Plus qu’un concept, les biens communs constituent un cadre de pensée pour l’action.
Les politiques économiques traditionnelles (néo-classiques, keynésienne…) restent impuissantes. Les citoyens ont perdu confiance dans les institutions politiques représentatives, les corps intermédiaires et les structures économiques comme les banques.
La planète secouée de crises – aux conséquences multiples économiques et sociales autant qu’écologiques… – ne peut se réduire à une lecture binaire : marché contre État. D’autres manières de penser le développement existent, des manières plus respectueuses à la fois des humains et de la planète, plus créatives que celles que nos structures représentatives historiques nous assignent, plus coopératives que compétitives. Ces nouvelles approches ouvrent un espace pour repenser simultanément la manière de gérer des ressources, marchandes ou non (ce qui constitue le cœur de l’économie), et de s’organiser, d’inventer de nouvelles règles pour faire face aux besoins de la société (ce qui constituent le cœur de la politique).
Faire société dans la situation actuelle passe, entre autres, par la promotion, la diversification et la défense des biens communs, ou communs.
Il ne peut pas y avoir de définition figée des biens communs, mais le partage d’un certain nombre de critères, ou de « poteaux d’angles », en reconfiguration permanente. Ceux-ci doivent permettre aux acteurs impliqués de se reconnaitre les uns les autres, indépendamment de leur diversité. Ces repères sont indispensables pour construire des alliances, des passerelles, répliquer les expériences les plus pertinentes, et gagner en visibilité par rapport aux approches traditionnelles de la politique et de l’économie.
Voici quelques uns des « poteaux d’angle » proposés :
1. La ressource
- Au cœur des communs, il y a une ressource, qui peut être matérielle (une rivière, un four à pain, une machine-outil, une semence) ou immatérielle (un savoir, un code génétique, un code logiciel, un morceau de musique). Le terme « ressource » ne peut être ramené à son acceptation marchande, une ressource peut ne pas avoir vocation ou ne pas disposer des caractéristiques nécessaires à sa mise sur le marché.
- Certaines de ces ressources ont des caractéristiques propres aux biens que la théorie économique qualifie de « bien public » (à ne pas confondre avec bien géré par la puissance publique), à savoir des biens non rivaux (leur usage par une personne ne prive pas d’autres personnes de cet usage) et non excluables (il n’est pas possible d’empêcher une personne de faire usage de ce bien). Les ressources qui répondent à ces deux critères ont plus naturellement vocation à être partagées et gérés sur un mode non propriétaire, en commun. C’est le cas notamment des ressources immatérielles (partager un savoir ne prive pas son premier détenteur de celui-ci). Pour autant, ce n’est pas une condition nécessaire. Une rivière peut être gérée comme un commun alors qu’elle est certes un bien non excluable (en empêcher l’accès est très difficile voire impossible), par contre c’est un bien rival (l’usage de l’eau de la rivière se fait au détriment d’autres). Une rizière est à la fois rivale et excluable, pour autant, dans de nombreux pays d’Asie notamment, elles sont gérées en biens communs.
- Ce qui va déterminer si ces biens sont des communs ou des biens marchands ou encore des biens du secteur public, c’est le régime d’accès, de partage, de circulation qu’une communauté va choisir de lui appliquer. Un four de village peut être un service public, géré par la mairie, un bien privé appartenant par exemple au minotier local, ou un commun dont les conditions d’accès et d’usage sont choisies par la communauté des habitants du village. Un commun n’est pas nécessairement en accès libre, son usage peut être réservé à une communauté, notamment pour les communs naturels.
- Lorsqu’une ressource bascule d’un statut de commun à un statut de bien privé, on parle d’enclosure. Ce terme vient de l’époque ou les pâturages gérés en communs par des communautés paysannes anglaises ont été préemptées par des propriétaires terriens au 17ème siècle. Littéralement les champs étaient « enclos », l’accès n’était plus possible.
Un morceau de musique numérisé est non rival, non excluable, ce qui incite à le traiter comme un bien non marchand à partager. En lui appliquant des dispositifs techniques de type DRM, on cherche à enclore le morceau et à éviter sa libre circulation.
2. La « mise en commun » (commoning) et la gouvernance
La ressource seule n’est pas un commun. Pour qu’il y ait commun, il faut qu’il existe une communauté qui décide de s’auto-organiser pour placer cette ressource en bien commun, en gérer les conditions d’accès, et pour la protéger contre les différents risques qui la menacent. Outre les risques d’enclosure déjà mentionnés, certains membres de la communauté peuvent tenter d’abuser à leur profit de la ressource, certaines personnes extérieures à la communauté peuvent vouloir s’en servir sans y avoir droit (ce qu’on appelle un passager clandestin) etc. Certains communs peuvent avoir un régime de propriété collective de la ressource sans pour autant avoir su construire une communauté (ex : un logiciel qui respecte les 4 libertés du libre mais dont la gouvernance reste entre les mains d’une ou deux personnes).
L’élaboration de ces règles, leur défense (ce qu’on appelle la gouvernance), et toutes les actions individuelles et collectives des membres de la communauté qui contribuent à faire vivre, le cas échéant croître (comme dans le cas des savoirs d’une encyclopédie) la ressource, sont partie intégrante des communs.
La communauté peut être de taille totalement variable (d’une poignée de personnes à des centaines de milliers comme dans le cas de Wikipedia), encrée dans un territoire (comme les habitants vivant autour d’une même forêt) ou déterritorialisée (comme dans le cas des développeurs d’une communauté de logiciel libre).
La communauté peut être totalement horizontale, chaque membre participant de la même manière à la protection et au développement du commun, comme elle peut comporter un certain degré de délégation, qui peut se faire selon différents critères. Dans les communautés de logiciel libre, elle s’organise autour de critères méritocratiques. D’autres communautés choisiront des mécanismes de représentation élective, classiques en démocratie, ou encore de cooptation.
- Les formes de la gouvernance sont très variables : la codification des règles peut être très aboutie, comme c’est le cas par exemple pour l’affouage en France qui depuis le 13ème siècle permet la collecte de bois dans les forêts en bien commun indivis. Elle peut être au contraire informelle, voire tacite. Lorsque les habitants d’un quartier soumis à de fortes chutes de neige au Canada, posent une chaise sur la place en rue qu’ils ont déneigée, marquant ainsi leur droit à garer leur véhicule à cet emplacement à leur retour, ils organisent tacitement la gestion de l’espace public que constitue la chaussée. Pour certains communs, notamment immatériels, des licences permettent de définir les régimes de droits qui leurs sont attachés et des les protéger contre des risques d’enclosure ou de captation de la valeur. Parmi les licences les plus connues, on peut citer par exemple : la GPL pour le logiciel libre, l’Odbl pour les données ouvertes, les Creative Commons pour les contenus…
3. Faux amis, limites et porosités
- Les communs et les biens communs recouvrent la même réalité
Les anglo-saxons emploient le terme de « communs » seul. Certains y voient un avantage par rapport au terme de « bien commun », car en se séparant du « bien », au cœur des modèles marchands, on évite de laisser planer une ambiguïté sur le fait que la ressource ait vocation à être commercialisée. Ceci explique qu’en français, de plus en plus on parle de « commun » tout court.
A noter qu’en France, on utilise également l’expression « Biens de section »,« biens sectionaux » ou « biens communaux » pour désigner en milieu rural des biens communs.
- Les biens communs ne sont pas les biens publics.
Le terme « bien public » est particulièrement source de confusion.
- En économie, un bien public ne signifie pas qu’il appartienne ou est nécessairement géré par une puissance publique. Il s’agit comme expliqué précédemment d’un bien doté de certaines caractéristiques particulières (non rival, non excluable). Longtemps, l’économie a considéré que l’air ou la biodiversité rentrait dans ces catégories, jusqu’à qu’on prenne en compte un certain nombre d’action de l’humanité dont les conséquences (ce qu’on appelle les externalités négatives) nuisent à ces ressources, faisant tomber de fait le caractère non rival : un océan qui a été pollué par des déchets pétroliers n’est plus accessible aux mêmes conditions pour d’autres personnes.
- Les institutions internationales et certains milieux académiques ont cherché depuis le début des années 2000 à promouvoir la notion de biens publics mondiaux, pour désigner des ressources qui concernent l’ensemble des habitants de la planète comme la situation climatique, la biodiversité… Cette approche, loin d’aider à donner à ces ressources un véritable statut de « commun », géré par une communauté mondiale, a conduit à les faire glisser vers un statut de marchandise, de manière à utiliser les mécanismes du marché pour tenter d’en réguler l’usage. C’est ainsi qu’ont été mis en place les marchés du carbone et des ressources génétiques.
- Les biens communs ne sont ni le domaine public, ni un « res nullius »
Lorsque le droit exclusif temporaire accordé via le droit d’auteur pour une œuvre ou via le brevet pour une innovation arrive à son terme, ces dernières montent dans le domaine public. Ceci implique que tout un chacun peut librement accéder, réutiliser ces créations (à l’exception notable du droit moral dans le cas du droit d’auteur européen qui perdure sans limite de temps). Si ce domaine public a ses vertus et mérite d’être protégé et enrichi, contre les tendances actuelles à rallonger les droits de monopoles associés à la propriété intellectuelle, il ne peut être considéré comme un équivalent des communs.
En effet, les communs voient leur accès régulé, alors que les ressources du domaine public ne font l’objet d’aucune protection.
Certains acteurs tentent d’affirmer que les Communs sont une « res nullius », c’est-à-dire une chose à laquelle aucun droit n’est attaché, de manière à pouvoir puiser dans ces ressources sans entrave. C’est le cas des semenciers qui affirment que les ressources génétiques de toutes les semences du monde constituent un « bien commun de l’humanité » pour s’autoriser à y puiser librement, au mépris des droits des communautés à l’origine de ces ressources (biopiraterie).
- Les biens communs ou communs ne sont pas LE bien commun
Le bien commun, au singulier, peut être considéré comme l’objectif d’une société, en termes de bonheur collectif, d’intérêt général.
Il existe de multiples manières de contribuer au bien commun, LES (biens) communs pouvant être un des apports, mais certainement pas le seul. Le service public ou le marché peuvent également contribuer à l’intérêt général.
Certaines questions de société (comme la justice ou les droits fondamentaux), qui n’impliquent aucune gestion de ressource, doivent faire l’objet d’une négociation collective à l’échelle d’une communauté ou d’un Etat-nation par exemple, mais ceci n’a rien à voir avec LES communs.
- La sphère des communs ne s’oppose pas à l’existence du marché et de la puissance publique, les trois sphères se complètent et parfois se croisent
Toute ressource n’a pas vocation à être gérée comme un commun. Une communauté peut considérer en fonction des circonstances qu’à un moment donné une ressource sera gérée plus efficacement par le secteur public ou privé. Par exemple, la gestion de l’eau, qui avait été largement transférée au secteur privé au cours des dernières décennies pas de nombreuses municipalités, fait l’objet de mouvements en faveur d’une remunicipalisation dans différentes villes ou pays (Italie, Paris…). En revanche, peu de voix s’élèvent pour en faire un commun, géré par les habitants eux-mêmes. Ceci peut s’expliquer par différents facteurs (complexité des infrastructures d’acheminement et de distribution…).
La culture a historiquement été gérée par le secteur public (ex : rôle de mécénat royal ou de la noblesse, aujourd’hui financements étatiques) et privé (apparition des premiers éditeurs marchands au 19ème). Le numérique, en permettant aux œuvres d’être reproduites et de circuler avec un taux marginal tenant vers zéro, change leurs caractéristiques (elles sont désormais non rivales et non excluables), ce qui en fait des candidats pour une gestion en communs, sans en limiter l’accès. Pour autant, le financement de ces communs appelle des mécanismes de type « contribution créative », mécanismes qui auront besoin de s’appuyer sur la puissance publique et ses outils de redistribution.
La puissance publique peut se révéler un allier des communs, grâce à des jurisprudences ou des réglementations qui vont non seulement en reconnaître l’existence mais également les protéger. Ainsi les règles des affouages en France sont-elles reprises dans la loi de 2010 dite de Grenelle 2. Plusieurs jurisprudences sont venues dans différents pays européens reconnaître la légitimité des règles élaborées par les communautés du logiciel libre.
Le secteur privé peut se révéler un redoutable adversaire du passage d’une ressource d’un statut de bien marchand à un statut de commun, en particulier lorsque ce secteur se sent fragilisé et n’arrive pas à concevoir les alternatives de son modèle économique, comme on l’observe dans le secteur de l’industrie culturel qui adopte des attitudes défensives.
Mais à l’inverse, le secteur privé peut constituer un allié des communs, notamment quand il reconnait les externalités positives dont il peut bénéficier en les soutenant. Ainsi Google est-il, avec quelques autres entreprises, un financeur de Wikipedia, qui pour le reste fonctionne grâce aux dons des internautes.
- Un commun n’est pas incompatible avec une activité marchande
La ressource qui est placée en commun ne peut en principe faire l’objet de droits exclusifs, ne peut être commercialisée. En revanche la communauté peut avoir des activités marchandes qui lui permettront entre autres de dégager les ressources qui lui permettront de financer le maintien ou le développement du commun. Par exemple un éditeur de logiciel libre (logiciel pour lequel on a choisi un régime de bien commun) fournit souvent un accès gratuit à son logiciel (contrairement au logiciel propriétaire qui vend des licences) ; en revanche il peut vendre le support matériel du logiciel, le service de formation ou de personnalisation du logiciel etc.
Les communautés paysannes qui choisissent de croiser leurs semences entre eux pour améliorer les espèces, contribuent au commun de la connaissance semencière paysanne, ce qui ne les empêche pas par ailleurs, de vendre les produits de leurs récoltes.
Ce point fait l’objet de nombreuses controverses. Certains pensent qu’une même ressource peut faire l’objet de certains droits d’usage libre, dans une logique de contribution aux communs, tout en autorisant la commercialisation de la même ressource.
- Les communs peuvent croiser le secteur de l’économie sociale et solidaire, mais l’un ne recouvre pas l’autre et inversement.
Les acteurs de l’économie social et solidaire ont de longue date proposé des alternatives aux approches capitalistiques classiques : soit en se positionnant hors de la finalité marchande (associations, fondations), soit en poursuivant une activité économique tout en accordant le pouvoir non pas aux actionnaires mais aux salariés (coopératives) ou aux sociétaires (mutuelles).
L’association peut constituer un des modes de gouvernance d’une ressource placée en bien commun. Par exemple une association peut gérer les espaces publics urbains convertis par les habitants du quartier en jardins potagers collectifs.
Une coopérative peut être la réponse pour gérer les activités marchandes d’une communauté qui par ailleurs promeut un commun. Par exemple, en imaginant que ces jardins potagers produisent suffisamment pour générer une vente lucrative, les « jardiniers » auront peut-être intérêt à se mettre en SCOP.