Une ambition pour faire société

Citoyens d’une société numérique Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion

En moins de 20 ans, le numérique a activement participé à la transformation de la société française. Des phénomènes sociaux fondamentaux accompagnent les transformations industrielles et économiques. Les sociabilités, la relation aux autres, l’accès aux savoirs et la façon de les créer et de les partager, le rapport au temps et à l’espace, à l’argent, les façons de travailler et de se distraire, l’accès aux administrations et aux services essentiels, la vie publique, la vie citoyenne se métamorphosent en permanence. L’emploi, la formation, la consommation et la production se reconfigurent, directement et indirectement, par le numérique.

A-brest publie ici l’introduction puis dans 7 articles les 7 axes de recommandation du rapport remis le 26 novembre à la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique.

UNE AMBITION POUR FAIRE SOCIETE

S’appuyer sur le numérique pour réduire les inégalités.

Cette profonde transformation appelle une reconfiguration toute aussi radicale de nos approches du lien entre numérique et inclusion sociale. La question de l’accès devient résiduelle – ce qui ne signifie pas qu’elle disparaît. La question de l’appropriation rend mieux compte des inégalités face au numérique, mais chacun se rend compte qu’elle est plus complexe, plus multidimensionnelle, que celle de l’accès. Enfin, si le numérique a pris un rôle aussi central dans notre société et notre économie, alors il devient co-responsable de l’état de cette société et l’on doit déplacer la question : et si, au-delà de chercher à éviter que le numérique n’accroisse les inégalités, on s’appuyait sur lui pour les réduire ?
« L’e-inclusion » doit désormais prendre un sens positif, offensif. Le numérique peut se mettre au service d’une société plus équitable, plus juste, plus solidaire, plus participative. A condition d’en penser les conditions.

Un troisième regard sur la relation « numérique-société »

La perception politique des questions d’inclusion liées au numérique et les actions publiques qui les accompagnent semblent s’être stabilisées autour de deux points de vue distincts de la relation technologie/société. La première considère que la technologie doit être accessible à tous, quelles que soient les conditions d’âge, d’habitat, de revenus... Cette généralisation cherche à éviter que le numérique ne vienne renforcer des facteurs d’inégalité déjà existants. Elle cherche également à former une main d’oeuvre capable de contribuer à une économie informationnelle dont on attend beaucoup en termes de croissance. La société est représentée de façon binaire : il y aurait ceux qui vivent dans le monde numérique et ceux qui en sont exclus. Il s’agit alors d’amener massivement les populations « au numérique », par des politiques européennes, nationales ou territoriales de lutte contre la fracture numérique.

Celles-ci s’intéressent principalement à abaisser les barrières pour que le numérique ne crée pas à lui seul de nouvelles inégalités. Historiquement, les politiques d’e-inclusion se portent alors prioritairement sur les questions de l’accès – équipement, réseaux –, puis dans une moindre mesure si l’on compare les dépenses et les dispositifs engagés, sur les questions de sensibilisation, de formation et d’accompagnement aux usages. La seconde approche met l’accent sur le nouveau potentiel dont le numérique serait porteur pour les individus comme pour les sociétés. Il s’agit de libérer ce potentiel, en mobilisant le numérique pour améliorer les dispositifs sociaux (entraide sociale, liens sociaux, médiations), politiques (administration, citoyenneté), économiques (e commerce, innovation ouverte, compétitivité). L’introduction du numérique, considérée implicitement comme vertueuse par nature, est supposée améliorer ainsi la vie quotidienne des individus et le fonctionnement des organisations publiques comme privées. Il s’agit alors de penser le changement « par le numérique ».

Cette approche délègue en grande partie à l’innovation techno-économique du secteur marchand le soin de penser des services mobilisables par une large partie de la population. Les usages massifs et viraux de certains services comme ceux de réseaux sociaux accréditent l’idée que nous sommes dans un cycle naturel de socialisation et de créativité par le numérique qui n’appelle pas d’action publique particulière.

Il nous faut aujourd’hui dépasser ces deux approches empreintes l’une comme l’autre d’un déterminisme technologique – négatif pour la première, positif pour la seconde –, pour penser une société « avec le numérique », c’est-à-dire une société dans laquelle le numérique a d’ores et déjà pénétré la vie de la large majorité des populations, dans leurs sociabilités, leur travail, leurs loisirs, leurs activités collectives, etc.

7 bonnes raisons pour changer d’ambition

1. Parce qu’on ne peut plus penser la relation numérique/société de la même manière qu’il y a 10 ans alors qu’aujourd’hui 80% d’une population utilise un ordinateur et internet au quotidien [1].

2. Parce que si le numérique était naturellement vertueux en termes de réduction d’inégalités sociales, nous aurions déjà pu l’observer. Or, comme le constate l’OCDE, la période d’introduction massive des technologies de l’information et de la communication dans les sociétés occidentales correspond à une période d’accroissement des inégalités sociales et économiques.

3. Parce que la diffusion rapide des équipements mobiles, l’expansion des réseaux sociaux, l’informatisation de la plupart des métiers et la progression continue des services en ligne administratifs et marchands font de l’usage du numérique non plus une option mais de plus en plus, de facto, une exigence. Toute la population française est concernée. L’effort d’adaptation auquel elle a consenti et consent chaque jour est considérable. Mais c’est un effort que tous ne réussissent pas à porter. En revanche, ceux qui sont d’une manière ou d’une autre empêchés d’accéder au numérique, ceux qui peinent à s’adapter aux changements qui accompagnent le numérique (abstraction, formalisation et automatisation des processus, self-service, etc.), se trouvent pénalisés.
La pauvreté, le chômage, l’isolement et la précarité, le manque de diplôme et de formation sont aujourd’hui aggravés et parfois provoqués par le manque d’expérience et de culture numériques. Les handicaps temporaires et durables - le grand âge, la détention, le fait d’être étranger en attente de régularisation - induisent également des empêchements qui combinés au numérique limitent la participation à la société et l’exercice des droits.

4. Parce que cet effort n’est pas transitoire. Les technologies numériques évoluent en permanence et appelleront un effort d’apprentissage récurrent pour chacun, tout au long de sa vie. On est régulièrement confronté à un nouveau dispositif numérique – de la caisse de supermarché en self-service à la hot line automatisée en passant par l’application en ligne de demande de fiche d’état civil, demain le compteur intelligent pour adapter sa consommation ou l’application de suivi médicalisé à domicile, etc. –.

5. Parce que la question de l’accès, y compris au haut débit, est une question qui devient résiduelle : la fracture territoriale s’estompe et la course en avant au débit supérieur ne peut plus servir d’alibi pour « réinventer en permanence la fracture territoriale », absorbant l’énergie des élus dans la lutte pour les réseaux au lieu de la consacrer à une véritable ambition d’inclusion. Par ailleurs, les terminaux mobiles et les tablettes ouvrent progressivement à des publics économiquement défavorisés un accès à de multiples services. Ce qui révèle en creux l’insuffisance de ces politiques d’accès : une population connectée et équipée ne suffit pas à faire une population socialement incluse.

6. Parce que nous sommes face à « une cible mouvante » : nous ne pouvons plus nous contenter de catégoriser les « exclus du numérique » en fonction de critères simples que seraient l’âge, le lieu de résidence (les milieux ruraux) ou la catégorie sociale. Certes l’absence de connexion est majoritaire dans trois populations : les retraités, les non-diplômés et ceux dont le revenu est inférieur à 900 euros par mois. Mais les catégories se croisent : les seniors peuvent être parfaitement socialisés mais peu attirés par le numérique ou au contraire socialement et géographiquement isolés mais actifs sur les réseaux ; des jeunes qui vivent dans la rue, sans travail, sans toit, peuvent être complètement à l’aise avec le numérique ; des femmes élevant seules leurs enfants peuvent trouver dans le numérique une opportunité pour ne pas se désocialiser ou au contraire le vivre comme une contrainte supplémentaire dans une vie déjà épuisante ; des personnes qui ne servent pas d’ordinateur vont accéder à des services en ligne via leur téléviseur, etc. En 2013, le numérique a toujours des effets majeurs sur l’inclusion et l’exclusion sociale, mais ceux-ci sont devenus à la fois plus complexes, plus profonds, plus imbriqués ((Voir annexe 1 : « Mesurer l’e-inclusion ou l’e-exclusion » ]].

7. Parce que le mythe des « digital natives » tombe. Alors qu’il justifie toutes les politiques attentistes (il suffit de laisser les jeunes déjà formés au numérique arriver sur le marché du travail et d’attendre la transition démographique), les travaux scientifiques montrent la diversité des pratiques des outils chez les jeunes et l’écart entre la capacité à l’utiliser et la capacité à comprendre et à maîtriser l’usage d’un outil [2]. Il nous faut nous débarrasser des idées reçues sur les nouvelles générations et leur relation au numérique pour pouvoir prendre au sérieux la question ambitieuse de la littératie numérique des jeunes de tous âges.

[1Source : Eurostat 2011

[2Cf. Elisabeth Schneider, « Ecriture, numérique et adolescents : une affaire sérieuse » ; Karine Allerie, « Engagement personnel et prescription scolaire dans les usages informationnels de l’internet » in Culture Num, Jeunesse, culture et éducation dans la vague numérique, C&F Editions 2013

Posté le 26 novembre 2013 par Michel Briand

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