-ante contre les passagers clandestins. D’autre part, la réciprocité est toujours reportée en ce qui concerne les utilisateurs non-commerciaux : lorsqu’ils contribuent aux communs, ils savent que de grandes compagnies comme Google ou Facebook seront seulement capables d’utiliser leurs œuvres dans la mesure où elles contribuent en retour aux communs – à la fois en produisant et en contribuant aux communs afin d’obtenir des crédits ou en payant des redevances.

Au final, en créant un « espace alternatif d’échanges » entre les communs, cette approche à l’avantage de réduire la dépendance des individus aux mécanismes du marché et peut potentiellement contribuer à dé-marchandiser les biens culturels. En effet, dans la mesure où les individus ne sont plus obligés de vendre leur travail afin d’acheter des biens culturels, ils sont en mesure de décider plus librement d’entrer ou non dans le système du marché.

B. Inconvénients

Le modèle de licences que nous esquissons n’est pas exempt de problèmes potentiels. L’un des plus importants réside dans la détermination du « taux de change » entre les différents types d’oeuvres. En d’autres termes, comment pouvons-nous mesurer des contributions individuelles (dans différents domaines) par le biais de jetons ? Combien de jetons seraient alloués à un utilisateur qui aurait contribué en versant dans les communs une image, une vidéo ou un texte ? Les œuvres dérivées ou les simples améliorations devraient-elles être récompensées par moins de jetons ? Est-ce que le système devra prendre en compte une mesure de la qualité ou du mérite artistique de ces œuvres ? Et si oui, qui sera compétent pour effectuer cette forme d’évaluation ?

Bien que ces questions complexes doivent être prises en considération, nous croyons qu’un certain degré d’arbitraire est nécessaire au départ pour qu’un tel système puisse être mis en place. Les règles de conduite à suivre dans l’attribution des jetons pourraient être progressivement affinées par la communauté, pour établir un degré raisonnable d’équité et de justice dans le système, éviter la spéculation des jetons envisagés, et éventuellement, de réduire les incitations à « fausser les règles du jeu », par exemple avec des contributions superficielles aux communs utilisées comme une stratégie pour obtenir un droit d’utilisation commerciale des œuvres.

III. Conclusions : vers une économie des Communs

L’analyse en profondeur de la production de communs entre pairs conduite par Yochai Benkler a montré qu’il est possible de produire avec succès de vastes projets en rassemblant les contributions d’une large communauté d’individus participant volontairement – sans motivation pécuniaire explicite – et se coordonnant par eux-mêmes librement – sans s’appuyer sur les formes traditionnelles d’organisation hiérarchique. Cette vision est proche de la description faite par Michel Bauwens d’une économie Peer-to-Peer basée sur des processus bottom-up et des acteurs en réseau s’engageant librement dans tâches de production de communs, sans coercition externe ou confrontation.

D’abord déployée dans le champ du logiciel, avec l’émergence du mouvement du logiciel libre et de l’Open Source, puis transposée dans le champ des activités artistiques et intellectuelles avec l’avènement du mouvement de la Culture libre et de l’Open Content, l’approche Copyleft du droit d’auteur a encouragé la production d’un large ensemble de ressources constituées en biens communs. Cela a encouragé, et dans une large mesure entretenu, le développement d’un modèle alternatif de production socio-économique orienté vers la coopération, la collaboration et la participation au bien commun plutôt que vers l’accumulation du capital et la maximisation des profits.

Construite sur les principes sous-jacents du copyleft – dont on peut dire que le but ultime est d’empêcher la marchandisation des communs – l’approche du copyfarleft constitue une tentative pour renforcer les communs en encourageant le passage d’une économie basée entièrement sur les mécanismes du marché (gouvernée par des corporations commerciales) à une économie basée sur les communs (reposant sur l’auto-organisation des travailleurs et la mise en place de règles par les communautés).

Bien qu’elle présente des avantages intéressants en terme de soutien aux acteurs de l’économie des communs, tout en réduisant pour les entités commerciales les possibilités de se comporter en passager clandestin, la Peer Production Licence de Kleiner a toutefois le désavantage important d’exclure les entités commerciales de la possibilité de contribuer aux communs d’une manière plus directe qu’en payant des redevances.

La Commons Reciprocity Licence esquissée dans cet article essaie d’atteindre des résultats similaires à la licence envisagée par Kleiner, bien qu’elle envisage le problème d’une manière moins drastique : elle n’exclut pas arbitrairement les entités commerciales selon leur modèle de production (en opposant l’emploi de travail salarié au modèle des coopératives) mais seulement en fonction du fait qu’elles aient ou non consacré des ressources aux communs. En tant que telle, elle peut être regardée comme une approche transitoire – dont le but est de protéger les communs de la marchandisation, sans les isoler du reste de la structure existante de production – jusqu’au moment où les communs joueront un rôle assez important dans la société que le schéma du copyfarleft proposé par Dmytri Kleiner pourra effectivement être embrassé par une masse critique d’utilisateurs nécessaire pour surpasser le modèle capitaliste de production.


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Via un article de Lionel Maurel (Calimaq), publié le 8 juillet 2014

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