Biens communs et données personnelles : il nous faut inventer !

000075Revue de la régulation - Capitalisme, institutions, pouvoirsLa revue régulation a proposé il y a quelques mois un numéro passionnant sur les travaux d’Elinor Ostrom. Outre les fondamentaux sur l’interprétation de son oeuvre qui a fait l’objet ma première Citamap, un autre article de la Revue de la régulation est particulièrement intéressant et doté d’une portée politique qui me semble essentielle. Il est signé Fabienne Orsi, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune ». Si vous êtes pressés, vous pouvez avoir un aperçu de l’article en consultant une nouvelle Citamap que je lui consacre.

Un faisceau de droit c’est une notion très connue dans les pays de common law… mais très peu ailleurs ! Signe tangible d’un contraste culturel, on ne trouve pas d’article dans la Wikipédia francophone, alors que l’article en anglais est très développé… Appliqué à la propriété, le concept rend très clair que celle-ci n’est pas monolithique : soit protégée soit cédée commercialement. Un faisceau de droit c’est un ensemble de relations sociales codifiées autour de quelque chose à protéger. Les licences creative commons en sont un bon exemple. Fabienne Orsi explique comment cette notion complexifie une propriété trop souvent vue comme un paradigme binaire :

Ainsi pour Hohfeld, indique Bennet, « d’un point de vue juridique, il ne suffit pas de constater l’existence d’un droit de propriété constitutionnellement protégé, pour en déduire le devoir pour certaines personnes de ne pas mener des actions de revendication syndicale. Passer de l’une à l’autre n’a rien d’une nécessité logique, d’une vérité d’essence au sujet de la propriété privée » (Bennet, 2011, p. 151).

Pour le dire autrement, la propriété privée n’est pas une norme dont la signification objective serait l’interdiction de tous les comportements nuisibles à l’usage et à la valorisation de cette propriété. Il faut justifier plus qu’un droit de propriété pour justifier ces interdictions. Et le droit de grève n’est pas une atteinte à la liberté de la propriété et est tout aussi fondé dans la constitution des États-Unis (Bennet, 2011).

Ainsi selon Bennet (2011, p. 152), pour Hohfeld « c’est une chose d’avoir le droit d’user de sa propriété, mais ce droit est un faisceau de droits particuliers et qui restent à spécifier ».

Alors que le mouvement du logiciel libre est intimement lié à la diffusion des licences, je trouve intéressant de constater qu’un courant daté entre 1880 et 1930, celui du « réalisme juridique » a abordé cette question d’un droit de propriété modulaire bien avant. L’un de ces juristes avait un nom prédestiné : John Commons !

Pour le courant du réalisme juridique ainsi que pour Commons, il s’agit de dépasser l’idée dominante de neutralité des juges et des tribunaux et de leur indifférence aux forces sociales mises en jeu pour mettre en lumière le fait que l’activité judiciaire dissimule en fait des préférences politiques et que les décisions de justice résultent en réalité de mécanismes quasi-politiques d’arbitrage entre intérêts sociaux concurrents (Kirat et Melot, 2006).

Le tournant libéral des années 70 a brisé l’élan des faisceaux de droit avant que la notion ne fasse son retour avec le numérique. Aujourd’hui en 2014, la question se repose avec force autour des données personnelles  : faut-il renforcer leur protection juridique par la loi au risque d’approfondir le contrôle des Etats ? L’affaire Snowden a considérablement affaiblit cette piste. Faut-il au contraire les patrimonialiser, c’est-à-dire en faire un droit de propriété individuelle commercialement cessible ? Certains comme Laurent Chemla envisagent même que les citoyens soient rémunérés pour céder leurs droits, en contrepartie d’un permis d’exploitation. Dans cette approche, on considère que le privé est le plus efficace pour affronter l’enjeu. Est-ce vraiment une solution de réguler par un droit de propriété ce qui est enclos par les entreprises du web ? Cela ne revient-il pas à remplacer une enclosure par une autre ?

Ni privé, ni public comment penser des données personnelles en biens communs ? Car c’est une piste peu étudiée : celle de faire de ces fameuses données personnelles des biens communs, quelque chose qui appartient à tous et à personne. Ne pas les sanctuariser par la loi, ni de les commercialiser sans vergogne mais bien de repenser autour de leurs usages un faisceau de droits. Il ne s’agit pas de refuser de leur appliquer un régime de propriété mais d’en repenser la nature. Et s’il fallait inventer des creative commons des données personnelles, des privacy commons ? Reste à définir une gouvernance partagée de cette ressource commune. La question est effroyablement complexe et je ne prétends bien sûr pas la résoudre ici…

Quelques éléments me semblent importants à prendre en compte pour tenter de clarifier ce sur quoi pourrait porter un faisceau de droits. Il nous faut comprendre la différence essentielle entre les données d’un individu et le graphe qui est exploité. Facebook et Google n’ont que faire des données prises séparément, c’est pourquoi le fait le de permettre à l’utilisateur de télécharger ses données est tout sauf une solution. Non ce qui est décisif, c’est le graphe, le croisement de ces données, les relations entre elles via des algorithmes et des vocabulaires de types de relations (ontologies). A cet égard, des projets comme Wikidata me semblent essentiels parce qu’ils jouent un rôle fondamental pour structurer les données et créer des passerelles. Les bibliothèques ont clairement un rôle à jouer pour sortir le web de données des mains des techniciens et faire en sorte que les vocabulaires (les ontologies) soient partagés. Il nous faut comprendre que les ontologies ont le même rôle que les « fichiers d’autorités » mais ne peuvent plus être des productions exclusivement publiques…

C’est dans ces relations et là que se situe l’enjeu sociétal. Antonio Casilli montre très bien dans cet article que la vie privée ne disparaît pas, mais qu’elle se transforme et se reconfigure.

Somme toute, ce dévoilement différentiel des informations personnelles n’est nullement un processus monotone, conduisant inévitablement d’un état de plus forte protection de la vie privée à une nouvelle condition de « publitude » généralisée. Bien au contraire, les acteurs optimisent le dévoilement d’informations personnelles en se positionnant le long d’un continuum dont « ouverture » et « fermeture » sont les extrêmes. On peut penser que chaque interaction implique un processus dynamique d’évaluation de la situation, d’adaptation au contexte, de catégorisation du contenu que les individus sont prêts à partager avec leurs connaissances [Viseu, Clément et Aspinall 2004]. Autrement dit, les choix des usagers tiennent compte du caractère intrinsèquement plus ou moins appréciable de l’information partagée, ainsi que de la structure et composition de leurs réseaux personnels en ligne, dans chaque type d’interaction [Nippert-Eng 2010]. Les différents comportements de dévoilement sont motivés par un souci d’intégrité contextuelle de l’information partagée [Nissenbaum 2004 ; 2009]. Dans la mesure où les données ne sont pas sensibles par leur nature, mais selon leur pertinence par rapport à un milieu social de choix, le respect de la vie privée revient principalement à vérifier l’adaptation entre l’information dévoilée, l’intention stratégique de son locuteur et le contexte de son dévoilement (à savoir la forme, structure et taille du réseau de contacts avec lesquels elles sont partagées).

La question n’est donc peut-être pas d’appeler à une surprotection des données ou à leur patrimonialisation que de réguler les relations qu’elles peuvent avoir entre elles en contexte. La difficulté, c’est évidement que les graphes sont les moteurs des modèles économiques du web dont les données sont le carburant.

La question est passionnante : comment inventer une gouvernance lisible des données personnelles qui évite les enclosures tout en permettant des modèles économiques pérennes ? Comment se protéger non pas seulement contre l’exposition à outrance, mais bien contre les formes de gouvernementalités algorithmiques qui se préparent ?

Via un article de Silvère Mercier, publié le 13 mars 2014

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