Quel avenir pour la musique en bibliothèque ?

playJ’ai déjà eu l’occasion de l’écrire pour le livre numérique mais je vais l’écrire à nouveau ici : en dehors des quelques bibliothèques patrimoniales, le rôle de la plupart des bibliothèques publiques a glissé de la collection vers la médiation. Le tropisme de la collection chez les bibliothécaires fait oublier que l’existence d’une collection n’est que la conséquence de la rareté de l’espace disponible dans les bâtiments que sont les bibliothèques. Le numérique permet de briser cette rareté, ce qui déplace l’enjeu de la collection vers la médiation des contenus.

Au fond la question est très simple : à quoi sert-il de constituer des collections musicales quand presque toute la musique du monde est sur Internet ?

Le paysage de la musique numérique a considérablement évolué en quelques années. Deezer et Spotify sont apparus respectivement en 2007 et en 2006. Ces quelques chiffres tirés d’une étude sur l’offre et la diversité musicale en ligne de 2013 de l’Observatoire de la Cité de la Musique suffisent à comprendre le profond bouleversement du paysage.

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A en croire ces chiffres, Deezer (entreprise française) c’est 1,3 million d’abonnés en France, Spotify 130 000. Gros contraste donc entre ces deux acteurs mais il faut compter avec une croissance exponentielle et des chiffres qui ne sont pas officiels pour Spotify qui ne communique officiellement que sur le chiffre d’utilisateurs monde.

Il y a pourtant un acteur qui est trop souvent oublié quand on parle de la musique sous l’angle des « ressources numériques » et qui

Español: Logo Vectorial de YouTube

représente une part écrasante des contenus musicaux en ligne, c’est YouTube. Le service de Google est pourtant très particulier comparé aux deux autres : il mélange contenus professionnels et amateurs. Aucune indication sur le nombre de titres en ligne mais une domination écrasante en terme de fréquentation.

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Selon une étude de la Hadopi les usagers se constituent massivement leurs collections avec ce qui est disponible en ligne, en particulier sur Youtube :

Un quart des internautes interrogés l’ont utilisé pour télécharger des chansons durant la semaine d’observation. Cela met en lumière l’importance du « ripping ». Cette pratique consiste en l’extraction de données – par exemple sur une vidéo YouTube – afin de les convertir dans un format que l’on peut enregistrer sur son ordinateur. Dans le cas de la musique, de nombreux sites proposent aux internautes de « ripper » leurs vidéoclips préférés afin d’en récupérer la bande-son sous forme d’un fichier MP3. Cette pratique se retrouve aussi pour les films et les séries télévisées, mais de manière bien plus marginale.

Dans cette abondance, une seule question est posée aux internautes : que choisir ? Que l’on mesure de fragilité des obstacles techniques à un accès à quasiment toute la musique du monde avec un service (illégal) comme HipHop qui propose 45 millions de titres en un clic !

Oui, HipHop propose 45 millions de chansons en allant choper le son des vidéos YouTube. Il choisit celles qui sont de la meilleure qualité possible et vous propose tout cela sans pub et sans inscription.

Les bibliothécaires ne peuvent plus attendre un cadre juridique leur permettant d’agir dans des conditions idéales au risque de se marginaliser. Est-il encore nécessaire de dépenser la moindre énergie à négocier je ne sais quelle offre musicale légale pour bibliothèques alors que des millions de titres sont à portée de main ?

Le choix d’un bibliothécaire musical aujourd’hui n’est plus seulement quoi acheter (pour ceux qui maintiennent des collections de CD), mais surtout quelles playlists proposer et sur quelles plateformes ? Doit-on choisir Deezer ; Spotify, Youtube, Grooveshark, d’autres ? Pas simple, j’ai envie de dire qu’il faut choisir la plus ouverte et la plus facile d’accès., celle qui permet d’exercer une médiation efficace. Les hésitations viennent souvent du fait que les conditions juridiques ne sont pas adaptées aux usages collectifs. Mais faut-il rappeler que toutes les médiathèques de France qui prêtent des CD le font dans l’illégalité la plus totale ? N’y voyez là qu’une incitation à avancer dans un environnement juridique qui doit s’évaluer au regard du risque de contentieux et pas du strict respect de règles inadaptées…

De nombreuses bibliothèques ne se posent plus ces questions et proposent des Playlists sur Deezer ou Spotify ou YouTube. Pour certains aux obstacles juridiques s’ajoutent des réticences quasi-morales : toutes ces plateformes d’œuvres sous-droits imposent de la publicité à leurs utilisateurs et il est de plus en plus fréquent de trouver des publicités en introduction d’une vidéo sur YouTube. Y puiser des ressources revient à renforcer leur puissance…

Oui mais après tout la publicité est-elle absente de nos collections imprimées ? Songez aux magazines… Si pour le livre numérique nous utilisons l’argument d’un cercle vertueux entre un secteur non-marchand dans lequel nous exerçons et le secteur marchand qui doit se développer, pourquoi cet argument tombe-t-il quand le secteur EST développé ?

Oui ces entreprises sont des régies publicitaires, à tendance monopolistiques, préoccupantes du point de vue de leur gestion des données personnelles des utilisateurs. Oui et nombreux sont les bibliothécaires qui sont très conscients de ces enjeux, mais doit-on pour autant ne plus jouer notre rôle ? A-t-on des préoccupations similaires s’agissant de l’industrie des jeux vidéos, qui, faut-il le rappeler, génère un chiffre d’affaire infiniment plus fort que la musique et constitue la plus grande économie de l’attention de la planète ? Et d’avantage, n’y a -t-il pas un enjeu plus fort qui est celui d’y être intelligemment, humainement, passionnément ? Je pense que Dominique Cardon a raison d’appeler au désalignement des algorithmes de recommandations, et pour moi la meilleur manière de le faire est de s’intéresser de près aux communautés d’intérêts de la musique, de montrer que la force de la recommandation ne peut se résumer à des calculs aux critères opaques.

Les algorithmes de recommandations automatisés représentent des investissements considérables en R&D mais remplacent-ils des communautés de passionnés qui échangent à partir d’objets culturels en se les appropriant ? Ces communautés ne constituent-elles pas des communs que nous devons encourager et qui pourront survivre à tous les YouTube de la planète ? N’est-ce pas en soutenant ces communs là où ils sont que nous serons à même d’encourager de nécessaires mouvements de régulation du web ? La meilleure garantie contre les abus de ces plateformes n’est-elle pas la force de la pression des utilisateurs, utiliser la force de l’adversaire, à la manière du Ju-jitsu ?

Antonio Casili dans un excellent article intitulé contre l’hypothèse de la fin de la vie privée liste les mouvements de protestation des utilisateurs de Facebook. Il révèle dans ce tableau l’efficacité de la pression des usagers du réseau sur la gouvernance du réseau lui-même.

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Elaboration d’Antonio Casili. Sources : Public broadcasting system (http://www.pbs.org/​mediashift/​2011/​02/​timeline-facebooks-stormy-relationship-with-privacy039.html) ; Electronic Privacy Information Center (https://epic.org/privacy/socialnet/) ; www.Europe-v-Facebook.org ; Timeline of Social Networking Privacy Incidents (Cyberspace Law Committee, California Bar, 13/07/2010 : http://cyberprimer.files.wordpress.com/​2010/​07/​social-networking-privacy-incidents-timeline.pdf)].

A notre niveau, je crois que la responsabilité de chaque bibliothécaire doit être de se situer au cœur des pratiques pour y rendre lisible la possibilité qu’à chacun d’y développer ses goûts musicaux. Soyons clairs, aucune de ces plateformes ne représente de solution pérenne à ce qui est un problème global d’investissement dans les pratiques amateurs et de constitutions de jardins fermés du web.

Pour les professionnels de la médiation que nous sommes, l’enjeu devient celui de rendre visible des sélections dans les flux et surtout de tisser une confiance avec des communautés d’intérêt musicales susceptibles de les suivre… Bien sûr on peut le faire au niveau local, ou en mettant en avant la musique libre, mais n’est-il pas temps de changer d’échelle ? Ces derniers mois de nouveaux venus ont fait leur apparition rapporte un article de Libération :

Blitzr, Whyd, Musikki et même RF8, la plateforme de découvertes musicales de Radio 000227Toutes les playlists _ RF8France, qui utilisent tous YouTube comme source sonore principale. Un choix – par défaut dans le cas de RF8 (Libération du 28 mars)- qui évite les coûteux frais d’hébergement des fichiers ainsi que les non moins coûteux droits d’accès aux catalogues des maisons de disques.

Tous ou presque utilisent YouTube qui devient de fait un hub musical planétaire et s’abrite derrière un accord avec la SACEM du point de vue du droit d’auteur. Aucune garantie de pérennité des titres, mais qui s’en préoccupe ? L’important est ici d’éditorialiser la musique.

L’application HipHop citée plus haut pioche dans les serveurs de Google, propose des playlists, et c’est un logiciel libre aisément accessible… Je me demande si, à l’instar de ce que propose Radio-France, il ne serait pas temps pour les bibliothécaires passionnés de musique de passer à l’échelle et de construire un service de médiation musical… quitte à s’acquitter de droit d’usages en commun. Cela suppose d’abandonner le tropisme du « faire collection »… et de se situer au cœur des communautés d’intérêt de la musique.

Qu’en pensez-vous ?

 

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Via un article de Silvère Mercier, publié le 11 juin 2014

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