Reprise d’un article publié par Internet actu
Dans : Opinions/ Usages/ eAdministration/ eBusiness/ Territoires - Par Jacques-François Marchandise le 18/11/2004
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Faut-il développer les usages ?
Pour les promoteurs de la société de l’information, la cause semble entendue : une fois réglées les histoires de réseau, il faut s’occuper plus que jamais des « usages », c’est-à-dire de tout le reste.
D’un côté, un univers de technologies et de grands travaux, l’affaire des spécialistes (de télécoms, d’informatique, de droit, d’économie, de gestion publique,...) ; de l’autre, un monde d’internautes, de futurs internautes, les clients, les usagers. D’un côté, l’artillerie lourde, les combats de titans, les enjeux industriels et technologiques ; de l’autre, la guerre en dentelles, avec des moyens (budgétaires, méthodologiques, humains) sans commune mesure.
Cette dialectique est bien ancrée dans nos esprits, elle est vécue quotidiennement dans tout projet internet (la direction des systèmes d’information face à ; la direction de la communication), elle dessine le paysage inégal de la recherche (les bataillons organisés de la R&D, les troupes clairsemées et divisées de la recherche-usages), elle se propage dans l’éternelle assertion des « contenus qu’il faudra bien fabriquer pour faire passer dans tous ces réseaux ».
Elle structure aussi les politiques publiques, les « usages » servant de discours d’escorte aux projets les plus techniques, et l’injonction du développement des usages étant répétée jusqu’à l’usure.
Si l’on tend un peu mieux l’oreille, les « usages » qui sont décrits semblent très intéressants : l’e-administration, l’enseignement et la formation, les achats en ligne, les places de marché privées et publiques, l’information, la e-démocratie,... Et à la réflexion, il s’agit souvent, en premier lieu, d’offres de services.
Le discours évolue, lentement, pour décrire un triptyque infrastructures-services-usages. Pour les collectivités territoriales, par exemple, et d’autant plus depuis qu’en France elles ont, depuis quelques semaines, le droit de maîtriser leurs réseaux, il s’agit de prendre en compte cette position d’offreur, de promoteur, de vendeur, analogue à celle qui leur est familière pour leur offre touristique, culturelle, de transports ou de télévision câblée. Une commune, une agglomération, un département ou une Région qui choisit une politique numérique offensive va devoir développer les usages des TIC pour que sa politique ait du succès, pour que ses investissements soient « rentables ». Nombreux sont d’ailleurs ceux qui se dotent d’observatoires, d’outils de mesure et de diagnostic permettant d’afficher sans peine chaque année des chiffres meilleurs que l’année précédente, et le cas échéant meilleurs que les voisins.
Confronté à cette logique inexorable et compréhensible, le citoyen pourra avoir l’impertinence de suggérer que les TIC ne sont pas une fin en soi, que leur développement n’est pas un bien absolu, et de se montrer exigeant sur la définition du projet qui sous-tend ces efforts.
Et de redouter que les moyens se substituent à leur but :
- l’e-administration sert-elle vraiment à réformer l’Etat et à réduire la fracture administrative ?
- Les TICE prennent-elles place dans une véritable évolution des projets et des pratiques pédagogiques ?
- La télémédecine améliore-t-elle vraiment l’accès des patients aux soins et à l’information et accompagne-t-elle un véritable souci de couverture territoriale de l’offre de santé ?
On sait qu’une partie de ces projets est davantage conçue dans l’intérêt des offreurs et de leurs gains de productivité que dans le souci des usagers. Il est raisonnable d’espérer que l’offre de services publics sache se structurer et s’orienter vers les attentes de ses bénéficiaires ; et de l’espérer avec le doute et l’exigence nécessaires.
« Développer les usages », est-ce donc simplement développer les services et leur adoption par le public, est-ce simplement aider à la vente (d’ordinateurs, d’ADSL, de logiciels, de services), éduquer le marché ? Les espaces publics numériques sont, depuis les premiers cybercentres, confrontés à cette incertitude, et leurs animateurs, qui sont sans doute nos meilleurs experts des « usages » car ils sont en première ligne des difficultés et des demandes du public, s’interrogent souvent sur l’opportunité de promouvoir seulement les usages « officiels » et corrects, ou de pousser les nouveaux utilisateurs à la découverte la plus large et à la plus grande autonomie.
Les plus expérimentés travaillent dans le sens d’une autonomie éclairée, tirant le meilleur parti des outils d’échange, de communication, de lien social en somme, et donnant les meilleures clés de compréhension face à l’information, aux services, aux équipements et aux logiciels. Et en effet, le développement des usages, bien distinct de celui des services, passe par l’éducation, la formation, la sensibilisation, l’accompagnement ; il est un développement de l’appropriation, de l’autonomie face à des outils devenus omniprésents dans le monde contemporain, et qu’il est difficile d’ignorer.
Ces outils sont multiples, et il est assurément délicat de mettre dans le même lot la question consumériste de l’usage des machines, de l’électroménager numérique, la question cognitive de l’usage des interfaces (clavier-souris, interfaces écran ,...), l’usage des logiciels, celui de l’information, celui des outils d’échange et de communication (le réseau lui-même ensemble), celui des services, mais aussi les usages sociaux qui prennent appui sur ceux-ci, les usages avancés et émergents qui s’inventent... Entre tous ces registres le continuum est tourmenté, et les pratiques sont d’une grande diversité.
Prendre au sérieux les usages, c’est accepter que le réseau soit sans maître, et ainsi que le suggérait Jacques Perriault dans La Logique de l’usage, que les utilisateurs ne fassent pas comme prévu. C’est aussi accepter, quand on est dans la posture de l’offre de services, privés ou publics, que l’usager puisse choisir de ne pas utiliser ce qui lui est proposé, ne soit pas satisfait, et se mettre en position de l’écouter, voire de lui donner des moyens pratiques et participatifs de modifier l’offre elle-même. Il faut pour cela que les projets numériques s’assument en tant qu’offres de services, avec les exigences d’environnement, de qualité, de confiance qui prévalent en la matière ; que la société de l’information se désincarcère de la vision du « tous internautes » et du self-service, et accepte la diversité des scénarios d’usage et des canaux de communication, se contentant parfois d’organiser le back-office ; et que les cités et territoires « numériques » aient une meilleure connaissance de leurs propres pratiques, par un recours à la recherche, à l’évaluation et au débat collectif.
Jacques-François Marchandise