Message à Editis : laissez "Le droit à la paresse" dans le domaine public !

Dans un billet précédent, j’avais eu l’occasion de parler des questions soulevées par les systèmes d’application automatisée du droit, ces espèces de "drones juridiques" qui ont été mis en place sur les plateformes de vidéo notamment, comme avec ContentID de Youtube. Mais de tels dispositifs existent aussi dans le domaine du livre numérique et comme vous allez le voir, ils sont susceptibles de provoquer à l’image des robots de Google des dommages collatéraux importants, affectant notamment le domaine public.

Le droit à la paresse de Paul Lafargue, au coeur d’une vilaine affaire de copyfraud (Frontispice du livre de Paul Lafargue, Le droit à la paresse. Source Wikimedia Commons)

L’histoire concerne un maquettiste et typographe du nom d’Alan Hurtig, qui propose gratuitement et sous licence Creative Commons ses créations sur le site "L’outil typographique". Plusieurs utilisent des oeuvres du domaine public comme champ d’expérimentation sur la mise en page et sur la typographie. Je vous recommande par exemple d’aller voir son travail remarquable sur les Chants de Maldoror de Lautréamont ou Un coup de dés n’abolira jamais le hasard de Mallarmé. Or parmi ces réalisations, Alan Hurtig avait également produit une version du célèbre ouvrage Le droit à la paresse de Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, que vous trouverez ci-dessous :

L’idée de cette réalisation consiste à utiliser une police de caractères particulière, l’Auriol, pour mettre en résonance le fond et la forme de l’ouvrage :

Le Droit à la paresse, de Paul Lafargue (1880, 1896), est sans doute le pamphlet le plus violent et le plus réjouissant — le plus fertile, aussi — qu’on ait jamais écrit contre le travail : il n’était pas question de composer ce texte magnifique, grand classique du mouvement ouvrier révolutionnaire, dans une police de labeur

L’Auriol, un caractère « Art nouveau » rempli d’humour, m’a semblé pouvoir convenir à mon dessein : une burlesque série de contresens.

Paul Large étant décédé en 1911, l’ouvrage Le Droit à la paresse est incontestablement dans le domaine public (depuis plus de 30 ans même…) et Alain Hurtig indique sur son site qu’il a récupéré le texte sur le site de l’ABU (l’Association des Bibliophiles Universels), un des pionniers en France dans la mise en ligne de textes retranscris par des bénévoles à partir des ouvrages papier. On est donc typiquement ici dans un usage des libertés que le domaine public confère pour faire renaître des oeuvres au fil des réutilisations créatives.

Mais vous allez voir que cela n’a pas empêché ce projet de passer des polices de caractères… à la police (privée) du droit d’auteur !

En effet, Alain Hurtig m’a prévenu qu’il avait reçu par mail une demande de retrait du fichier de sa version du Droit à la paresse de la part d’un employé de la société Attributor, agissant pour le compte des éditions Editis-La Découverte, lui reprochant d’avoir violé des droits dont elles seraient titulaires. Attributor est spécialisé dans la mise en place de systèmes automatisés de contrôle d’Internet à partir de catalogues d’oeuvres fournis par des groupes d’édition pour repérer les mises en ligne illégales et envoyer des demandes de retrait. En France, le secteur de l’édition a en effet renoncé à rejoindre le dispositif de la Hadopi, estimant qu’il était trop couteux au vu de la faible ampleur du piratage des livres. De grands groupes comme Hachette ont préféré faire appel à des prestataires comme Attributor pour exercer en leur nom un contrôle sur la Toile, visant en priorité les sites de P2P et de DirectDownload.

Voici les raisons avancées par un responsable d’Hachette en 2012 pour recourir aux services d’Attributor :

L’Hadopi ne couvre pour l’instant que le peer-to-peer. Il sera étendu au téléchargement direct, mais ce n’est pas opérationnel aujourd’hui et on ne sait pas quand cela le sera. On cherchait une entreprise capable de faire du Big Data, de “crawler” le web tout en vérifiant manuellement. Il n’y en avait pas beaucoup, Attributor est l’une des seules sociétés compétentes… On sous-traite du début à la fin, parce que ce n’est pas possible pour un éditeur de couvrir l’immensité du web, à moins de se doter d’un vaste service juridique.

Or d’après cette mésaventure survenue à Alain Hurtig, il semble qu’Editis, le groupe auquel appartiennent les éditions La Découverte, ait décidé également d’employer cette "milice privée" du droit d’auteur, comme l’appelait OWNI. Ici, on se trouve manifestement en présence d’une erreur grossière du système d’Attributor, qui a effectué une demande de retrait sur la réutilisation d’un texte du domaine public, ce qui constitue une forme de copyfraud.

Certes, les éditions La Découverte ont bien à leur catalogue une édition critique du Droit à la paresse de Paul Lafargue, augmenté d’une préface par Gilles Candar et d’une présentation par Maurice Dommanget, ainsi que d’annexes. Il s’agit bien d’une nouvelle édition avec du contenu original sur laquelle La Découverte possède des droits et l’on peut même dire qu’il est légitime et important pour les oeuvres que les éditeurs puissent rééditer ainsi de nouvelles versions des classiques.

Mais cela ne leur donne pas pour autant un pouvoir de contrôle sur le domaine public lui-même, qui ne peut faire l’objet d’une réappropriation exclusive une fois les droits patrimoniaux échus soixante dix ans après la mort de l’auteur. Outre sur le site d’Alain Hurting, le Droit à la paresse figure d’ailleurs sur Wikisource, sur Gallica, sur Internet Archive, chez les Classiques des Sciences Sociales, sur Feedbooks, et tout ça est bel et bien.

Mais que s’est-il passé alors avec la version d’Alain Hurtig ? On peut penser que La Découverte a remis les métadonnées de sa réédition de l’oeuvre à Attributor, dont les dispositifs n’ont ensuite pas été capables de différencier une version augmentée avec contenu original d’une réutilisation créative du texte comme celle de Hurtig. Misère des Robocopyright qui sont incapables d’appliquer la règle de droit dans toutes ses subtilités !

Pourtant dans l’article d’OWNI, un des responsables d’Attributor, Matt Robinson, assurait que ce genre d’erreurs étaient quasi impossible :

Notre système est complètement automatisé, l’information que nous trouvons grâce à notre algorithme est quasiment correcte à chaque fois. Nous croisons ce balayage automatisé avec des vérifications humaines, pour être sûrs qu’il s’agit bien d’une copie illégale d’eBook, et non une simple citation ou un pastiche. Nous ne risquons pas de faire de fausses identifications de piratage, ou pratiquement.

Alain Hurtig a d’ailleurs bien reçu un mail signé par un humain, mais cela n’a pas suffit à empêcher l’erreur et le copyfraud. Mais – et j’ai gardé le meilleur pour la fin – il faut aussi savoir que c’est la deuxième fois en moins d’un an qu’Hurtig reçoit une demande de retrait de ce fichier du Droit à la Paresse de la part d’Attributor ! La première fois, c’était en avril 2013 et la demande était strictement identique. Alain Hurtig s’était alors plaint auprès d’Editis qui l’avait envoyé balader et ce n’est qu’en se plaignant directement auprès d’Attributor qu’il a pu finalement obtenir gain de cause, en faisant reconnaître l’erreur.

Image par Maksim. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Mais les robocopyright ont visiblement la mémoire courte !

Le pire, c’est que ce type de dommages collatéraux sur le domaine public sont visiblement chose fréquente avec Attributor. En février 2013, une vague de demandes de retrait avait frappé le site Feedbooks qui comporte une section de livres numériques gratuits du domaine public. Hadrien Gardeur avait alors dit son exaspération sur Feedbooks devant la récurrence de ces abus (merci @BlankTextField qui avait compilé sur Storify cette discussion).

Le plus croustillant dans cette affaire est que Le Droit à la Paresse est précisément un texte qui parle de la mécanisation de nos sociétés et de l’impact de l’intervention des machines dans les rapports sociaux, avec une vision positive et même libératrice pour l’humain :

 Aristote prévoyait que « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves. Le rêve d’Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accom­plissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté.

Or cette mésaventure arrivée à Alain Hurtig nous dit quelque part l’inverse. Le progrès technologique permet à la fois à ce texte du domaine public de se diffuser aux quatre coins du Monde. Mais dans le même temps, l’application robotisée du droit conduit à des situations aberrantes, qui montre que l’humain devrait toujours rester au coeur de la régulation. Si le Droit à la paresse a ainsi été frappé, c’est en somme à cause d’une Paresse du Droit : de cette solution de facilité mise en place par les titulaires de droits pour développer une police privée du droit d’auteur au lieu de recourir aux voies de justice.

Image par John. Power + Justice. CC-BY-NC. Source Flickr.

Cette affaire rappelle aussi la fragilité du domaine public face à ces formes de copyfraud, qui rappelons-le ne sont rien de moins qu’un piratage inversé. Dans la proposition de loi pour le domaine public déposée par la députée Isabelle Attard en novembre dernier, il est prévu que des sanctions pénales punissent ceux qui portent atteinte à l’intégrité du domaine public :

Est puni d’un an d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende le fait de porter atteinte à l’intégrité du domaine public en faisant obstacle ou en tentant de faire obstacle à la libre réutilisation d’une œuvre qui s’y rattache ou en revendiquant abusivement des droits sur celle-ci.

Ce serait un moyen légitime de pouvoir contrebalancer ces dérives à armes égales ! Mais en attendant que la loi change, ne laissons pas un créateur comme Alain Hurtig seul face à cette injustice ! Comme moi, diffusez son Droit à la Paresse sur vos sites (le pdf est ici) ! Allez interpeller Editis, La Découverte et Attributor sur Twitter !

Ne laissons pas la guerre absurde menée contre le partage faire du domaine public une victime collatérale !


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Via un article de Lionel Maurel (Calimaq), publié le 5 février 2014

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