les médias localisés vont avoir un impact considérable sur notre manière de percevoir les villes

Interview sur Internet actu d’Anthony Townsend

Anthony Townsend est professeur de Communications et Planification Urbaine à l’Université de New York. Il est également le cofondateur de NYCwireless, une association à but non lucratif destinée à promouvoir le sans fil dans New York.

Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Interviews/ Technologies/ Communication interpersonnelle/ Mobilité/ Wi-fi et sans fil - Par Daniel Kaplan le 18/01/2005

(magazine en ligne sous licence Creative Commons)

InternetActu.net : Quelle est votre définition des “médias localisés” ?

Anthony Townsend : C’est difficile à dire car c’est un domaine d’exploration émergent, dont les frontières sont loin d’avoir été établies. Cependant, je pense qu’un point commun entre les médias localisés relève d’une fascination pour l’espace, la géographie et le caractère local. Cela s’oppose à ce que nous avons connu avec l’internet ces 10 dernières années où là, au contraire, la fascination provenait de l’absence de géographie et même de la notion de lieu.
Je crois qu’au fur et à mesure que nous avançons il va devenir de plus en plus clair que le média localisé peut être plus précisément défini, comme l’ensemble des interactions numériques qui tirent parti de la localisation en temps réel, devenue un paramètre essentiel.

InternetActu.net : Quels sont les projets particulièrement significatifs dans ce domaine ?

Anthony Townsend : En matière de médias localisés, nous assistons à une explosion de créativité . Il est quasiment impossible de suivre tous les projets qui émergent dans chaque pays ou dans chaque culture, qu’il s’agisse d’artistes ou d’experts en technologie. Pour moi, les projets les plus intéressants sont ceux qui concernent de nombreuses personnes, donc je suis plus attiré par les multiples projets de médias localisés qui visent le marché de masse des téléphones mobiles.

InternetActu.net : Selon vous, comment le média localisé change-t-il concrètement notre façon de percevoir l’environnement urbain, de nous déplacer dans la ville et d’interagir les uns avec les autres ?

Anthony Townsend : Ce sont des questions difficiles ! Nous manquons encore de recul. Je pense que le nombre de personnes ayant utilisé ce type de médias n’est pas encore significatif. Et les chercheurs qui se consacrent aux comportements urbains comme moi sont tout juste en train de développer des méthodes pour étudier cela.

J’essaye de mettre en place un cadre pour approcher cette question, en m’inspirant fortement des travaux menés au MIT dans les années 50 et 60 par un urbaniste, Kevin Lynch. Il fut parmi les premiers à s’intéresser à la manière dont les gens construisent des représentations cognitives de l’environnement urbain. L’une des ses découvertes est que la façon dont les gens comprennent l’espace urbain et y naviguent varie très fortement selon les individus, en fonction du temps et selon les types de villes considérées. Il a ainsi développé le concept de “visualisabilité” (imageability) d’une ville, c’est-à-dire la facilité selon laquelle une ville communique sa structure aux gens, d’une façon claire qui leur permet de s’y orienter et de naviguer facilement d’un point à l’autre. Il a notamment opposé des villes comme Boston ou Paris, qui disposent de beaucoup de points de repères, présentent une échelle humaine et sont faciles et plaisantes à parcourir, à des villes comme Los Angeles, très désorientante et peu structurée.

J’explique tout cela parce que je crois que les médias localisés vont avoir un impact considérable sur notre manière de percevoir les villes. Le média mobile a déjà un impact : vous pouvez à tout moment appeler quelqu’un pour vous aider à trouver votre chemin, donc la ville n’a plus vraiment besoin d’être conçue pour vous aider elle-même. La popularité des systèmes de navigation dans les voitures aux Etats-Unis montre la voie vers laquelle nous nous dirigeons en matière de médias localisés : les américains utilisent ces technologies pour compenser le fait que beaucoup des villes (par exemple Houston ou Atlanta) ont une très faible “visualisabilité". Ma plus grande crainte est que les urbanistes deviennent paresseux, et cessent d’essayer de rendre les villes faciles à visualiser, sous prétexte que les gens possèdent désormais des appareils qui s’en chargent.

InternetActu.net : Actuellement, la plupart des projets de médias localisés semblent être dans le domaine expérimental ou artistique. Comment le concept va-t-il devenir grand public ? Et quels sont les obstacles à lever ?

Anthony Townsend : En réalité, le média localisé provient du domaine militaire. Il s’est ensuite immiscé dans le domaine commercial (par exemple dans les camions de livraison) et ce n’est que maintenant qu’il atteint les consommateurs ou les artistes. Donc en fait, j’ai envie de retourner la question pour se demander “comment l’exploration artistique du média localisé peut-elle remettre en cause la vision traditionnelle de ces technologies et de leurs applications ?".

Je crois que la réponse est que nous sommes en train de découvrir que le média localisé dispose d’une gamme d’applications considérablement plus étendue que ce que nous imaginions. Le GPS a démarré comme un système destiné à la navigation aérienne et nautique, mais il est aujourd’hui utilisé pour tracer et surveiller toutes sortes de choses, qu’il s’agisse de véhicules, d’animaux domestiques, ou d’épouses infidèles.

InternetActu.net : Ce n’est pas la première fois que des applications basées sur de nouvelles technologies présentent le potentiel de briser des structures traditionnelles et de constituer un système urbain global. En quoi les médias localisés sont-ils vraiment différents ?

Anthony Townsend : Pour être honnête, je pense que les médias localisés constituent généralement une évolution négative. Plus je pense à leurs impacts potentiels, moins je suis optimiste. Ils semblent être une solution technologique aux problèmes d’orientation ou de déstructuration qui sont endémiques dans nos vies modernes. Dans un monde idéal, les gens ne devraient pas se sentir perdus au point de ne pas être capables de s’orienter en utilisant l’environnement urbain de proximité, ou via des interactions sociales. Je crois aussi que les médias localisés vont réduire la sérendipité des environnements urbains, c’est-à-dire la capacité qu’ont les grandes villes à nous faire vivre des expériences excitantes et inhabituelles, tout en demeurant dans un environnement confortable. Le média localisé semble surimposer une géométrie cartésienne au monde urbain que nous avions jusqu’alors appréhendé d’une façon relative, typiquement humaine, en nous basant sur les endroits.

Peut-être suis-je trop pessimiste. Je pense en général que les technologies sont neutres, et que ce n’est que la façon dont on les applique qui détermine si leur impact est positif ou négatif pour nous. Toutefois, je suis enthousiasmé par le fait que des artistes s’approprient ces technologies et j’ai hâte de voir les multiples usages et expériences qui vont émerger à partir de là.

Propos recueillis par Daniel Kaplan et Hubert Guillaud
(NB : Anthony Townsend avait déjà été interviewé dans InternetActu.net, en avril dernier)

Posté le 18 janvier 2005

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