Mise en contexte
Le climat, l’énergie, la finance et le politique, mais aussi l’identité et le lien social sont autant d’enjeux auxquels notre société est aujourd’hui confrontée. Le capitalisme financier, fragilise d’autant plus les territoires qui doivent envisager des solutions viables.
Le développement durable, davantage axé sur l’Homme et son environnement que sur la recherche de profit à court terme, est une voie expérimentée sur des territoires de plus en plus nombreux. Cette voie a progressivement mené les acteurs à se rapprocher de la notion de « transition ». Au-delà du mouvement initié par la ville de Totnes en Grande-Bretagne en 2006, la « transition » implique le passage à une société post-carbone dont le citoyen est le moteur. Nous traiterons donc ici le sujet en posant le développement durable comme pratiques de territoires « en transition », au sens le plus large possible du terme.
En effet, la notion de développement durable, définie comme « un développement qui répond au besoin du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins » [2] est aujourd’hui prônée par les institutions publiques et relayée par les médias. Elle est cependant parfois utilisée de façon abusive et régulièrement à des fins mercantiles (greenwashing).
Et quand bien même des initiatives s’inscrivent véritablement dans une optique de développement durable, elles ne touchent généralement qu’une poignée d’habitants autour de projets isolés (habitats partagés, nourriture biologique). Alors comment faire pour que les citoyens s’approprient ces projets et s’impliquent dans le développement durable de leur territoire ?
A l’heure d’Internet, l’utilisation massive des outils du numérique à l’échelle de la planète bouleverse nos façons de voir et d’agir sur le monde. L’abondance d’information et de mobilisation humaine via les réseaux sociaux notamment a permis depuis quelques années de passer d’un modèle centré sur la planification à la collaboration entre milliers de personnes (J.M Cornu).
Après avoir été initiées puis confirmées dans le domaine du numérique (encyclopédie Wikipédia, cartes libres, données ouvertes), les pratiques novatrices de la collaboration ouverte s’élargissent aujourd’hui pour offrir de nouvelles opportunités et préfigurent de nouvelles manières d’appréhender le territoire en valorisant ses ressources (innovations sociales ascendantes, consommation collaborative, etc.). Ces projets sont porteurs d’un mieux vivre ensemble et encouragent l’innovation sociale et l’intelligence collective.
Si des jonctions existent entre le durable et les pratiques collaboratives - notamment à travers le concept de « transition » - force est de constater que le monde du développement durable reste encore aujourd’hui relativement cantonné à des démarches d’information et de sensibilisation parfois consultatives. Il commence tout récemment à s’approprier les outils de la coopération et les cultures de la collaboration ouverte popularisée par le logiciel libre.
Alors comment associer démarches collaboratives et développement durable des territoires ? Comment faire pour que ce type de projets collaboratifs d’innovation sociale, respectueux de l’Homme et de son environnement puissent être multipliés et généralisés pour répondre aux enjeux de société du XXIème siècle ? C’est à cette question que nous tenterons de répondre dans cet article.
Partie 1 : La collaboration, des pratiques qui interpellent le développement durable
Les valeurs portées par la notion de développement durable sont proches de celles de la collaboration ouverte, issue du monde du numérique. La transparence, le partage, l’innovation ascendante sont aussi des objectifs affichés par les acteurs du développement durable ; mais ces concepts sont récents et encore méconnus, ce qui rend leur application encore limitée.
Aux origines de la collaboration ouverte
- L’abondance, un terrain propice à la collaboration
De la même manière que l’imprimerie a révolutionné l’occident du XVIème siècle et préfiguré le mouvement intellectuel des Lumières, le passage vers une société d’information a bouleversé nos manières de vivre et d’appréhender le monde.
Cette société de l’information a ouvert une nouvelle approche de l’économie. En effet, l’information est un bien immatériel facilement transmissible et duplicable ; elle tire sa valeur non pas de la propriété, contrairement aux bien détruits par consommation, mais de la multiplication des échanges : plus elle sera lue, plus elle aura de la valeur et plus elle sera accessible à d’autres. La notion de propriété ne disparaît pas pour autant mais son importance devient relative ; puisque dans un environnement où l’information est abondante, détenir une information ne prive pas les autres d’en disposer également. Tout le monde peut facilement trouver l’information qu’il recherche.
Aujourd’hui, trouver une réponse à une question dont d’autres connaissent la solution est chose facile grâce à la multitude de forums sur Internet, sur presque tous les sujets (informatique, cuisine, bricolage, éducation, etc.). De même, l’ouverture progressive des données publiques créer une abondance de données grâce auxquelles on peut aujourd’hui développer des applications utiles à la vie de tous les jours (horaires et réseaux de transport, horaires d’ouverture des piscines, localisation des nids-de-poule, etc.).
Quel point commun entre tous ces exemples ? La collaboration ouverte. Elle peut être définie comme « l’acte de travailler ensemble pour atteindre un objectif [commun] [3] ». L’abondance d’information, l’augmentation exponentielle de la connaissance modifient donc notre rapport aux choses et aux autres ; les individus travaillent désormais dans un esprit d’intérêt général.
Comme le résume parfaitement Jérémy Rifkin : « l’intérêt personnel est subsumé par l’intérêt commun. La propriété intellectuelle de l’information est éclipsée par un nouvel accent sur l’ouverture et la confiance collective. Si l’on préfère aujourd’hui la transparence au secret, c’est pour une raison simple : quand on accroît la valeur du réseau, on ne s’appauvrit pas personnellement ; on enrichit tout le monde, car les acquis de tous sont des nœuds égaux dans l’effort commun [4] ».
L’abondance d’information bouleverse nos façons de faire, favorise le partage et l’intelligence collective, qui sont l’essence même de la collaboration. Mais ce changement de paradigme comporte aussi des risques : les sites tels que Google ou Facebook proposent des contenus en accès libre et gratuit, mais se rémunèrent en retour sur les données des utilisateurs, ce qui pose la question de la propriété des données et de l’atteinte à la vie privée. Le mouvement d’ouverture des données (open data) opéré dans un cadre juridique stricte constitue une solution intéressante ; il permet en effet d’associer abondance d’information, intelligence collective et respect des données personnelles.
- Le monde du Libre, berceau des pratiques collaboratives ouvertes
La traduction la plus répandue et la plus aboutie des valeurs de la collaboration est celle des logiciels libres. Le logiciel libre est un « logiciel dont l’utilisation, l’étude, la modification et la duplication en vue de sa diffusion sont permises (techniquement et légalement) [5] ». Ceci grâce aux quatre libertés (de 0 à 3) des logiciels libres telles que définies par Richard Stallman, l’initiateur du mouvement du logiciel libre : « 0) La liberté d’exécuter le programme pour tous les usages, 1) La liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins, 2) La liberté de redistribuer des copies du programme et 3) La liberté d’améliorer le code et de le redistribuer à la communauté [6] ».
Le logiciel libre, et particulièrement la troisième liberté s’inscrit véritablement dans ces valeurs de la collaboration : transparence, partage, intérêt collectif. Progressivement, une communauté « hétérogène (bénévoles, entreprises ou contractuels) aux motivations multiples (travail, réputation, plaisir, approfondissement de connaissances) [7] » s’est développée autour des logiciels libres. Elle s’est encore élargie pour former aujourd’hui ce que l’on nomme, le « monde du Libre ».
D’après Than Nghiem, est désigné par Libre « non seulement [le] logiciel libre, mais aussi certaines formes de diffusion libre de la connaissance : partage de meilleures pratiques, échanges entre chercheurs et utilisateurs sur des sujets d’intérêt général... [8] ».
Prenons l’exemple commun de la tarte aux fraises pour l’illustrer :
Imaginons un monde où l’on ne peut trouver que des tartes aux fraises toute faite au supermarché. Personne ne connait la recette et il nous est impossible de se procurer individuellement des ingrédients tels que la farine, le beurre ou encore des œufs. Seuls les industriels possèdent ces clés. Nous nous situons dans un univers identique à celui des logiciels non libres ou du médical.
Maintenant, regardons notre monde actuel de la tarte aux fraises. Notre environnement met à notre disposition la recette mais aussi la liste des ingrédients, permettant à toute personne qui le souhaite de cuisiner sa propre tarte aux fraises. Nous pouvons adapter la recette à nos besoins (plus ou moins sucrée, plus ou moins grande) et donner la recette à quelqu’un d’autre. Nous sommes libres d’utiliser, de copier et de réadapter la recette de la tarte aux fraises. Cet univers est celui du Libre.
On le voit avec cet exemple, le monde du « Libre » privilégie l’intérêt commun à l’intérêt personnel. Basé sur la transparence et le partage, les savoirs et savoir-faire circulent librement favorisant la collaboration entre les individus et permettant l’émergence d’une intelligence collective.
Finalement, le phénomène d’abondance lié aux nouvelles technologies de l’information a non seulement favorisé des innovations techniques, mais a aussi permis d’envisager de nouvelles façons de faire à travers la collaboration. Les logiciels libres - exemple emblématique de pratiques collaboratives - ont prouvé leur efficience : ils concurrencent désormais les logiciels « privatifs » ; l’encyclopédie collaborative Wikipédia est devenue en quelques années une référence plus précise et utilisée que les autres encyclopédies classiques.
Initiée par le monde du Libre, la collaboration ouverte porte des valeurs que l’on retrouve dans les objectifs du développement durable. Ces nouvelles façons de faire ouvrent ainsi de nouvelles opportunités : la collaboration qui a permis l’émergence de logiciels libre peut-elle aussi nous permettre de construire des territoires durables et solidaires ?
Le développement durable : des valeurs communes au Libre
- Implication, partage, transparence : des valeurs communes
L’implication de tous autour d’un objectif commun que l’on retrouve dans les communautés du Libre peuvent être rapprochées des notions de participation citoyenne et de gouvernance horizontale. Aux côtés des aspects économiques, sociaux et environnementaux, la gouvernance est un outil important qui permet de faire participer les citoyens, de les impliquer dans la réalisation de projets.
Tout comme pour la collaboration qui induit un fonctionnement en réseau, où chacun peut apporter ses idées, la participation citoyenne cherche à développer l’intelligence collective. Dans ce sens, la collaboration permet de répondre à l’objectif qui vise à penser et mettre en œuvre le développement durable avec les citoyens du territoire.
De même, la libre circulation des idées prônée par le Libre rejoint les objectifs de transparence et d’amélioration continue du développement durable. La libre circulation des idées favorise en effet l’innovation ascendante mais aussi l’évaluation en continue des pratiques par les membres du réseau. Les idées circulant librement, le réseau évolue dans un univers transparent. Tout est lisible, accessible, retraçable. En ce sens, collaboration et développement se rejoignent une fois de plus dans leurs objectifs.
D’une logique verticale vers une gouvernance horizontale : l’exemple des Agenda 21 de demain
Une dizaine d’année après le Sommet de la Terre de Rio, les collectivités françaises ont commencé à mettre en application les Agendas 21 ; faisant de cet outil une traduction politique de leur volonté d’intégrer le développement durable dans les politiques publiques. « On compte aujourd’hui en France plus de 570 agendas 21 locaux engagés, et ce à toutes les échelles territoriales : régionale, départementale, intercommunale, communale. [9] »
A travers la participation et la prise de décision collective (démocratie participative, conseils consultatifs de quartier...), les instances publiques engagées dans des Agenda 21 ont expérimenté différents modèles permettant une ébauche de nouvelle gouvernance Mais après une dizaine année d’application, nous pouvons d’ores et déjà en voir les limites : les collectivités sont en effet souvent confrontées à un manque de compétences techniques pour dépasser le simple niveau de « consultation », pour rejoindre les acteurs les plus éloignés de la parole publique, puis pour pérenniser la dynamique participative.
Il semble donc nécessaire d’aller plus loin afin de faire progresser cette notion de gouvernance durable. En mars 2011, une étude prospective « Agendas 21 de demain » animée par le Ministère du développement durable, les associations 4D et ETD et l’appui de Strategic Design Scenarios, pose alors de nouvelles bases afin d’imaginer une gouvernance durable, indispensable à la transformation des territoires : passer d’un modèle toujours ascendant à la création d’un véritable écosystème territorial avec la mise en place de « task-force » multi-acteurs (habitants, entreprises, administrations) fonctionnant de façon coopérative et horizontale. Ainsi, « les niveaux supérieurs ne [retireraient plus] leur légitimité d’une quelconque autorité hiérarchique, exercée par l’édiction de normes générales ou d’objectifs de résultat, mais de leur aptitude à animer un travail en réseau où sont impliquées différentes échelles de pouvoirs publics » [10].
- L’empreinte écologique : une limite épineuse ?
Le développement durable vise à préserver la biodiversité et lutter contre le changement climatique. La collaboration, par la mise en commun des idées et des moyens, favorise le réemploi, le partage des ressources, la lutte contre le gaspillage. La consommation collaborative ou les Fablabs contribuent ainsi à réduire l’empreinte écologique de nos comportements. Mais tous ces exemples ont un point commun : le lien au numérique.
Or, « un ordinateur peut représenter jusqu’à 1 tonne de pétrole d’énergie induite pour le fabriquer, et il comprend des matériaux non renouvelables (cadmimum, plomb, beauxite...) » [11] . La dette écologique de l’informatique est de plus en plus importante et croît de façon exponentielle ; qu’il s’agisse de consommation énergétique, de déchets électroniques, d’émission de carbone et d’ondes électro-magnétiques ou d’espaces toujours plus vastes pour abriter les serveurs.
N’y aurait-il pas une contradiction entre l’utilisation d’outils collaboratifs liés aux NTIC et la poursuite d’objectifs de développement durable ?
Bien que la Fondation Angenius y pense, nous ne sommes pas aujourd’hui en mesure de calculer l’emprunte écologique de la "noosphère" (sphère du virtuel et de la connaissance, TIC).
En revanche, nous savons que le Libre permet « un usage raisonné et durable » de la noosphère. Le logiciel libre GNU/Linux consomme beaucoup moins d’énergie et nécessite un ordinateur bien moins puissant que Windows Vista pour effectuer les mêmes tâches (ratio nombre de transactions / Watt). De plus, dans le Libre, l’utilisateur peut réparer lui-même son logiciel sans faire appel à un réparateur payant : les solutions sont disponibles gratuitement sur les forums via internet. Les ordinateurs usagés, reconfigurés dans le cadre d’une « install partie » (par exemple sont mis à la disposition des utilisateurs dans les Espaces Publics Numériques. Des signes encourageants, mais qui ne doivent pas occulter à long terme l’impact écologique de la généralisation des NTIC à l’échelle planétaire.
Des concepts nouveaux et en développement
Si le monde du Libre et du durable possèdent des objectifs similaires, ce dernier est encore souvent éloigné du modèle collaboratif. Le monde du Libre, qui date d’une vingtaine d’année environ, voit ses modes de fonctionnement collaboratif s’étendre progressivement au reste de la société. Des réflexions sur ce thème de la collaboration et du développement durable sont en cours, mais nous manquons encore de recul.
Par ailleurs, les valeurs promues par la collaboration (le partage et la transparence) se heurtent souvent à la méfiance car elles sont aux antipodes de celles portées par notre société actuelle. La réussite individuelle, la propriété, la concurrence et l’interdiction de copier sont en effet bien plus ancrés dans nos façons de faire. Basée sur la consommation et la croissance sans limite, notre société vise avant tout les résultats à court terme. Standardisation de la production, économies d’échelles et obsolescence programmée sont encore et toujours de mise.
Aujourd’hui nous vivons dans une société individualiste, marquée par le repli sur soi, la compétition, qui vont à l’encontre des valeurs de la collaboration. L’exemple de l’urbanisme péri-urbain est à ce titre éclairant : la juxtaposition de maisons individuelles dans un espace marqué par la propriété privée, sans espace public, ne permet pas aux gens de se rencontrer, d’échanger. Il ne peut y avoir de vivre ensemble, de sentiment d’appartenance au territoire dans ce type d’espaces privatifs et individualistes. L’environnement urbain, reflet des valeurs de notre société, conditionne nos manières de vivre.
Mais ce rapport au monde n’est pas figé, il est simplement le reflet d’une vision à un moment de l’Histoire ; Jérémy Rifkin l’illustre très bien à travers la notion de propriété : « Nos idées sur la propriété sont si indissociables des notions traditionnelles de possession et d’exclusion qu’on a du mal à imaginer qu’il existait un droit de propriété plus ancien dont les gens ont joui pendant des siècles : le droit d’accéder à une propriété détenue en commun - par exemple celui de naviguer sur un fleuve, de fourrager dans une forêt locale, de marcher sur un sentier de campagne, de pêcher dans un cours d’eau voisin et de se réunir sur la place publique. Cette idée plus ancienne de la propriété comme droit d’accès et d’inclusion a été progressivement marginalisée à l’époque moderne, où les relations de marché ont dominé la vie et où la propriété privée a été définie comme « la mesure de l’homme » » [12].
A l’inverse, le monde du Libre invite au partage de l’information, à la réutilisation des idées des autres et à la réflexion collective. Centré sur le processus de création, le Libre pousse à imaginer toutes les solutions possibles à un problème avant d’en choisir une. L’usage d’un bien matériel ou immatériel prédomine sur la propriété.
Ce nouvel univers de la collaboration favorise l’innovation ascendante au nom d’un mieux vivre ensemble, l’invention collective de solutions locales, le développement de solidarités dans une société de plus en plus individualiste. En ce sens, les pratiques collaboratives peuvent intéresser les territoires en transition, à la recherche d’un développement plus respectueux de l’Homme et de son environnement.