Citoyens d’une société numérique Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion

CN Num, recommandation 2 : Faire de la littératie pour tous, le socle d’une société inclusive

"En moins de 20 ans, le numérique a activement participé à la transformation de la société française. Des phénomènes sociaux fondamentaux accompagnent les transformations industrielles et économiques. Les sociabilités, la relation aux autres, l’accès aux savoirs et la façon de les créer et de les partager, le rapport au temps et à l’espace, à l’argent, les façons de travailler et de se distraire, l’accès aux administrations et aux services essentiels, la vie publique, la vie citoyenne se métamorphosent en permanence. L’emploi, la formation, la consommation et la production se reconfigurent, directement et indirectement, par le numérique."

A-brest publie ici les 7 axes de recommandation du rapport remis le 26 novembre à la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique.

Faire de la littératie pour tous, le socle d’une société inclusive

Quel est l’objectif ?

Chaque personne doit pouvoir accéder à la littératie numérique, qui se définit comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser le numérique dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses compétences et capacités  » [1].

  • Chaque personne passée par l’éducation nationale doit y avoir acquis une littératie numérique. De même, chaque personne ayant suivi une formation professionnelle doit y avoir acquis les composantes numériques indispensables à l’exercice de la profession correspondante.
  • La formation ayant de plus en plus vocation à se mener tout au long de la vie, les dispositifs correspondants doivent également inclure des acquis de littératie numérique. Celle-ci doit, entre autres, permettre aux personnes qui n’ont pas ou peu bénéficié du système scolaire initial, d’acquérir les bases d’une culture numérique qui leur permette de vivre, travailler, et évoluer dans un monde plus en plus numérique
    .
  • Chaque personne en situation d’exclusion - précaire, migrant, sans-papiers, sans abri ou détenu… –, doit pouvoir acquérir les bases indispensables de littératie numérique pour que le numérique ne devienne pas pour elle une double peine et facilite au contraire sa réinsertion sociale.

Pourquoi est-ce important ?

Comme l’affirme l’Académie des sciences [2], il s’agit de « donner à tous les citoyens les clés du monde du futur, qui sera encore bien plus numérique et donc informatisé que ne l’est le monde actuel, afin qu’ils le comprennent et puissent participer en conscience à ses choix et à son évolution plutôt que de le subir en se contentant de consommer ce qui est fait et décidé ailleurs. »

Cet objectif repose sur l’acquisition d’un bouquet de compétences et connaissances, que nous appelons littératie numérique. Sans cette littératie, la personne est confrontée à un véritable handicap cognitif,qui peut se révéler aussi violent que l’analphabétisme, et qui affaiblit fortement son « pouvoir d’agir ». Privé de littératie numérique, un individu ne peut plus s’épanouir, participer à la société comme citoyen ou se réaliser dans un parcours professionnel.

Par ailleurs, l’illettrisme numérique de trop d’employés et cadres, même à haut niveau, est devenu un lourd handicap pour la créativité de notre industrie et la compétitivité de notre économie. Notre économie souffre également d’un fort déficit en spécialistes du numérique.

L’introduction de la littératie numérique marque un saut qualitatif dans les apprentissages à acquérir comme dans les méthodes permettant de mener ces derniers à bien. Les compétences instrumentales et fonctionnelles ne peuvent être dissociées de la conscience des changements sociétaux à l’oeuvre, et des changements de responsabilités individuelles et collectives qui s’ensuivent : nécessité de coopération, de créativité, de projection dans le futur, de changement des modes de consommation, de relation nouvelle aux énergies et aux ressources naturelles. Il faut donc que chacun accède à la littératie numérique.

La littératie numérique, un concept évolutif, un outil politique rassembleur

Le concept de littératie numérique présente deux avantages :

  • Englobant dès le départ un vaste éventail de compétences (techniques, de traitement de l’information, de capacité à communiquer…), il peut accueillir les connaissances dont nous aurons besoin demain. Les apprentissages indispensables aujourd’hui (ex : gérer son identité numérique, vérifier la validité d’une information en ligne) seront tout autre dans le futur (ex : se former via un MOOC, réussir l’observance de sa propre pathologie en surveillant ses données vitales sur un capteur implanté).
  • Il offre un cadre politique cohérent aux multiples acteurs (professionnels de l’éducation et de la formation, médiateurs, formation professionnelle…) qui aujourd’hui agissent en ordre dispersé. Ce cadre doit leur permettre de se mettre en réseau, de se coordonner, de partager une vision et ce faisant de gagner en efficacité.

A quoi reconnaît-on que l’on progresse ?

  • Le nombre de professionnels (de l’enseignant en milieu scolaire jusqu’au travailleur social, en passant par les formateurs en entreprise ou l’enseignant universitaire) préparés à la diffusion de la littératie numérique pourrait constituer un indicateur utile.
  • La progression vers l’objectif de 100% des élèves de lycée, collège, primaire, éduqués au numérique.
  • Le travail sur les indicateurs quantitatifs et qualitatifs préconisé dans la recommandation n°7 doit construire en priorité les outils de mesure de la pénétration de cette littératie dans la population en général.

Comment faire ?

Action-clé N°1 : Former massivement à la littératie numérique de l’enfance à l’âge avancé

Responsables : les responsables politiques au plus haut niveau, le ministère de l’éducation nationale, les écoles, les collèges, les lycées, les universités, les grandes écoles, les écoles professionnelles, etc.

Il faut donc :

  • Déployer l’enseignement de la littératie numérique, depuis le primaire jusqu’au lycée, dans toutes les filières. Cet enseignement doit inclure notamment la discipline informatique, mais également toutes les autres composantes d’une véritable culture critique du monde numérique.
  • De la même manière, développer, à l’université, dans les écoles professionnelles, dans les grandes écoles, la culture générale du numérique, au-delà des simples usages.
  • Expérimenter et déployer des formes modernes d’enseignement, sans doute plus importantes dans ce domaine très évolutif et très « sociétal » : apprentissage par expérimentation, personnel ou en groupe ; e-learning et Moocs, apprentissage individualisé à partir de contenus ; développement de l’esprit d’exploration et de recherche, et ce, dès le plus jeune âge ; développement de l’esprit de partage, de l’aptitude à la collaboration ; rapprochement de la formation avec les tiers lieux innovants comme les FabLabs, etc.

Il faut aussi renforcer la formation professionnelle au numérique, et la rendre systématique. Dans ce cadre, Il faut vraiment changer de braquet, dépasser les formations aux stricts produits et processus, et rendre à de nombreux salariés la confiance qu’ils ont dans leurs possibilités « numériques » :

  • Intégrer des modules « littératie numérique » à toutes les formations professionnelles : citons par exemple les formations organisées par l’Association Nationale pour la Formation Professionnelle (AFPA), les Groupements d’établissements publics d’enseignement pour la formation (GRETA), le Conservatoire National des Arts et métiers (CNAM) et le Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT) ;
  • Sensibiliser le monde des entreprises à la littératie numérique, notamment les responsables de ressources humaines et de formation, et ce, dans toutes les branches d’activité, industrielles, techniques, administratives, de service ;
  • Associer et mobiliser les réseaux de formation des entreprises privées.

Action-clé N°2 : Former au numérique les publics exclus (précaires, migrants, sans-papiers, détenus, etc.)

Responsables : les administrations nationales et territoriales, les associations, les entreprises par le biais du mécénat.

Le numérique est essentiel aussi pour ces publics, parfois plus que pour d’autres : il joue, par exemple, un rôle important pour les migrants, dans la préservation du lien social et familial, ou, pour beaucoup de précaires, dans la recherche d’emploi. Pour ces exclus, l’usage des techniques de communication peut se révéler un levier fantastique de transformation de la vie personnelle, et un outil de reconquête de la dignité et l’estime de soi. Mais les tâches de formation s’avèrent souvent complexes. Il faut d’abord être suffisamment « inclus » pour accepter le temps long d’une formation dans un EPN. D’autre part, les associations (ATD Quart Monde, Emmaüs, R2K et bien d’autres) sont loin de couvrir l’ensemble des besoins. Il faut donc réaliser un effort important et spécifique pour la formation de ces publics au numérique.

Pour garantir l’exercice des droits et permettre l’insertion, il faut, en s’appuyant notamment sur les espaces de médiation (cf. recommandation n° 4) :

  • Former au numérique, le plus largement possible, sur le long terme, tous les publics exclus qui le demandent. Adopter une démarche « en situation », qui épouse les capacités, s’adresse à de petits groupes, et intègre la complexité sociale.
  • Concentrer des actions de formation dans les lieux de rencontre où s’échangent repas, vêtements, livres ; enrichir ces rencontres avec des « graines » de formation numérique, à l’aide de matériels légers (tablettes et netbooks).
  • Accompagner les formations FLE (Français langue étrangère) avec des ressources numériques, en s’appuyant sur les réseaux de formation ou de RESF (aide aux parents d’enfants parrainés).
  • Développer la culture numérique dans les prisons, et la transformer en un outil essentiel de réinsertion. Une politique de réinsertion ne peut plus ignorer la difficulté de détenus à se représenter le monde Internet, et esquiver leur désir fort de participer au monde numérique.

Action –clé N°3 : Former les enseignants, les formateurs professionnels, les travailleurs sociaux

Responsables : le ministère de l’éducation nationale, les ESPE – écoles supérieures du professorat et de l’éducation – les administrations territoriales, les écoles, les collèges, les lycées, les universités, les grandes écoles, les écoles professionnelles, les associations, les entreprises de formation professionnelle.

L’acquisition générale de la littératie numérique est d’abord fondée sur la formation des formateurs (pris ici au sens générique du terme, quel que soit le statut ou le public auquel est dispensé l’enseignement), et sa réussite dépend principalement de la qualité de cette formation.

Les professeurs et formateurs, au-delà de ceux qui enseignent la littératie numérique, tout comme les travailleurs sociaux, doivent intégrer la littératie numérique dans leurs pratiques professionnelles. Il faut les encourager à utiliser les outils du numérique, à enrichir leur pédagogie « avec le numérique », et à développer de nouveaux espaces de pensée. Cela conduit à :

  • Définir une politique globale de formation au numérique des futurs enseignants et formateurs dans tous les domaines (cf. encadré pour l’enseignement initial).
  • Stimuler le déploiement de plans de formation, de certification et de validation de compétences en impliquant la VAE (validation des acquis de l’expérience).
  • S’appuyer sur les actions en cours. Ex : au Ministère de l’éducation nationale, on peut citer l’action « Collèges connectés » et l’objectif « Littératie numérique » dans les nouvelles Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education (ESPE) ; au Ministère de la recherche, le Plan « France Universités Numériques ».
  • S’appuyer aussi sur les communautés d’enseignants qui s’impliquent depuis des années dans une pédagogie du numérique, et les mobiliser sur cet objectif de littératie numérique.
  • Remobiliser les acteurs de l’éducation populaire qui pour certains ont déjà une longue expérience de l’enseignement de l’informatique et peuvent élargir leurs actions à la littératie.
  • Permettre aux médiateurs d’évoluer vers une compétence plus globale en matière de littératie numérique (cf. recommandation 4).

Construire le préalable à l’informatique dans la formation initiale : la formation des formateurs

Un consensus se construit depuis quelques années sur le fait que l’informatique, doit être enseignée dans la formation initiale.
Mais la mise en place est complexe car il convient d’abord de former des formateurs. Ceci implique notamment :

  • D’introduire l’informatique, « à forte dose », dans la formation des professeurs et formateurs dont ce n’est pas la compétence principale, notamment les professeurs des écoles.
  • De former et recruter des enseignants spécialistes, notamment en informatique.
  • D’utiliser les dispositifs de formation distribuée (type e-learning ou Moocs) pour organiser de l’échange de savoir entre enseignants.

Action N°4 : Constituer des référentiels communs de littératie numérique

Responsables : les communautés d’acteurs déjà impliquées dans la formation au numérique, en lien avec les collectivités territoriales et l’Etat

Les différents collectifs qui portent d’ores et déjà des expérimentations ou des méthodes d’apprentissage de la littératie numérique dans les territoires, dans les collèges, sur le temps extra-scolaire des écoles primaires, dans les lieux de médiations… peuvent se rassembler pour construire pour co-construire sur un mode ascendant des référentiels communs de littératie numérique, décrivant les compétences qu’ils souhaitent y voir figurer et les méthodes qu’ils souhaitent diffuser.

Ces communautés peuvent se constituer selon les cas autour de proximités géographiques, de publics destinataires ou de milieu d’intervention (entreprise, espace de médiation…).

Contrairement aux enseignements traditionnels qui peuvent se contenter de révisions à plus ou moins longue intervalle des « programmes », la littératie numérique demande une adaptation constante à la fois de contenu et de méthode en fonction de l’évolution de notre environnement technique, sociologique et économique, ce qui implique que cette révision puisse se faire au fil de l’eau, communauté par communauté de formateurs.

A partir de ce travail de mise en réseau pour la co-construction des référentiels, peut et doit émerger une vision nationale de ce que l’on entend par littératie numérique.

Cette stratégie nationale de littératie numérique peut contribuer à stimuler l’Agenda Numérique européen.

Comment financer cette priorité ?

  • En créant dès à présent des postes de littératie numérique et en procédant aux recrutements correspondants à l’extérieur de l’éducation nationale des intervenants compétents, sans attendre la formation amont des enseignants qui doit se mettre en place en parallèle.
  • En recrutant dès à présent des intervenants capables de venir appuyer les enseignants de différentes matières pour introduire la littératie numérique dans leurs projets pédagogiques (cf. l’exemple supra de Bagneux)
  • En maximisant l’efficacité de la formation au numérique ; en actualisant, de façon concertée, les contenus de la formation ; en transformant les méthodes d’acquisition ; en définissant des actions fléchées vers la littératie numérique ;
  • En attirant sur ces programmes des fonds de la formation professionnelle (fonds de sécurisation des parcours, DIF, FONGECIF, plans de formation) grâce à la prise de conscience des branches professionnelles et organismes syndicaux ;
  • En incitant les entreprises publiques et privées, notamment les entreprises du Web, à soutenir ces formations dont elles peuvent être les premières bénéficiaires, via le mécénat de compétences, des actions solidaires, des cours, …
  • En s’appuyant sur des budgets européens (Agenda numérique européen)
  • En chiffrant les bénéfices induits par ce développement de la littératie numérique.

[1OCDE, La littératie à l’ère de l’information, 2000. Cet accès est à la fois un impératif moral et une nécessité économique

[2« L’enseignement de l’informatique en France : Il est urgent de ne plus attendre », 2013, http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/rads_0513.pdf

Posté le 26 novembre 2013 par Michel Briand, Valérie Picolo

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