Tous auteurs, tous citoyens, tous politiques

Jérémie Nestel revient sur le choix des différents partis politiques d’adouber la culture comme objet essentiellement marchand, tournant le dos à l’héritage des Lumières et au mépris du potentiel créatif qu’Internet offre. Tribune énervée.

Reprise d’un article publié sur le site Owni
magazine de journalisme numérique en creative commons

Les questions de rémunération sont bien moins cruciales que la crise du lien social qui s’annonce et qui commence à séparer l’auteur de l’humanité. Albert Jacquard rappelait :

Les ressources ne peuvent être que mondiales.

Si l’art est une ressource mondiale, elle ne peut être considérée comme une propriété privée. Si la durée du droit d’auteur a toujours été limitée, c’est bien que le privilège accordé “aux créateurs” a toujours été considéré comme un prêt et non comme un dû.

Dans un contexte où les dépenses de logement contraignent les ménages à des privations quotidiennes sur des postes essentiels tels que l’alimentation ou la santé, est-il juste d’appeler les Français à “compenser plus” pour maintenir une économie culturelle qui leur devient étrangère faute de ressources suffisantes ? En témoigne la Carte Musique Jeune évaluée à 25 millions d’euros quand, dans le même temps, des études pointent la précarité grandissante du monde étudiant.

Les salaires ont augmenté moins vite que certains produit de consommation. Pourrait-on alors induire que la baisse d’achat des produits culturels ne provient pas du piratage mais tout simplement d’une baisse du budget des ménages ?

Payer les erreurs de stratégie de l’industrie culturelle

Il a été démontré que la crise de l’industrie culturelle dans le secteur de la musique était bien plus liée à son incapacité à avoir su proposer des produits à valeur ajoutée anticipant la fin du disque au profit des supports mobiles. Est-ce aux Français de payer les erreurs de positionnement de ce secteur, alors que le budget des ménages est fragilisé ?

Devons nous rappeler que l’industrie du disque a démantelé tout un une filière de petits disquaires dans les années 80 et monopolise depuis tous les échanges et les médias étouffant toute dynamique par les labels indépendants ; elle a accumulé des richesses et s’est ainsi permise de très hauts niveaux d’investissements dont la culture n’a jamais eu besoin ; ce modèle économique basé sur la rareté est et a été profondément discriminatoire ; il n’a jamais su répondre à la problématique des artistes car cela n’est pas son but ; elle essouffle la culture ; travestit les problématiques, dupe les artistes et nos gouvernants.

Belle alternative offerte par les politiques : taxer encore les Français ou les réprimer. Pour soutenir qui ? Pour soutenir quelle production ? Quels auteurs ?

Du point de vue de l’intérêt général, si pertes de l’industrie culturelle il y a, n’ont-elles pas été largement compensées par les apports de projet comme Wikipédia ?

Encore faudrait-il reconnaître que toute production artistique est issue d’une aventure collective, il n’y a pas d’art sans altérité.

L’effort des ménages pour soutenir la création est déjà conséquent : à la part payée via l’impôt sur le revenu, s’ajoute la taxe sur la copie privée à l’assiette en constante augmentation (également payée par les personnes au RSA), la redevance sur la télévision (3 122,8 millions d’euros en 2010)… Ces efforts fiscaux et parafiscaux sont à sens unique. Les films produits à l’aide des fonds liés à la redevance sur la télévision, par les régions via les impôts locaux et sur des produits financiers défiscalisés, ne sont jamais diffusés sous une licence libre à défaut de pouvoir être élevés dans le domaine public. Des films produits à 90% ou 100% par des fonds publics ou parapublics restent la propriété privée de producteurs.

“Le partage non-marchand n’est pas une anomalie”

“Non, vraiment, le partage non-marchand n’est pas une anomalie”, soulignait dernièrement Philippe Aigrain à Aurélie Filippetti et Fleur Pellerin, respectivement chargée de la culture et du numérique dans l’équipe de François Hollande, affirmant :

Les deux responsables socialistes semblent partager une conviction qui devient une sorte de maladie sénile de la social-démocratie en crise, selon laquelle les activités de ventes de biens numériques (et des services équivalents) seraient la mesure ultime de l’intérêt général en matière culturelle.

L’expression : “partage non marchand” inféode indirectement les conditions de partage “aux marchés”… À la différence de la “licence art libre” qui se propose d’être un art de l’usage dans une économie de l’échange.

Il est intéressant de rappeler qu’en 1936, au début du Front Populaire, dans un contexte de crise sociale, les réponses en terme de politique artistique étaient différentes, voire aux antipodes… Jean Zay (ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts ), tout en démocratisant l’accès au livre, proposa que la durée des droits après la mort de l’auteur soit limitée à 10 ans.

D’autres politiques des “beaux-arts” doivent émerger, encourageant les nouvelles pratiques issues du mouvement du copyleft.

L’avènement de l’imprimerie a permis à chacun de “pouvoir lire”, Internet a permis à chacun de “pouvoir écrire”. On aurait pu penser que ce phénomène serait soutenu, amplifié par les hommes politiques se référant à l’éducation populaire ou aux siècles des Lumières. Il n’en a rien été. L’auto-édition est déniée.

Nous n’avons certainement pas tous la vocation d’être des auteurs, mais n’oublions pas que l’école nous a ouvert la voie pour le devenir.

Une société qui admet que tout citoyen est un auteur n’a pas pour vocation de promouvoir la culture pour tous mais l’Art par tous. De fait , le libre accès à l’art n’est pas une anomalie c’est une condition première pour soutenir une société de l’échange.

Les choix du public

La numérisation des écrits, des photographies, des films, permet à tout un chacun d’éditer son travail artistique sur Internet. Il n’y a pas de limite à l’auto-édition, pas de filtres, pas d’éditeurs, pas de programmateurs, pas de commissaires d’exposition. Des œuvres d’art peuvent êtres diffusées, copiées, transformées, vues par des millions de personnes. Sur Internet le public est libre de faire ses propres choix esthétiques, les interactions, la médiation, entre une œuvre et son public, n’est pas prise en charge par des institutions publiques ou privées.

L’Art par tous à l’opposé de la culture pour tous fragilise les modèles visant à instaurer des produits culturels standardisés. Il n’y a plus de consommateurs de culture, il y a des amateurs d’art.

Dans un contexte de crise social généralisée, où un musée en Europe brûle des œuvres d’art pour protester contre des coupes budgétaires, il est intéressant de mettre en parallèle l’arrêt de financement des écoles de musique par les DRAC avec les 70 millions versés par l’État à la Hadopi.

Et si l’on peut affirmer que les écoles de musique contribuent à faire émerger les auteurs de demain, peut-on en dire autant de la Hadopi ?

Le projet de partage de l’art pour tout être humain est un enjeu de société qui ne peut être laissé aux mains des industries culturelles et des politiques.

Clivage imposé entre le numérique et la culture

La plupart des partis politiques ont séparé les enjeux du numérique et les enjeux de la culture, au sein de commissions distinctes. Cela a pour effet de cliver “les électeurs” en fonction des différents groupes de pression… Tel référent “numérique” pour l’Association de la Promotion et la Recherche en Informatique Libre, tel autre “culture” pour les sociétés d’auteurs. À ce jeu, la démocratie devient un jeu de pouvoir d’influence.

Cette fragmentation des espaces de pensée entre le numérique, la culture et le juridique en vient à empêcher toute position sur des choix de société où l’intérêt général prime sur les intérêts particuliers.

Quoi d’étonnant, dans ces conditions, d’entendre Corine Ruffet, présidente de la commission culture de la Région Ile-de-France EELV, lors de la table ronde “La musique s’invite dans la campagne”, défendre devant des lobbies pro-Hadopi “l’utilité d’une police mondiale contre le piratage” alors que le même EELV via Fred Neau, référent libertés numériques proposait “la légalisation du partage sur Internet” après la rencontre d’Eva Joly et Richard Stallman ? Étant entendu que la légalisation du partage entraîne la fin de toute activité “de piratage”.

À cette table ronde, le PS via Christophe Girard, affirmera que François Hollande n’abolirait Hadopi que si son volet répressif était maintenu, et si l’on éduquait les jeunes générations aux “dangers” du piratage. Quant au Parti de Gauche, il proposa la mise en place d’une plateforme d’État de diffusion des artistes. Le PG en est encore à penser Internet à l’heure du Minitel1.

Les lobbies des industries culturelles ont réussi a gagner la bataille idéologique vis-à-vis des politiques. Ils ont réussi à dénaturer les valeurs de partage de la connaissance qui sont la matrice de la République française depuis les Lumières.

La bataille du partage de l’art ne se mènera donc pas dans les urnes, les lobbies des industries culturelles ayant réussi dans tous les partis à faire admettre leur signifié : “le partage non-marchand” devrait être réprimé ou compensé.

Tant que les enjeux de l’art et de la culture seront traités, au sein des partis politiques, dans une négation du public, les processus de transformation sociale se feront hors des partis politiques.

Tous auteurs, tous citoyens, tous politiques.

Posté le 23 avril 2012

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