Sur le blog - 1-

Voici quelques réflexions sur le blog. L’occasion m’en est donnée par le colloque sur les Ecritures d’écran organisé par la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’homme.

Mon point de vue est loin encore d’être stabilisé. Il s’agit plutôt de pistes, une sorte de cadre d’analyse.

Première note (celle ci) : sur le blog, comme objet technique distinct.

Deuxième note : une enquête sur l’idée de « journal ».

Enfin : des réflexions sur les blogs de jeunes du type skyblogs.

J’enregistre ailleurs (Log sur Blog) les remarques sur mon propre blog.

un article d’Alain Giffard repris de son Blog publié sous creative commons

web-log et we-blog

En 1999, Peter Merholz, qui avait ouvert, depuis mai 98, un weblog, décida qu’il allait prononcer le mot « weblog », non plus « web-log », mais « wee ou we-blog ».

C’est mon point de départ.

Merholz créait donc le mot : blog, en même temps qu’il l’associait à un sujet : we/nous. On désigna ensuite, selon le modèle habituel, l’auteur de blog comme blogger, et l’écriture-publication de blog comme blogging.

Le plus intéressant de cette opération linguistique est le détachement du blog d’un autre objet technique, le web, non pas le WWW, (la « toile »), mais ce que nous appelons « site » ou « site web ».

Si parler du ou des blogs a un sens, cela nécessite qu’on puisse spécifier une catégorie homogène, soit de techniques, soit, comme on dit, d’usages, soit une combinaison des deux.

Dans la perspective ouverte par Peter Merholz, on part de l’idée qu’un objet technique distinct existe, et qu’il n’existe pas seulement comme forme particulière de site, et encore moins comme simple usage particulier du web.

Bref, le blog est autre chose qu’un web/ autre chose qu’un log/ autre chose que la combinaison des deux.

Impossible dans ce cas, de sauter l’étape d’enquête technologique sur son propre plan d’opérabilité.

la dernière va devant

Pour commencer, il faut partir simplement des fonctions qui caractérisent le blog en général, celles que l’on retrouve sur tous les types de blogs et semblent être à la base de leur fonctionnement.

La première est celle d’une publication datée des textes avec une présentation par ordre chronologique inverse (« ante-chronodatée »).

C’est le trait sur lequel insistent, par exemple, Nardi, Schiano et Gumbrecht dans leur définition :

« Les weblogs, ou « blogs » sont des pages web fréquemment mises à jour, avec une série de messages (« posts ») archivés, typiquement selon l’ordre chronologique inversé ». (traduit par moi).

Jill Walker donne cette définition :

« Un weblog ou blog est un site web fréquemment mis à jour comportant des entrées datées organisées dans l’ordre chronologique inversé, de telle sorte que le message le plus récent apparaît le premier ».

Quand trois poules vont aux champs, la première va devant. Dans la chanson, c’est l’exemple même du raisonnement logique, « comme une grande personne ». Avec les blogs, c’est l’inverse.

J’ai lu peu de remarques sur ce point qui me semble pourtant crucial.

Pourtant, ce type de présentation n’est pas le plus habituel.

ordres chronologiques, classement, lecture

Pour une unité logique de texte, la convention de publication la plus fréquente est une présentation séquentielle selon l’ordre du début à la fin, du premier mot au dernier, qui n’exprime pas nécessairement l’achèvement du texte, mais son dernier état (le plus jeune, le plus récent). D’après cette convention, l’ordre d’écriture, celui de publication, et l’ordre de lecture sont les mêmes. Il s’agit bien d’une convention, pas d’une norme technique : l’auteur, l’éditeur, le lecteur font « comme si » le dernier mot lu était le dernier écrit, ou publié.

A tort ou à raison, on a souvent compris la multi-séquentialité de l’hypertexte comme une multiplication des entrées et des parcours, comme c’est le cas pour une encyclopédie par exemple. Et ce modèle a fréquemment été retenu pour les sites sur le web, entraînant des difficultés pour rendre visibles les « mises à jour ».

Remarquez que le plus souvent, il importe peu qu’un classement chronologique soit dans l’ordre « d’arrivée » (ordre temporel considéré comme normal), ou dans l’ordre inverse : habituellement, les classements chronologiques visent à favoriser de multiples entrées et pas à susciter un ordre de lecture.

Pour la présentation chronologique inversée, on peut citer les exemples du courrier électronique et des fils des agences de presse. D’ailleurs, dans ce dernier cas, il ne s’agit pas seulement d’une convention, mais aussi d’une norme d’écriture : la dépêche est le plus souvent une version au sein d’une série, et elle agrège les autres, rendant leur lecture inutile. Dans l’un et l’autre cas, le système surligne non seulement les mises à jour de l’écriture, mais aussi celles de la lecture.

(Remarquons - c’est un point de design important mais qui dépasse notre cadre- que dans la mesure où on envisage non seulement un ordre de classement, mais aussi un ordre de lecture, la notion de présentation chronologique inversée est une métaphore graphique : on place en haut ce qui est publié en dernier. L’exemple d’une « vraie » lecture en ordre chronologique inversé serait la fonction « retour en arrière » pour un enregistrement sonore ou visuel.)

effets de l’ordre chronologique inversé

Il y a une forte raison à cette présentation : lorsqu’un site fait l’objet de fréquentes modifications, il faut pouvoir les indiquer simplement au lecteur ; et, lorsque ces modifications sont des additions, particulièrement des additions d’unités nouvelles, distinctes, un des moyens de les souligner, c’est de les mettre « en haut », ou « en tête », ou « sur le dessus ».

Mais d’autres raisons, aussi fortes, vont dans le sens contraire.

Première point : il n’y a aucune raison, en particulier pour les blogs, que le dernier texte soit le plus important, en tout cas présenté comme tel, ce que simule la disposition typographique.

On observe ainsi que certains bloggeurs, lorsqu’ils ont publié un texte de moindre importance, se dépêchent de le recouvrir par un autre, ce qui rend caduque toute la présentation.

Mais surtout, il n’y a aucune raison que le lecteur sache de quelle série ce texte est le dernier. Autrement dit, on ne saurait attendre, même pour les blogs à succès, que les lecteurs les consultent si fréquemment qu’ils puissent repérer facilement et lire seulement le ou les derniers textes. Et d’ailleurs, s’ils sont dans ce cas, ils choisiront aussi bien l’ordre de parution (relatif) que l’ordre inversé.

Il est donc nécessaire de poursuivre cette enquête sur la première fonctionnalité du blog qui passe pour une règle de publication et de lecture.

synchronisation

La présentation chronologique inverse a un effet évident : elle souligne la date du texte et la souligne doublement.

Elle souligne le contenu de la valeur « date » et montre que tel texte est ou n’est pas le plus récent (donc sur le dessus, en haut, en premier). Mais elle souligne aussi à chaque fois que le classement et l’ordre de lecture reposent sur la datation.

En général, la datation est une fonctionnalité structurante du blog.

Le jeu sur la datation est éminemment littéraire. Elle n’a pas le même rôle et la même portée dans tous les médias et tous les genres.

Pour les médias qu’on peut qualifier d’ « asymétriques », où il n’y a pas simultanéité ou « co-temporalité » de l’émission et de la réception, et/ou pour les médias périodiques, que la périodicité soit physique/externe (presse) ou artificielle/interne (télé, radio), la date de publication joue un rôle important de programmation : c’est elle qui assure qu’une partie de l’audience sera au rendez-vous.

La mise à jour - le terme français est excellent- des blogs joue exactement ce rôle. Elle est d’ailleurs loin de se limiter à la seule organisation du rendez vous du blogueur et de ses lecteurs. Par le biais du pingage, des fils RSS, des agrégateurs et des annuaires, elle concerne tout le système de publication spécifique des blogs (mais il s’étendra probablement aux moteurs de recherche orientés « actualités »). Par exemple, les annuaires, ou les hébergeurs présentent des listes de sites récemment mis à jour, voire la liste des dernières mises à jour.

Dans un article récent, « Broken metaphors : blogging as liminal practice », Danah Boyd donne la parole à Jennifer, une blogueuse :

« avec le blog, c’est comme si nous étions dans un grand square public ; chacun a apporté sa caisse à savons ; elles sont à peu près de la même hauteur, et tout le monde lit en même temps ».

(traduit par moi ; « caisse à savons » fait référence aux estrades ou tribunes improvisées, par exemple, à Hyde Park ; d’autre part, dans le jargon « blogger », SoapBox désigne les communautés en ligne organisées autour de tribunes comme Slashdot).

Everyone’s reading at the same time. Tout le monde lit au même moment. Ce témoignage est extrêmement riche. C’est ainsi qu’il définit les auteurs de blogs comme des lecteurs de leur propre message, ce que sont effectivement les orateurs perchés sur leur tribune, nous renvoyant à l’autre question : qui lit les lecteurs (auteurs) de blogs ?

J’ai gardé le mot square qui s’entend ici pour « jardin public » mais signifie aussi pour une oreille anglaise : carré, ou quadrillage.

Jennifer a une image du « monde des blogs » comme une grande grille quadrillée : à l’horizontale, tous les blogs, toutes les caisses à savons ; à la verticale, les dates ; et un grand nombre de croisements, puisque « tout le monde lit en même temps »

La datation et l’ordre chronologique inversé ne produisent pas seulement le « rendez vous » nécessaire pour rapprocher le blogueur et ses lecteurs.

Plus généralement ils créent une co-temporalité rhétorique, une impression de faire la « même chose en même temps », finalement, un « cadre de vie » commun aux blogueurs.

Ce n’est rien d’autre, mais dans le cadre du « self-média », de l’expression individuelle, que l’équivalent de la grille des programmes, un autre exemple de cette tendance à la synchronisation des activités et des esprits, caractéristique des mass médias.

hyper-identités

J’ai insisté sur les fonctionnalités liées à la date : datation et ordre chronologique inverse, parce qu’en dépit de leur banalité apparente, elles jouent un rôle central dans l’opérabilité des blogs, mais aussi parce qu’elles sont le point d’accroche de la métaphore du « journal » sur laquelle je reviendrai. Je dis deux mots sur les fonctionnalités hypertextuelles.

Les blogs comportent des liens, comme la plupart des sites web. A l’origine, d’ailleurs, le web-log, comme journal de bord sur le web, était un texte composé de phrases assez courtes d’introductions ou de commentaires, suivis de nombreux liens sur les autres sites.

Aujourd’hui la pratique fonctionnelle des hyperliens sur les blogs est très particulière.

Elle prend d’abord la forme des blogrolls, c’est à dire des listes de liens. Mais les blogrolls ne sont pas toujours là pour faciliter l’information du lecteur. Souvent ils sont des micro-annuaires de liens correspondant aux thèmes de prédilection du blogueur. Ils ne disent pas tant « allez voir, ce site est intéressant » que « voilà ce qu’il y a sur ce qui m’intéresse ». Surtout ils sont là, comme une sorte de portrait de Proust, pour décrire la personnalité du blogueur, les différents mondes, réels ou imaginaires auxquels il appartient.

De la même manière, les liens que l’on rencontre dans le texte courant sont assez souvent des sorties latérales sur d’autres blogs tenus par des proches. Ces liens ne veulent pas dire absolument que ces autres blogs sont intéressants ou recommandés mais seulement que ce sont ceux des amis.

La pratique des liens permettant de vérifier des sources, ou d’organiser en interne le site est, elle, pour l’essentiel, limitée aux « knowledge blogs ».

Dans une des meilleures études parues en français sur les blogs, « Les weblogs dans la Cité : entre quête de l’entre-soi et affirmation identitaire », Olivier Tredan écrit ceci :

« Une pratique couramment répandue consiste à afficher publiquement son réseau d’appartenance, par le biais des liens hypertextuels. Le weblog constitue en quelque sorte le lieu d’affichage des relations construites via le réseau internet ou dans le cadre d’une sociabilité physique ».

Il y a donc une sorte de paradoxe : à cet usage très peu textuel de l’hypertexte correspond un groupe (une « communauté ») qui choisit bien de s’exprimer comme réseau de lecteurs numériques.

Ce paradoxe se double parfois d’un deuxième : comme l’indique Trédan, plutôt que de former une communauté virtuelle, il s’agit d’exposer « l’entre-soi » d’une communauté réelle, volontiers restreinte, partageant les mêmes repères, symbolisés par les blogrolls, et les mêmes activités, décrites dans les notes des blogs.

banal espace

Dans les deux définitions que j’ai rappelées, la notion de mise à jour fréquente avait une place importante, au même titre que la datation et l’ordre chronologique inversé. Je ne la commente pas ici, puisque, si elle est bien une caractéristique du blog (rhétorique, ou dans l’usage social), elle n’en est pas une fonctionnalité technique.

En revanche elle relève clairement de l’opérabilité du blog, dont les différentes fonctions sont effectivement systématisées par un trait décisif : sa facilité, sa banalisation.

Sur le plan industriel, il faut souligner que le succès, notamment quantitatif, des blogs, aurait été impossible sans le développement de services internet orientés principalement vers cette activité. Les blogs sont une innovation plutôt industrielle et marketing que technique.

Le point de départ pourrait être la mise en ligne par Andrew Zeepo, en 1999, chez Pitas, d’un gabarit automatique HTML. La même année, Evan Williams créa Blogger, chez Pyra Labs et prit comme devise pour le blogging « l’édition presse bouton ».

Les services proposés aux blogueurs sont des paquets de fonctionnalités : design, écriture/édition, statistiques, archivage/hébergement, syndication/RSS/annuaires.

C’est l’extrême facilité du blog qui a entraîné son succès. Il faut insister sur ce point : ce n’est pas la puissance, la sophistication ou l’originalité de l’enchaînement fonctionnel, mais sa banalité, sa simplicité qui donnent au blog le caractère si particulier de son opérabilité.

De ce point de vue, le we-blog est bien un web-log banalisé.

La banalisation est une promesse des industries de l’information. C’est une tendance, plutôt qu’une « réalité », l’horizon de l’objet vraiment banalisé semblant toujours reculer en dépit d’un très fort conservatisme industriel. Cette difficulté des industries de l’information à banaliser leurs produits est une des questions les plus fascinantes et les plus dérangeantes.

Dans le cas des blogs, on mesure bien que la banalisation consiste en une simplification plus apparente que réelle.

Elle s’accomplit, grosso modo, sous l’égide du wysiwyg, le blogueur utilisant une interface qui simule les fonctionnalités et traitements. A la limite, il ne s’agit que d’une extension du traitement de texte. Mais la contre-partie de cette facilité, c’est l’absence de maîtrise du code, de HTML.

Je ne veux pas défendre ici un point de vue intégriste. Tous ceux qui, sans être des spécialistes, ont eu l’occasion de créer puis de maintenir un site, avec des mises à jour régulières, savent que le temps passé à coder apparaît toujours trop long par rapport au temps consacré au contenu.

Cependant il est clair qu’en occupant la place d’une simplification authentique du code ou de son usage, l’approche wysiwyg ne facilite pas l’appropriation.

Dans ce banal espace du blog, il y a une déprise technique de l’auteur et du lecteur.

Cette déprise se donne comme la contrepartie de l’édition presse-bouton.

C’est cet aspect que j’étudierai dans le texte suivant à partir de la notion de « journal ».

A suivre.

Sources :

Jean-Luc Raymond
http://klogfr.blogspot.com

Et le site :
http://mediatic.blogspot.com

Je remercie Jean Luc Raymond, Olivier Trédan et Nathalie Caclard.

Posté le 14 mai 2005

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Nouveau commentaire
  • Août 2008
    17:54

    Sur le blog - 1-

    Bonjour,

    Je réalise un mémoire qui évoque notamment les blogs. Je trouve cet article trés intéressant. Serait-il possible de connaître l’identité de l’auteur ?