Tintin au pays des usages transformatifs : la citation des images en question

Cette semaine, la Société Moulinsart, détentrice des droits sur l’oeuvre d’Hergé, a une nouvelle fois fait montre de la conception jusqu’au-boutiste du droit d’auteur qui la caractérise, en exigeant de la plateforme Tumblr le retrait de vignettes issues des albums de Tintin, que le microblog "Le petit XXIème" publiait chaque jour pour commenter l’actualité avec beaucoup d’inventivité (heureusement toujours visibles sur Twitter). Si l’on peut considérer qu’il s’agit d’un nouvel exemple de dérapage du droit d’auteur, la Société Moulinsart n’en reste pas moins dans son droit et l’usage des images que réalisait "Le Petit XXIème" était bien constitutif d’une contrefaçon, selon les termes de la loi française. Mais c’est précisément cela qui est intéressant dans cette affaire : comment un tel usage, créatif et inventif, s’inscrivant dans un cadre purement non-commercial et assimilable à un hommage, peut-il tomber aujourd’hui sous le coup de la loi sur la base d’un délit passible potentiellement de 3 ans de prison et 300 000 euros d’amendes ?

Les réprobations dans la presse ont été nombreuses devant cet usage disproportionné du droit d’auteur par les ayants droit d’Hergé, mais cette réprobation ne doit pas s’arrêter aux agissements des héritiers : elle doit déboucher sur une critique de la loi française qui permet de tels comportements. Peut-on essayer de penser autrement l’articulation du droit d’auteur pour que de telles pratiques créatives soient sécurisées ? Vous allez voir que oui.

tintin

Triste spectacle du Tumblr "le Petit XXIème", privé des images issues des albums de Tintin qui l’illustraient. Un nouvel exemple de l’inadaptation du droit français en matière de citation des images.

Remix d’images, pas si simple…

La manière dont "Le Petit XXIème" réutilisait les vignettes des albums de Tintin est extrêmement intéressante. Commenter ainsi l’actualité à partir des dessins d’Hergé avait pour but de montrer la modernité des albums de Tintin, en jouant sur les similitudes et les décalages avec la période actuelle. A proprement parler, on n’est pas ici dans le cadre des "parodies, pastiches et caricatures", qui relèvent d’une exception au droit d’auteur en France, bien que les posts du Petit XXIème prêtaient souvent à sourire. On est ici typiquement dans une de ces formes de remix hybrides que le numérique favorise et qui ont bien du mal à rentrer dans les catégories figées du droit d’auteur.

Remix, mashups et détournements font pourtant l’objet d’une attention grandissante en France, notamment depuis que le rapport Lescure l’an dernier avait suggéré d’aménager la loi française pour sécuriser les "oeuvres transformatives". Une mission initiée par le Ministère de la Culture est actuellement en cours au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) et l’on attend le rapport que doit remettre sous peu à ce sujet la juriste Valérie Laure Benabou. L’approche du rapport Lescure consistait à envisager une extension de l’exception de courte citation pour la faire corespondre à ce type de pratiques :

Expertiser, sous l’égide du CSPLA, une extension de l’exception de citation, en ajoutant une finalité « créative ou transformative », dans un cadre non commercial.

Plusieurs formes d’oeuvres "transformatives"

Ici, on peut néanmoins se demander si l’on est bien avec "Le Petit XXIème" dans le cadre d’une "oeuvre transformative", dans la mesure où les vignettes des albums sont reprises dans leur intégralité et sans modification. C’est seulement le texte d’accompagnement qui produit un décalage avec l’oeuvre d’origine, sous la forme d’une recontextualisation. On pourrait penser que le remix ou le mashup impliquent au contraire une modification des oeuvres, en vue de produire ce que notre droit appelle une "oeuvre dérivée".

Un mashup de plusieurs images (le Cri de Munch, une photo de Marylin, une image du film "300" et une autre du film "Maman, j’ai raté l’avion"). Ici, il y a bien production d’une oeuvre dérivée, par modification substantielle des oeuvres). Mais ce n’est pas la seule façon de produire une oeuvre transformative à partir d’images.

Mais il existe en vérité plusieurs sortes de transformations possibles. La production d’une oeuvre dérivée implique normalement une forme d’adaptation des oeuvres, impliquant une modification "matérielle". Mais on peut aussi transformer une oeuvre d’une autre façon, en l’utilisant dans un autre but que celui pour lequel elle a été créée initialement. On aboutit alors à une modification "téléologique" et non plus "matérielle".

L’approche téléologique du droit américain

Cette approche est celle notamment du droit américain, et plus précisément de la notion de fair use (usage équitable), qui permet à certains types de réutilisation d’oeuvres de ne pas enfreindre le droit d’auteur. Le concept même "d’oeuvres transformatives" est emprunté au droit américain : il s’agit d’un des quatre critères que le juge manie pour apprécier au cas par cas si l’usage est bien équitable ou non.

Le juge américain va notamment se demander si le produit de la réutilisation est substituable ou non à l’oeuvre originale. Si seulement une portion de l’oeuvre a été rémployée, il y a de fortes chances si cet emprunt soit jugé comme équitable, car il n’y a pas "concurrence" avec l’oeuvre originale, ni atteinte à son exploitation commerciale normale. Mais les juges américains admettent aussi que les oeuvres soient parfois réutilisées en entier, dans la mesure où elles le sont dans un but différent.

Dans la récente décision rendue à propos de l’affaire Google Books, les livres avaient bien par exemple été numérisés en entier par la firme de Mountain View, mais dans la mesure où le but était de les signaler ou de favoriser des pratiques de recherche de type text mining, le juge Denis Chyn a considéré que cet usage restait bien équitable. En matière de réutilisation d’images, le fair use admet également que des images soient réutilisées dans leur intégralité. Sur Wikipedia par exemple, on trouve de nombreuses couvertures de Comics américains, alors que vous ne verrez pas de couverture de bandes dessinées européennes. La raison tient à l’application du fair use, comme l’indique la notice de l’encyclopédie collaborative.

Fair use in Marvel Comics

Though this image is subject to copyright, its use is covered by the U.S. fair use laws because :

1. It illustrates an educational article about Marvel Comics, the successor to the publisher of the comic book, Timely Comics, from which the cover illustration was taken, and which places the image within a historical, informational context.

2. The image is used as the primary means of visual identification within the article of Marvel Comics #1.

3. The image is from the cover of the debut issue of Marvel Comics, the first issue published by Timely, and therefore a highly significant image and comic book issue within its history that is discussed at length within the article.

4. The use of the cover will not affect the value of the original work or limit the copyright holder’s rights or ability to distribute the original. In particular, copies could not be used to make illegal copies of the book.

5. It is a low resolution image.

6. The image is only a small portion of the commercial product.

7. The comic book is copyrighted, and so the image is not replaceable with an uncopyrighted or freely copyrighted image of comparable educational value.

Une couverture de Comics Marvel, figurant sur Wikimedia Commons grâce au fair use.

On le voit, le but poursuivi joue ici un rôle important, tout comme le critère de la "non-substituabilité" avec l’oeuvre originale. C’est vrai lorsque l’usage est pédagogique ou informatif, comme c’est le cas sur Wikipedia, mais les juges américains tendent aussi à appliquer de plus en plus largement le fair use en matière de réutilisation créative, en accordant de l’importance à la dimension "transformative" de l’usage (voir cette affaire Richard Prince).

Si l’on revient au Petit XXIème, on voit donc que l’usage des vignettes des albums de Tintin peut être qualifié de transformatif, même si les images ne sont pas matériellement modifiées. Il y a bien transformation, parce que la recontextualisation opérée donne un nouveau but aux vignettes : produire un commentaire décalé de l’actualité. Si l’on prend le Tumblr dans son intégralité, il s’agit bien d’une "oeuvre transformative" et si l’on était aux États-Unis, un tel usage serait sans doute conforme à la loi.

Hostilité à la citation graphique en France 

Mais en France, les choses sont beaucoup plus complexes, car à défaut de pouvoir mobiliser l’exception de parodie, il faut recourir à l’exception de courte citation. Or la Cour de Cassation a pour l’instant toujours écarté que l’on puisse "citer" des images. Pour la Cour, la loi indique que la citation doit être courte, or réaliser une "citation graphique" revient à montrer l’image dans son intégralité, même si elle est reproduite en petit format ou en faible résolution. Une décision de justice a d’ailleurs déjà condamné la reprise de vignettes des albums de Tintin dans un livre consacré à l’étude des oeuvres d’Hergé. Certains juges français ont essayé de faire bouger les lignes en commençant à admettre la reproduction d’images sous forme de vignettes, mais pour l’instant la Cour de Cassation reste inflexible, ce qui a pour effet de neutraliser la citation en matière graphique, alors qu’elle est possible pour les textes.

Pour autant, une réutilisation comme celle effectuée par "Le Petit XXIème" constitue bien un usage citationnel des images. Et beaucoup de remix ou de mashup s’analysent également comme des "citations" d’oeuvres préexistantes. André Gunthert, spécialiste de l’usage de l’image à l’heure du numérique, mobilise la notion de citation à la fois en ce qui concerne les usages à des fins de recherche, mais aussi les usages créatifs, de type remix ou mashup. Et dans ces circonstances, il explique très bien que l’usage des images dans leur intégralité doit être admis :

Est-il acceptable de convoquer l’œuvre entière dans le cadre des pratiques citationnelles ? C’est la seule possibilité envisageable dans le cas des œuvres brèves. La réponse des usages, qui n’ont pas attendu l’autorisation de la loi, montre que cette mobilisation est bien tolérée, à condition que soient respectées les critères de la citation – identification de la source et utilité de la mobilisation – dans un contexte non-marchand.

Mission impossible pour citer l’image de Tintin dans le cadre du droit français actuel…

Déverrouiller l’exception française

Arrivé à ce point, on se rend compte que l’approche retenue par le rapport Lescure était la bonne et que c’est bien en agissant sur la formulation de l’exception de courte citation que l’on peut espérer sécuriser des réutilisations du type de celles effectuées par le Petit XXIème. Dans un billet précédent, j‘avais essayé d’explorer les marges de manoeuvre existant pour faire évoluer la loi française, notamment vis-à-vis du droit européen. Or quand on regarde la directive européenne sur le droit d’auteur, on se rend compte qu’elle est bien moins restrictive que le droit français. Voici ce que dit le texte :

3. Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants :

d) lorsqu’il s’agit de citations faites, par exemple, à des fins de critique ou de revue, pour autant qu’elles concernent une oeuvre ou un autre objet protégé ayant déjà été licitement mis à la disposition du public, que, à moins que cela ne s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur, soit indiquée et qu’elles soient faites conformément aux bons usages et dans la mesure justifiée par le but poursuivi ;

Vous noterez donc que rien ne dit que la citation doit nécessairement être courte et que la directive européenne admet tout à fait l’approche téléologique – par le but – que j’ai développée plus haut. Il en résulte que le législateur français pourrait très bien modifier l’exception actuelle pour faire en sorte qu’un usage tel que celui du Petit XXIème devienne légal. La Cour de Cassation pourrait également sans attendre renverser sa jurisprudence pour admettre la citation graphique.

***

On espère à présent que le rapport qui sera remis bientôt au CSPLA ne constituera pas une régression par rapport aux recommandations de la mission Lescure. Un exemple comme celui du "Petit XXIème" montre l’ardente nécessité de faire évoluer un droit français dépassé par les usages. C’est dans l’intérêt de la liberté d’expression et de création, mais aussi dans celui des oeuvres elles-mêmes. Dans le cas de Tintin, Quentin Girard, un des deux journalistes de Libération qui géraient ce Tumblr, soulignait à raison qu’empêcher les réutilisations créatives, c’est finalement couper les oeuvres de leur temps et précipiter leur déclin dans la mémoire collective :

 Tintin [...] pourrait être [...] un étendard et un bien culturel commun. Un signe de fierté à promouvoir pour montrer la capacité de notre culture à éclairer et interpréter les enjeux du monde actuel. Au contraire, les éditions Moulinsart ont choisi de mettre le petit personnage sous cloche, dans un musée d’où il n’a pas le droit de sortir. Il prend doucement la poussière. Face à la concurrence des héros de comics et de mangas, accessibles partout et tout le temps, Tintin est invisible. Les jeunes, petit à petit, ne se tourneront plus vers lui. Ils vont l’oublier. Au-delà d’une simple ligne de bénéfices en bas du bilan comptable des éditions Moulinsart, de toute évidence, Tintin se meurt.


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Via un article de Lionel Maurel (Calimaq), publié le 2 avril 2014

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