D’après un compte rendu diffusé par Dominique Godon
L’état de la jurisprudence
Maître Antoine Gitton, avocat de droit d’auteur à la cour, se proposait
d’établir un état de la jurisprudence, en ce qui concerne le
téléchargement, le peer-to-peer (p2p) et le droit d’auteur. Se fondant
sur les affaires emblématiques, telle que la décision du 2 février 2005
du Tribunal de Grande Instance de Pontoise, portant sur plus de 10000
fichiers échangés, Maître Gitton ancrait son exposé dans la réalité des
tribunaux, et affirmait ainsi que la tendance observable est plutôt à la
condamnation. Le circuit, assez classique, passant par des plaintes, en
général issues des syndicats professionnels, puis par des enquêtes de
police ou de l’Armée (gendarmerie dans le cas de Pontoise), ne retire
pas à ces affaires leur spécificité. En effet, le droit d’auteur est un
des domaines les plus conflictuels du droit. Autrefois, les auteurs, les
éditeurs, et les producteurs étaient majoritairement concernés. Avec
l’apparition des réseaux, et des réseaux d’échange de pair-à-pair, les
simples utilisateurs sont de plus en plus impliqués dans des affaires de
ce type. Maître Gitton rappelait que le p2p n’entre en aucun cas dans le
cadre de la loi Godfrain de 1989, punissant les intrusions dans des
systèmes informatiques. Il insistait également sur le fait que les
logiciels de p2p eux-mêmes ne peuvent être incriminés, mais bien la
matière elle-même, c’est-à-dire les fichiers échangés, et encore pas tous.
D’autre part, même si la tendance est à la condamnation, les magistrats,
fondamentalement garants des libertés individuelles, ont aussi tendance
à modérer la loi pénale, en considérant Internet, avant tout, comme un
« merveilleux outil/lieu d’échange et de communication »
Il fallait aussi évoquer les exceptions légales prévues par le Code de
la Propriété Intellectuelle, à l’article L.122-5, la copie privée, le
droit de représentation dans le cercle familial et le droit de courte
citation, pour en arriver aux fameux Digital Right Management, et autres
mesures techniques de Protection. Selon la 4ième Chambre de la Cour
d’Appel de Paris, dans une affaire opposant UFC-Que Choisir et des
consommateurs à Canal +, ces DRM constituent une entrave à l’exercice de
ces exceptions par les utilisateurs (notamment la copie privée), et ce,
malgré une décision précédente en tribunal de Grande Instance qui
justifiait ces protections techniques. Le producteur fut condamné, entre
autre au retrait des supports incriminés, et au remplacement par des
support ne mettant pas d’obstacles à un exercice paisible des exceptions
légales. On le voit, la propriété intellectuelle, dans le droit français
en tout cas, ne doit pas aller à l’encontre des droits élémentaires des
utilisateurs, en réduisant, par exemple, les libertés individuelles.
Reste qu’en l’état, selon maître Gitton, le diffusion d’oeuvres
protégées par le droit d’auteur sur Internet, sans l’accord des
titulaires des droits, et même dans un cadre non monétisé, dans une
économie du troc et de la mutualisation des ressources, à de fortes
chances d’être jugée comme illicite devant les tribunaux. Il était aussi
temps de signaler que, bien sûr, tous ces problèmes n’avaient plus lieu
d’être dès lors que les auteurs diffusaient leurs oeuvres avec des
licences Creative Commons par exemple.
En conclusion, la question était posée de savoir si les mécanismes de
cession automatiques dans le cadre du droit d’auteur ne sont pas en fait
des obstacles au lien et à l’échange entre les créateurs et leurs
publics. Il faut aussi signaler qu’en juin 2005 aura lieu à l’Assemblée
Nationale un débat portant sur les peines encourues en cas de
« déplombages » de dispositifs DRM, qui pourraient être assimilés à de
la contrefaçon.
Un étudiant, évoquant les techniques permettant aux internautes de
masquer leurs adresses IP lors d’échanges p2p, posait la question de
l’attitude de la loi face à de telles pratiques. Pour Maître Gitton, il
ne s’agit là que de problèmes de techniques informatiques qui ne
sauraient changer l’approche juridique de la question.
La licence légale est-elle possible ?
Guillaume Gomis, membre du comité éditorial de juriscom.net, se
proposait d’expliciter la genèse de la licence légale, et d’en exposer
les éventuels problèmes ou incompatibilités. C’était une occasion de
rappeler ce qui fait réellement l’originalité du p2p, par rapport au
système de diffusion « classique » Avec celle-ci, en effet, c’est le
diffuseur qui choisit de délivrer tel ou tel contenu à tel ou tel
moment. Avec les réseaux p2p, c’est bien l’inverse qui se passe. C’est
l’internaute qui choisit les contenus, et le moment auquel il souhaite
en disposer !
Dans le cadre de cette fameuse licence « légale », faut-il donc créer
une exception propre au p2p, compte-tenu de sa spécificité et de son
originalité ? Cette exception p2p poserait quand même un certain nombre
de problèmes, au vu des exceptions légales existantes et surtout du
cadre dans lequel elles peuvent s’appliquer (cadre familial
notamment...) Ou bien faut-il créer une espèce de « gestion collective
obligatoire », passant par l’instauration d’un montant prélevé sur les
abonnements aux Fournisseurs d’Accès Internet (FAI) ? Cette taxe
« légale » serait négociée sans l’intervention des pouvoirs publics,
entre associations de consommateurs, sociétés civiles, ayant-droit et
FAI, ces derniers devenant par là-même des sortes d’intermédiaires
financiers. Mais si cette taxe « légale » entrait en vigueur, cela
voudrait dire que les auteurs seraient contraints de voir leurs oeuvres
circuler sur les réseaux p2p, d’accord ou pas d’accord, puisqu’il s’agit
là de « gestion collective obligatoire » ! Il s’agirait là d’une
contradiction, une incompatibilité avec le droit d’auteur et sa
conception personnaliste, dans laquelle l’auteur est seul souverain
quant aux utilisations pouvant être faites ou non de ses oeuvres.
Que des sociétés civiles comme l’ADAMI ou la SPEDIDAM réfléchissent à
des solutions qui ne visent pas seulement à éradiquer purement et
simplement le p2p est tout de même très positif, et ces discussions et
recherches de terrains d’entente doivent se poursuivre. D’autant que
d’un point de vue technique, vouloir interdire la copie et la
circulation de fichiers via les ordinateurs reviendrait à interdire...le
numérique !
La libre circulation du savoir
Ludovic Pénet, vice président de l’APRIL (Association pour la Promotion
et la Recherche en Informatique Libre), et directeur technique d’une
start-up informatique, présentait les principes généraux du logiciel
libre, et les enjeux y afférant. C’est la science économique qui dit que
le commerce, tel que nous le connaissions jusqu’à présent, est basé sur
le principe de « rareté » des biens de consommation. A l’ère du
numérique, la capacité première des ordinateurs de créer des copies,
puis des copies des copies, etc. remet en cause ce principe de rareté.
Selon Ludovic Pénet, le développement et l’utilisation industrielle des
Mesures Techniques de Protection et des Digital Right Management sur les
fichiers et supports numériques ne vise qu’un seul objectif : rétablir la
rareté, permettant ainsi au commerce traditionnel de se poursuivre
indéfiniment. C’est malheureusement (ou heureusement !) sans compter avec
la technique elle-même. En effet, plus les industriels inventent de
nouveaux dispositifs de protection, plus les utilisateurs, souvent
anonymes, inventent de nouveaux moyens de les contourner, de les
« déplomber ». Les contrôles d’usage ne peuvent donc en aucun cas
fonctionner, ce qui pousse les industriels à faire pression pour que le
législateur pénalise le « déplombage » des DRM, de manière à, coûte que
coûte, rétablir la rareté. Si l’on ajoute à cela l’extension continue
des droits patrimoniaux (de 50 ans après la mort de l’auteur on est
aujourd’hui à 70 ans, et on parle de 90 ans !), on est devant une volonté
de contrôle absolu, y compris en ce qui concerne les idées elles-mêmes,
et plus encore, les idées des idées, ou méta-idées ! Ce processus de
brevets à tout crin, qui fait courir un grand danger à la création et à
l’inventivité dans le domaine logiciel, est une porte ouverte à un
contrôle des contenus, incompatible avec nos démocraties.
Le logiciel libre, de son coté, assure et confère aux utilisateurs
quatre libertés fondamentales :
- 1.la liberté d’utiliser le programme
- 2.la liberté de l’étudier, et de l’adapter à ses propres besoins
- 3.la liberté de le redistribuer
- 4.la liberté de l’améliorer, et de diffuser ses améliorations faisant
ainsi profiter l’ensemble des utilisateurs. Ceci impliquant évidemment
l’accès libre au code source des programmes.
Il s’agit bien de rendre le savoir et les ressources accessibles au plus
grand nombre. Plutôt que des Mesures Technique de Protection,
parfaitement vaines, on l’a vu, il faut s’appliquer à rendre les outils
compatibles, c’est ce que l’on appelle l’ « interopérabilité » Plutôt
que de plate formes propriétaires et verrouillées, il est nécessaire
d’installer des infrastructures « neutres », aussi bien dans le domaine
des réseaux que du stockage, etc... Il s’agit là d’un véritable effort
d’ouverture dans lequel le bien public, le service au public et les
droits des utilisateurs sont plus que pris en compte : ils sont au centre
de la problématique.
L’enjeu citoyen est en effet extrêmement important, notamment en ce qui
concerne l circulation du savoir et de la connaissance. L’enjeu
économique est également très présent, car l’économie du libre existe,
et se décline dans toute sa diversité. Il s’agit également d’éviter le
situations de monopole, toujours malsaines pour l’économie. Enfin, les
enjeux juridiques sont nombreux, et, pour la plupart, visent à
équilibrer les droits des auteurs et les droits des utilisateurs.
Concernant la diffusion et les échanges de fichiers musicaux et de
contenus autres que logiciels, Mr. Pénet pense que le débat devrait se
poursuivre entre Creative Commons, art-libre et les autres, dans un
esprit constructif et démocratique.
La SACEM et le p2p
Hubert Tilliet, directeur juridique à la SACEM venait ensuite exposer la
position de sa société sur la question du p2p et du téléchargement. En
guise d’introduction, Mr. Tilliet tenait à dire que, de son point de
vue, le titre même de la réunion, « Le libre : la porte ouverte au
téléchargement », pouvait prêter à confusion. En effet, cela peut
s’appliquer à la circulation d’oeuvres protégées sur les réseaux p2p,
mais cela peut aussi désigner la libre diffusion d’oeuvres sous licence
Creative Commons, par exemple. La SACEM, non seulement connaît
maintenant le phénomène de la libre diffusion, mais est aussi capable
d’en parler avec une relative acuité.
Logiquement, Mr. Tilliet donnait ensuite l’objet social de la SACEM, qui
est de gérer collectivement les droits des auteurs, compositeurs et
éditeurs de musique, et ce, pour tous types d’utilisations. La SACEM a
par ailleurs signé plus de 80 accords avec des sociétés étrangères, ce
qui explique que la très grande majorité des oeuvres diffusées sur les
réseaux traditionnels (télédiffusion, radiodiffusion, etc.) figure à son
répertoire. Par contre, la SACEM ne gère pas les droits des artistes
interprètes en général gérés par les producteurs et les syndicats
professionnels, ou d’autres sociétés civiles.
La position de la SACEM, en matière de p2p, est très claire, et sans
surprise : si l’on doit parler de libertés, il faut se demander si celles
des utilisateurs sont forcément compatibles avec celles des auteurs, des
compositeurs et celles des éditeurs. D’autre part, on assiste, toujours
selon la SACEM, avec le développement des réseaux p2p, à une atteinte au
droit d’auteur et aux exceptions légales, notamment la copie privée.
Selon Mr. Tilliet, la mise à disposition de fichiers, non acquis ou
acquis, sur lesquels les utilisateurs n’ont aucun droit de diffusion,
sans autorisation des titulaires des droits, est proprement illégale.
Ainsi, selon la conception classique, l’analyse consistant à assimiler
le téléchargement à de la copie privée est fortement contestable.
Compte-tenu des éléments qui précèdent, la SACEM ne souhaite pas mener
uniquement des actions judiciaires. Elle continuera de le faire, sur des
affaires emblématiques et des infractions caractérisées, mais elle fera
porter ses efforts aussi sur la communication auprès du public. C’est
notamment dans le cadre de la Charte signée en juillet 2004 avec les
FAI, le ministère de l’économie et le ministère de la culture, et en
attente de l’accord de la CNIL, que la SACEM souhaite mettre en place un
système qui permettrait de délivrer aux internautes « en train » de
télécharger ou de partager des fichiers des messages d’avertissement,
portant sur les dangers encourus, et le tort faits aux ayant-droit, etc.
La SACEM compte aussi sur les FAI pour intégrer une information fiable
sur leurs sites en direction des abonnés, et pour que cette information
figure à leurs Conditions générales d’Utilisation. Enfin, la SACEM mène
un effort constant en vue d’augmenter de manière significative le
catalogue des plate formes « propriétaires ». ce catalogue aurait
augmenté d’environ 40% ces derniers mois, selon Mr. Tilliet. Concernant
la licence légale, la SACEM n’y voit bien sûr que des inconvénients,
dont le premier, et pas des moindres, serait la disparition pure et
simple des plate formes « propriétaires » sur lesquelles elles compte
beaucoup.
La bonne surprise, c’est le long moment consacré par Mr. Tilliet à
Creative Commons, et l’analyse qu’il peut en faire. Selon lui, ces
licences demeurent « un peu compliquées », et posent quelques problèmes,
notamment sur le fait que les auteurs, paroliers, compositeurs, éditeurs
et producteurs doivent être tous d’accord pour qu’un morceau commun soit
diffusé sous licence Creative Commons. Concernant la possibilité pour un
auteur adhérent à la SACEM de diffuser des oeuvres sous une de ces
licences, la réponse est catégoriquement non, pour plusieurs raisons,
ayant trait à l’objet social de la SACEM :
C’est de gestion collective qu’il s’agit, et l’analyse au cas par cas
auteur par auteur, oeuvre par oeuvre sortirait de ce cadre collectif
cette gestion, pour être collective, est ainsi rendue relativement
simple, ce qui ne serait plus le cas dans l’optique d’autorisations
particulières.
Un auteur SACEM qui souhaiterait diffuser des oeuvres sous Creative
Commons, ou autre d’ailleurs, n’a pour l’instant que deux possibilités :
renoncer à son projet ou démissionner de la SACEM ! Celle-ci n’envisage
d’ailleurs pas d’appuyer un quelconque projet qui viserait à modifier le
droit d’auteur, et encore moins à modifier ses propres statuts. L’ordre
du jour est bien plutôt à la transposition des directives européennes.
Un débat ouvert et détendu
Lors des questions des étudiants, un dialogue ouvert s’est installé
entre les intervenants, auquel Mr. Tilliet a participé de manière tout à
fait détendue et cordiale. Il est extrêmement positif et agréable de
pouvoir échanger avec un représentant de la SACEM, qui plus est
directeur juridique, sur ces importants aspects de la vie en société,
sur les alternatives de libre diffusion, le logiciel libre ou encore
Creative Commons. Comme il l’a précisé, la société qu’il représente est
constituée sur un objet social, qu’il n’est pour l’instant pas question
de remettre en cause. Ceci étant, le dialogue et le débat, dans une
saine confrontation des positions et des idées, doivent toujours être
encouragés. C’est exactement le cadre dans lequel s’est déroulée cette
rencontre. Gageons que les négociations à venir, immanquablement, se
dérouleront dans le même esprit d’entente cordiale.
Dominique Godon
20 mai 2005
Liens utiles :
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urgence !)
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