Let Copyright Go : Disney plus tolérant vis-à-vis des créations par les fans ? (mais il y a une raison)

Disney s’est souvent distingué par le passé par sa conception particulièrement maximaliste de la propriété intellectuelle. Alors que pendant longtemps ses premiers succès ont été réalisés en piochant dans les oeuvres du domaine public, Disney à la fin des années 90 a fait pression sur le congrès américain pour étendre la durée de protection du copyright de 20 ans, afin de ne pas perdre le contrôle sur le personnage de Mickey. Et plus récemment, Disney faisait aussi partie des industries du divertissement qui ont poussé en 2012 la loi SOPA aux États-Unis, heureusement arrêtée par une mobilisation citoyenne en raison des dangers qu’elle présentait pour les libertés. Mais rien n’est immuable et les choses sont peut-être en train graduellement d’évoluer, plutôt dans le bons sens pour une fois.

La Reine des neiges aurait-elle réussi l’exploit de "dégeler" Disney à propos des créations par les fans ?

Un article très intéressant d’Andrew Leonard, paru la semaine dernière sur le site américain Salon, explique en effet comment Disney est peut-être pour la première fois en train de lâcher du lest sur la défense du copyright, à propos du film d’animation "La Reine des neiges" (Frozen en anglais). Cette production constitue pour Disney un véritable phénomène, puisqu’il s’agit du film d’animation le plus lucratif de l’histoire avec plus d’un milliard de dollars de recettes engrangées. Naturellement, un tel succès a été à l’origine d’une intense production de contenus par les fans, notamment sur YouTube. La chanson phare du dessin animé, "Let It Go", s’est vendue à plus de 2,7 millions de copies et elle a été visionnée 91 millions de fois sur YouTube. Mais dans le même temps, il existe sur la plateforme plus de 60 000 versions de cette chanson créées par les fans, ayant généré 60 millions de vues.

Alors que Disney s’est montré sévère par le passé vis-à-vis de YouTube, cette fois il semble que la firme a choisi cette fois de laisser circuler les contenus sans les bloquer, y compris lorsque ces vidéos amateurs sont monétisées par le biais de publicités, alors que le système de filtrage ContentID lui permettrait de le faire. Et cette tolérance est d’autant plus intéressante que YouTube a récemment durci de son propre chef les règles concernant le respect du droit d’auteur sur sa plateforme, restreignant fortement la possibilité de réutiliser des contenus protégés.

Ce revirement de la part d’un acteur comme Disney est intéressant, mais comme vous allez le voir ci-dessous, il n’est pas uniquement motivé par un accès subi de générosité. La raison est plutôt à rechercher dans la manière dont Disney a investi pour mieux maîtriser l’écosystème particulier de YouTube et tirer partie des créations par les fans. Cette nouvelle configuration offre une bouffée d’oxygène pour les usages transformatifs des oeuvres et montre qu’une conception plus souple du droit d’auteur pourrait être mise en oeuvre. Mais elle pose aussi toujours des difficultés à cause du rôle central que YouTube continue à jouer dans le dispositif.

Des créations par les fans, parfois très lucratives… 

Le point le plus intéressant de l’article d’Andrew Leonard consiste à montrer que l’énorme succès de la Reine des neiges a créé un véritable écosystème sur YouTube. Un nombre important de chaînes tenues par des amateurs ont subitement été "boostées" pour avoir posté une vidéo en lien avec l’univers du film d’animation. C’est le cas par exemple de la chaîne Steamfairie où l’internaute Kota Wade a publié plusieurs vidéos en lien avec la Reine des neiges. Une reprise de la chanson "Let It Go" a atteint plus de 8 millions de vues et un tutoriel de maquillage pour imiter Elsa, l’un des personnages du film de Disney, a généré 2 millions de vues. Kota Wade confesse que grâce à ce coup d’accélérateur les revenus publicitaires qu’elle tire de sa chaîne lui permettent à présent de vivre de cette activité.

Ce cas est loin d’être isolé. Plusieurs vidéos parmi les innombrables reprises et parodies de "Let It Go" ont atteint des nombres de vues se chiffrant en millions. Avec parfois des choses assez surprenantes comme cette kitchissime reprise métal à la guitare électrique, comptant… 4,5 millions de vues !

Il serait intéressant de pouvoir savoir quel montant total ces créations dérivées réalisées par des fans ont permis de générer. Ce qui est certain, c’est que Disney a choisi de ne pas réagir et de laisser en apparence ces flux monétaires aller vers les internautes. Mais vous allez voire que cela est sans doute à mettre en relation avec les investissements que Disney a réalisé dans la "machinerie" cachée de YouTube

Investir dans la "machinerie cachée" de YouTube

YouTube constitue en effet un écosystème fascinant, dont les rouages ne sont pas tous immédiatement apparents. En effet, beaucoup de chaînes sont en réalité chapeautées par des "Multi-Channel Networks", comme Machinima par exemple, à qui elles proposent de s’affilier en leur rendant en échange de multiples services pour promouvoir et monétiser plus efficacement leurs contenus, notamment au niveau de la gestion des droits.

Or en avril dernier, Disney a acquis pour la rondelette somme de presqu’un milliard de dollars Maker Studios, l’un des plus importants Networks de YouTube rassemblant plus de 50 000 chaînes. A titre de comparaison, Disney a racheté Star Wars à Georges Lucas pour 4 milliards de dollars, soit quatre fois plus seulement que Maker Studios, ce qui montre la valeur de ces réseaux sur YouTube.

Concrètement, cela signifie que Disney est désormais à même de profiter de la monétisation des vidéos amateurs reprenant des contenus protégés, sans entrer en guerre ouverte avec les internautes. S’affilier au Network de Disney offrira une "protection" aux chaînes qui feront ce choix, en échange d’une ponction d’une partie des recettes publicitaires générées. Disney a donc d’autant plus intérêt à laisser les contenus circuler. Il sera intéressant d’ailleurs de voir si la politique de tolérance initiée avec La Reine des neiges se poursuivra avec Maléfique, qui vient de sortir sur les écrans, ou plus encore avec l’épisode VII de Star Wars qui devrait générer des masses de contenus amateurs.

Ce choix de racheter un Network est également intéressant, parce que l’on avait eu l’impression en fin d’année dernière, lorsque la "Copyright Apocalypse" s’était produite sur YouTube qu’un bras de fer avait été engagé par la plateforme contre ces intermédiaires. Le choix avait été fait par YouTube de faire perdre leur immunité aux chaînes affiliées à ces Networks, en laissant brusquement son système de filtrage ContentID passer sur leurs vidéos. Mais le fait aujourd’hui de voir Disney racheter un tel Network montre que les choses sont plus complexes et que ces réseaux ont sans doute un rôle encore à jouer pour faire l’interface entre les producteurs de contenus et les internautes.

Reconfiguration en cours dans la monétisation des contenus

La nouvelle stratégie de Disney n’est qu’un épisode dans des mouvements plus vastes qui affectent les processus de monétisation des contenus sur YouTube. La plateforme semble d’ailleurs tiraillée entre plusieurs directions contradictoires. Il semble en effet de plus en plus certain que YouTube s’achemine vers le passage à une offre payante de grande ampleur en ce qui concerne la musique, avec une formule d’abonnement en streaming qui devrait bientôt arriver. L’évolution vers cette formule génère d’ailleurs au passage de fortes tensions avec les producteurs indépendants, qui sont sommés de rejoindre ce système ou être expulsés de l’offre gratuite, ce qui les feraient disparaître de la plateforme.

D’un autre côté, d’autres producteurs d’oeuvres protégées outre Disney, sont en train d’essayer de renouer des relations plus pacifiques avec les internautes amateurs réutilisant leurs contenus dans leurs vidéos. C’est le cas par exemple de Nintendo, qui a annoncé cette semaine vouloir mettre en place une formule de partage des revenus avec les Youtubeurs, avec une formule d’affiliation officielle. Mais la proposition semble plus maladroite que celle de Disney, car Nintendo voudrait imposer aux internautes une autorisation préalable de réutilisation des contenus, ce qui sera sans doute trop contraignant pour contenir la créativité des fans sur YouTube.

Mais l’annonce la plus fracassante cette semaine a été le fait de YouTube lui-même. La plateforme semble vouloir développer un système permettant aux fans de financer directement un créateur sur YouTube en lui versant des sommes pour le soutenir. Une telle solution offrirait la possibilité à des créateurs de s’affranchir de la publicité pour toucher un revenu, en passant par une relation directe avec le public, comme certains essaient déjà de le faire par exemple par le biais de solutions comme la plateforme de crowdfunding Tipeee.

Avec la force de frappe dont dispose YouTube, il serait en mesure par ce biais de mettre en place une forme de mécénat global, système de financement mutualisé de la création dont certains avaient rêvé, mais qui n’était pas censé être implémenté par un acteur privé en situation de position dominante comme YouTube.

Et c’est là que le bât blesse à nouveau. Certes la politique de tolérance mise en place par un acteur comme Disney est à première vue positive, car elle offre une marge de manoeuvre aux pratiques transformatives et aux créations par les fans, en leur permettant même de dégager des revenus à parti de ces activités, en sortant de la guerre de tranchée stérile du "piratage".

Mais en prenant du recul, toutes ces évolutions ne font à chaque fois que renforcer la position de quasi-monopole de YouTube et son caractère presque incontournable pour tous les acteurs de la chaîne de la création, avec à la clé toujours plus de centralisation et de contrôle pour lui.

C’est la raison pour laquelle il serait infiniment préférable que la loi consacre les usages transformatifs des oeuvres par le biais d’une exception au droit d’auteur et que des formes publiques de financement mutualisé de la création voient le jour, à l’image de la contribution créative.

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Via un article de Lionel Maurel (Calimaq), publié le 2 juin 2014

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